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HISTOIRE
DE LA
SECONDE RÉPUBLIQUE
FRANÇAISE.
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Vu les traites internationaux relatifs à la propriété littéraire,
Tauteiir de cet ouvrage se réserve le droit de le traduire ou de le
foire traduire en toutes les langues ; il poursuivra toutes contre-
façons ou toutes traductions faites au mépris de ses droits.
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HISTOIRE
DE LA
SECONDE RÉPUBUOIIE
FRANÇAISE
PAU
e^oA5u HIPPOLYTE CASTILLE
TOME PREMIER
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PARIS
VICTOR LECOU, ÉDITEUR,
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES,
10, RUE I>U BOULOI, 10
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TABLE DES MATIERES.
PRÉFACE I
INTRODUCTION. — Esprit des révolutions en France de 1 789 à 1 848. :>
CHAPITRE PREMIER.
Funestes présages. — Démoralisation des hautes classes. — Affaires Prasiin ,
Léotade, Teste, Cubières, Gudin, Berghes, etc. — Suicide de M. Bresson. —
Emeute de Buzançais. — Embarras extérieurs. — Impopularité de M. Guizot.
— Sa politique en Europe. — Attitude et tactique de l'opposition. — Ab-
stention des républicains. — Banquet du Château-Rouge. — M. Odiloii
Barrot, son portrait. — Clôture de la session. — Banquet de Lille. —
M. Odilon et M. Ledru-Rollin. — Banquet de Dijon ; mot de M. de La-
martine. — Banquet de Châlons. — Ouverture de la session. — Discours du
trône. — Discussion de l'Adresse. — Éloge de la Convention à la Chambre
des pairs : M. d'Alton-Shée. — M. de Montalembert. — Chambre des dé-
putés. — Affaire Petit. — Scène de haute comédie politique. — La majo-
rité. — M. Guizot et Louis-Philippe. — Affaire d'Italie. — Question suisse.
— Question polonaise. — Affaires de la Plata. — Algérie. — Deuxième pa-
ragraphe. — Ameudement Darblay. — Amendement Desmousseau de Givré.
— Amendement Sallandrouze. — Vote d'ensemble. — Suspension du cours
de M. Michelet. — Pétition de trois mille étudiants. — Le préfet de police
et la commission du banquet du xil<^ arrondissement. — Imminence du
conflit 77
CBUiPITRE II.
Timidité des agitateurs. — Quiétude du pouvoir. — Bulletin de la surveillance
générale. — Affaiblissement du parti républicain. — Sa prudence involon-
taire. — Réunion des députés réformistes après le vote de l'Adresse. — Séance
du 13. — Démission de M. de Girardin. — Communication aux journaux
de l'opposition. — Présentation de l'adresse. — Réponse du Roi. — Nouvelles
étrangères. — Les troupes napolitaines chassées de la Sicile. — Promesses
constitutionnelles de Charles-Albert. — Anxiété.— Louis-Philippe et M. Sal-
\
t) TABLE DES MATIERES.
laudrouze. — Le pouvoir s*arme. — Lettre du chef d'élat-major Carbounel
au National. — Souscription au banquet. — Cent députés. — Trois pairs de
France. — Admission des écoles. — Le banquet fixé au 22 février. — Tergi-
versations de MM. Thiers et Barrot. — Manifeste du comité électoral le 21
février. — Proclamation du préfet de police. — Ordre du jour du général
Jacqueminot. — Chambre des députés : MM. Barrot et Duchâtel. — Décla-
ration de Topposition publiée le 22. — Réunions chez M. de Lamartine, au
comité, au Naiionalf à la Réforme, le 21 au soir. — MM. Louis Blanc, Flo-
con, d*Alton-Shée, Ledru-Rollin, Rey, Lagrange, etc. — Paris le soir du 21 .
— Forces du pouvoir. — Forces de l'insurrectiou. — Louis-Philippe et la cour.
— Mot du maréchal Bngeaud. — Paris dort et le roi veille. . . 1 16
CHAPITRE m.
Journée du 22 février. — Aspect de Paris dans la matinée. — La population
se dirige vers !a Madeleine. — Luther et Odilon Barrot. — Tranquillité du
roi. — Ordre du jour du 25 décembre. — Cris i à bas Guizot ! devant Thô-
tel des Affaires Etrangères. — Impassibilité des troupes. — Chants des
Girondins et de la Marseillaise. — Colonne de jeunes gens partant du Pan-
théon. — Absence des chefs de Topposition. — Détachement de municipaux
détruisant les derniers préparatifs du banquet. — La colonne de jeunes gens
partie du Panthéon devant la Madeleine. — Escalade des grilles du Palais-
Bourbon. MM. Crémienx et Marie haranguent les pétitionnaires. — Déploie'
ment de troupes. — Charges sur la place de la Concorde. — Les dragons
et les gardes municipaux. — Essai de barricades aux Champs-Elysées, rues
de Kivoli, Saint-Florentin, Matignon, etc. — Séance de la Chambre des dé-
putés. — Mise en accusation des ministres. — MM. Odilon Barrot, de Ge-
noude, Sauzet, Guizot. — Incendie du poste de l'avenue Marigny. — L'é-
meute en face de TAssomption. — Abstention de l'École polytechnique. —
Impassibilité de la Chambre des pairs. — Interpellation de M. deBoissy. —
MM. Camot, Vavin et Taillandier, chez le préfet de la Seine. — Refus de
battre le rap|>el. — Initiative des maires. — Petit nombre des gardes natio-
naux qui obéisitent au rappel. — Scène entre la garde nationale, le peuple
et la ligue au Panthéon. — Essais de barricades au centre de Paris. — Groupe
de conspirateurs sous les arcades du Palais-Royal. — MM. Caussidière, Pi-
Ihes, Grandmenil, Albert. — L'espion Delahodde et Chenu. — Fusillade rue
Bourg-l'Abbé ; M. Sobrier. — Attitude de la Réforme et du National. —
Confiance du pouvoir. — Dernier bulletin de la surveillance générale. 143
CHAPITRE IV.
22 féviier. — Ingratitude de la garde nationale. — Habile manœuvre du parti
républicain. — Mouvements stratégiques. — Confiance du roi. — Morgue da
duc de Nemours. — Inaction des généraux Sébastiaui et Jacqueminot. —
Courtoisies réciproques du peuple et de Tarmée. — Les femmes. — La presse.
— Commencement des hostilités ; sept heures du matin.— Ruse du peuple pour
désarmer la troupe. — L'armée manque d'ordres. —Onze heures du matin ;
TADLE DES MATIÈRES. 7
le rappel. — Eugagcments entre la garde municipale et le peuple au centre de
Paris.— Intervention de la garde nationale. — Puissance de la classe moyenne ;
barricades. — Meurtres. — Incendies. — La garde nationale imprime une dé-
viation an mouvement. ~ Désarmement à domicile. — M. Besson informe le
pouvoir de la neutralité de la garde nationale. — Incurie du pouvoir. «> Cinq
cents gardes nationaux de la ô« légion vont à la Chambre. — Terreur des dé-
patés. — Réponse de MM. Crémieux , Marie et Beaumont (de la Somme). --
La confiance du roi brusquement ébranlée. — Stupeur de Louis-Philippe. —
M. Dupin prédit la République. — On pousse le roi aux concessions. —
Marie-Amélie s'épouvante de l'impopularité de M. Guizot. — Chute du
cabinet. — Combinaison Mole, Dufaure, Billault, etc. — Effet du changement
de ministère sur la Chambre des députés. — Prise de la caserne Saint-
Martin. — Pillage du magasin d*armes des frères Lepage. — M. Etienne
Arago sauve trente gardes municipaux. —Illumination de Paris. —Perplexité
dn parti républicain. — Harangues de M. Sobrier. — Promenades à la lueur
des torches. — Harangues de M. Marrast. — Affaire du boulevard des Capu-
cines. — Interprétations nouvelles. — Le chariot de cadavres. — Exaspération
du peuple 1C8
CHAPITRE V.
24 février. Stupeur dn roi. — Inaction des princes. — Négociations du roi avec
M. Thiers. -^ Nomination de M. Bugeaud au commandement des troupes
de Paris. — Obsession de M. Guizot. — Formation du cabinet Thiers-
Odilon Barrot. — Dispositions conciliatrices du nouveau ministère. — Rodo-
montades et impuissance dn maréchal Bngeand. — Paris hérissé de seize
cents barricades. — Mouvement des troupes. — La colonne du général Bedeau
reçoit Tordre de se replier. — Prise du poste de l'avenue Gabrielle. — Mort
du député Lejollivet. — Le duc de Nemours et le maréchal Bngeaud refusent
de donner des ordres. — Initiative du parti républicain. — La garde natio-
nale jouée par le peuple. — Apocoloquintose de M. Odilon Barrot. — Démo-
ralisation des troupes. — Prise de rhôtel de ville. — MM. Duvergier de
Hauranne et de Rémusat avertissent le roi de l'imminence du péril.— Louis-
Philippe passe la revue des troupes dans la cour des Tuilcrie<«.— ^M. Crémieux
à la cour. — M. Odilon Barrot est nommé président dn conseil. — Le maré-
chal Gérard commandant de la force armée. — Abdication du roi. — Mario-
Amélie et la duchesse d'Orléans. •— Étrange conduite du duc de Hilontpen-
ftier. — Projets de régence en faveur de la duchesse d'Orléans. — Combat du
ChàAeau-d'Ean. — Intervention inutile de MM. de Girardin, Bandin, Mer-
rua«, maréchal Gérard, Lamoricière. — Rive gauche: la colonne du capitaine
Daiioyer. — Fnite du rei et de sa famille. — Incendie du Château-d'Ëau. —
Sac du Palais-Royal. — Départ de la duchesse d'Orléans et de ses enfants
pour la Clianbre des députés. — Prise et sac des Tuileries . . 208
CHAPITRE VI.
Le gonveniement provisoire se forme dans les bureaux de journaux. — La
seconde République française naît de la presse. — L*hôtel Bu II ion. — For-
8 TABLE DES MATIÈRES.
mation des listes au National et à la Réforme. — Rivalités des deux jour-
naux. — Tentatives de conciliation faites par MM. Louis Blanc, Félix Pyat,
Etienne Arago et Martin (de Strasbourg). — Partage du pouvoir. —
M. OdiloD Barrot est rayé des listes. — Nomination de M. Albert Si-
gnification réelle de cette nomination. — Le peuple marche vers la Chambre
des députés. — La Chambre des pairs oubliée. — Intrigues dans les bu-
reaux. — MM. Emmanuel Arago , Odilon Barrot , de Lamartine. — Épou-
vante de M. Thiers. — Inquiétudes des députés. — Séance du 24 février.
— MM. Lafitte et Cambacérès proposent la permanence. — Suspension. —
Entrée de la duchesse d'Orléans, de ses enfants et du duc de Nemours.
— M. Dupin. — Acclamations des centres eu faveur de la régence. — Pre-
mier envahissement de la Chambre. — La duchesse d'Orléans va s'asseoir
sur un des bancs du centre gauche. — M. Marie. ~ M. de Genoude réclame
l'appel au peuple. — M. Crémieux. — M. Odilon Barrot. — Raillerie de
M. de Larochejaquelein. — Seconde invasion , la colonne Dunoyer. — Pro-
testation de M. Ledru-Rollin contre la Régence. — Hésitations de M. de
Lamartine. — Troisième envahissement. — M. Sauzet chassé du fauteuil.
— Fuite des députés. — La duchesse d'Orléans s'échappe par les jardins. —
Elle est séparée de ses enfants. ^ Le comte de Paris ramené à sa mère.
— Le duc de Chartres ramassé par un huissier. — Le duc de Nemours fuit
sous un déguisement. — M. Dupont (de l'Eure) au fauteuil. — Lecture
d'une liste de membres du gouvernement provisoire. — Départ pour l'hôtel
de ville , . 25G
CHAPITRE VU.
MM. de Lamartine, Dupont (de l'Eure) et Crémieux vont à l'hôtel de ville. —
Colonne de six cents hommes. — Sentiments des dictateurs. — Aspect des
quais. — M. de Lamartine trinque avec les dragons de la caserne du quai
d'Orsay. — Une femme patriote veut embrasser M. de Lamartine. — La
place de Grève, le 24 février. — Mépris et défiance du peuple pour ses
nouveaux maîtres. — Aspect intérieur de l'hôtel de ville. — Derniers efforts
des partisans de la régence. — Déclamations de M. de Larochejaquelein. —
Les délégués du peuple. — Arrivée de M. Ledru-RoIlin. — M. Dupont (de
l'Eure) s'évanouit. — Entrée de M. Arago. — M. de Lamartine harangue
le peuple de salle en salle. — Arrivée de MM. Louis Blanc, Marrast et
Flocon. — Querelle au sein du conseil. — Partage des ministères et des
hautes fonctions. — Mauvais choix du gouvernement provisoire. — Adhésion
des généraux Leydet , Du vivier, Pire, Soult, Bugeaud, Lamoricière et
Bedeau. — - Envahissement de la foule. — Proclamation du gouvernement
provisoire. — Ambiguïtés. — Colère du peuple. — Rectification. — Enthou-
siasme. — Invasions nouvelles. — Harangues de M. de Lamartine. — Le
gouvernement provisoire est obligé de se barricader dans la salle du conseil.
— Le peuple est affamé. — Souper des dictateurs. — Soins donnés aux
blessés. — Zèle de MM. Charles Lagrange et Rey, commandants de l'hôtel
de ville. — État inquiétant de Paris. — La préfecture de police. — Paris
gardé par le peuple 293
TABLE DES MATIERES. 9
CHAPITRE VIU.
La société française manque de garantie. —> Instinct des sectes socialistes. —
Elles s'unissent aux néo-jacobins pour la manisfestation du 25 février. — Le
drapeau rouge. — Ses significations contradictoires. — Horreur qu'il inspire
aux conservateurs. — La Grève au point du jour du QS février. — Arrivée des
hordes de la misère. — Envahissement de l'hôtel de ville. — Affluence des
cadavres qu'on apporte au palais de tous les points de Paris. — Chevaux
morts traînés sous le porche. — M. Auguste Blanqui. — M. Flocon part à la
tête d'une colonne pour le fort de Vincennes. -^ Résistance du gouvernement
provisoire aux volontés de l'émeute. — Faible insistance de M. Louis Blanc.
— Hésitation. — Sortie de M. Goudchaux contre le drapeau ronge. — L'ou-
vrier Marche. — Droit au travail. — Petit décret de M. Louis Blanc. —
Nouvel assaut donné au gouvernement provisoire. — M. de Lamartine devant
le peuple. — Sa trahison involontaire. — Son amour des applaudissements. —
Discours en faveur du drapeau tricolore. — Un mendiant embrasse M. de
Lamartine. — Défaite du drapeau rouge. — Indécision de M. Blanqui. -~
M. Charles Lagrange nommé gouverneur de l'hôtel de ville. — Conflits
entre le gouverneur et les délégués du peuple. — Ils refusent de laisser enle-
ver les cadavres. — Décrets divers du 25 février. — Incendie du château de
Neuilly. — Dévastation dans la maison de M. de Rotschild à Puteaux. —
Retour de Vincennes. -' Adhésions des grands corps de l'État au régime
nouveau. — Les départements acceptent la République. — Bruit sur la fuite
du roi et de sa famille 321
CHAPITRE IX.
Fuite du roi Louis-Philippe et de la famille royale 344
Pièces justificatives 377
VICTOR LECOU, ÉDITEUR,
UUUIRB DE LA SOCIÉTÉ DES GBHS DE LETTRES,
\0f RUE DU BOULOl, A PARIS.
HISTOIRE
DE LA
SECONDE RÉPUBLIQUE
FRANÇAISE
PAR
M. HIPPOLYTE CASTILLE.
Peu de personnes accepteraient, je crois, une com-
plète solidarité d'opinion avec Tauteur de I'Histoire
DE LA SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
M. H. Castille est-il légitimiste, orléaniste, républi-
cain du National t socialiste de telle ou telle secte?
nullement. Procède-t-il du jacobinisme, de la Réforme?
Pas davantage. Qu' est-il donc? c'est ce que nous laisse-
rons à décider au lecteur. Toutefois il nous a paru
intéressant d'éditer une histoire de la seconde répu-
blique, écrite par un jeune auteur mêlé lui-même à
la politique militante de ces années fiévreuses, et sorti
de cette rude école avec une richesse de désillusion
merveilleuse.
Avec quelle âpreté, avec quelle vigueur de style, il
stigmatise les fautes de tous les partis! Son impartiaUté
est celle du satyrique devant qui nulle faihlesse ne
trouve grâce ; et cependant un sentiment d'indéfinis-
sable curiosité s'attache à la lecture de ce livre, écrit
avec un rare talent, et qui embrasse toute la seconde
période républicaine depuis son avènement en 1848,
jusqu'à la proclamation du second Empire.
Si, de la lecture de ce livre, il résulte que nous de-
vions déplorer à jamais nos luttes sacrilèges et stériles,
je m'applaudirai d'avoir attaché mon nom à une sem-
blable publication.
yoR LEGOU.
L'Histoire de la seconde République Française, for-
mera 4 volumes in-8o, même papier et mêmes carac-
tères que ceux de ce prospectus.
PRIX I rilVQ FRANCS IiE TOIiUHIE.
Le premier est en vente.
POlâST. — TTP. ARBIEU.
PREFACE
La formule sacramentelle de toutes les préfaces
d'historiens consiste dans un serment d'impartialité.
Certain que Timpartialilé n'est qu'un masque ou un
non-sens, je me retranche dans la sincérité. Je ne dois
de respect qu'aux faits, qu'à l'histoire en elle-même,
mais je repousse avec horreur cet impudent éclectisme
qui consiste à caresser toutes les opinions, sous prétexte
d'équité.
J'écris ce vaste récit avec mes passions, avec jnes
croyances. — Les opinions et les passions contraires y
trouveront mieux leur chemin que dans un livre qué-
mandeur d'éloges et de clients. L'adversaire le plus ra-
dical du catholicisme peut lire avec un grand apaise*
T. I. i
*t
11 PRiPACB.
ment le magnifique Discours sur V Histoire universelle de
Bossuet, parce que ce théologien, rapportant tout au
dogme catholique, ne le laisse jamais dans le doute
sur son sentiment. On sait à quoi s'en tenir avec ces
lucides consciences.
Je dois en outre m'expliqoer sur un autre sujet.
Les esprits timides pensent qu'il est impossible d'é-
crire dans les circonstances actuelles Thistoire de la
seconde République française.
Je ne renie pas plus que je ne dissimule mes opi-
nions. Je persiste à croire que le gouvernement ano-
nyme convient plus que tout autre à l'orgueil et à l'am-
bition individualistes nés de la déclaration des droits.
Non-seulement il satisfaisait à des principes généraux qui
flottent depuis un siècle dans les esprits, mais encore
il caressait nos plus secrètes passions : les ambitieux
trouvaient en lui un champ ouvert à toutes les
compétitions. Les orgueilleux aimeront toujours mieux
s'incliner sous le joug d'une raison sociale que sous
celui d'un homme, s'appelât-t-il Jules César. Les gens
désintéressés et les hypocrites y rencontrent un thème
fécond en développements généreux.
Il importe peu de connaître à laquelle de ces catégories
j'appartiens. Il suffit de savoir que, sans renier mes sym-
pathies, je ne vois point de difficultés à écrire, sous
l'Empire, l'histoire du gouvernement qui Ta précédé.
nifÂtt. tii
Venu tard au parti Jémocratiquc, je n'ai pa« eu de
grandes déceptions personnelles k estuyer. N'étant
rien dans le pouvoir , il ne m'est pas resté au eoètxr 1a
colère d'avoir été obligé d'en descendre.
J'ajouterai quelque eboee de plus significatif encore.
L'héroïsme n'est pas normal. On ne sépare pas
l'homme de lui-même. Or la jeunesse, au sortir de
quatre années de luttes et d'oubli de ses propres
intérêts, a besoin de reconstituer sa vie privée. Elle
a de ce côté aussi des devoirs à remplir.
Dans un ordre de faits plus élevé, la jeune géné-
ration n'a pas davantage intérêt à nuire au gouver-
nement actuel. 11 est surtout nécessaire que la paix de
Dieu soit assez durable pour la séparer profondément
du passé.
La chute de l'Empire ramènerait présentement les
orléanistes ( le ciel nous garde du retour de ceux que
nous avons vaincus ! ) ou les légitimistes, qui nous
rendraient la charbonnerie et les ventes^ ou enfin les
hommes qui, tenant en main le gouvernement de la
République, le laissèrent tomber dans celles de ses ad-
versaires. — Quelque cruel qu'il soit de le dire, la
bonne volonté ne tient lieu de rien en pareille matière.
On ne confie pas de telles expériences à qui les a une
fois manquées. Le rôle de ces hommes doit être fini par
cela seul qu'ils ont été.
lY PRÉFACE.
Il ne nous reste donc qu'à les ensevelir dans le
même linceul que celui de la République et à les lancer
glorieusement dans Tocéan de Thistoire.
Paris^ le 4 novembre 4853.
INTRODUCTION
1
Il y a soixante ans qu'on se bat en France pour une
prosopopée qu'on nomme la liberté.
De tous les mots à deux tranchants, de toutes les lo-
gomachies qui ont ensanglanté la terre , de tous les
oracles sortis des temples païens et des Assemblées
législatives des temps modernes, le plus insidieux, c'est
la liberté. La Uberté, c'est le sphinx des sociétés mo-
dernes qui jette aux générations ignorantes et insou-
mises ses redoutables éàigmes.
Mais puisqu'elle tient la première place dans le dis-
cours et qu'il est convenu d'introduire cette ûgure dans
les débats politiques contemporains, nous sommes
forcés d'interroger ce sanglant fantôme, afin de savoir
s'il recèle en effet l'esprit des révolutions au xix« siècle.
On a plusieurs fois essayé de catégoriser le sens
6 INTRODUCTION.
multiple attaché à ce mot et de le définir en le divi-
sant. Un organe obscur mais sérieux (^) a formé une
série composée de cinq termes :
morale
politique
LiBBBTÉ. . . / individuelle
9)>«trai(e ou péltphysique
sociale ou positive
On en pourrait imag'mer cinq ou six autres sans faire
avancer la définition d'un pas. De toutes ces espèces
de liberté il y en a pourtant une à laquelle s'arrête la
pensée, c'est la liberté positive, celle dont on parle le
moins, que Ton comprend le moins, pour laquelle on
n'a jamais fait de chansons ni levé un pavé.
La vraie liberté, puisque tel est le mot du discours,
nommez-la positive, sooiale ou philosophique, est celle
qui nous promet la satisfaction de nos besoins physi-
ques et moraux, répanouis3ement intégral de notre
individu, comme on disait dans le jargon de 4848^
ou, pour parler plus clairement, l'idéal, l'absurde. En
«eoeptant oette définition, les peuples ainsi que lesindi*-
vidus jouiront dono d'un degré de liberté proportionnel
au développement de leurs facultés physiques et moi*a«
les. Toute eonnaissanoe, toute combinaison, tout pro-
duit nouveau, sont dono un aoeroissement donné à la
somme de la liberté, c'est-à-dire une facilité de plus
offerte à nos facultés de s^épanouir.
(t) L% Sahêêdu p4uph, 114f .
INTRODUGTlOIf. 7
m
On remarquera aisémeot que cette conséquence aasi-
mile la liberté au progrès, et ce ne sera pas la dernière
fois que nous verrons tomber ce terme ambigu dans de
nuageuses analogies où disparait sa trace.
Un organe également obscur et sérieux , mais anté-
rieur à la révolution de février 4848 (1), définissait
ainsi la liberté : « L'accomplissement de la volonté, dé«-
terminant la manifestation des facultés, le bonheur gé-
néral et le bien-être individuel , d'après la possibilité
établie : l^par la constitution de la pensée de chacun
envisageant les limites de cette possibilité en s'y con**
formant ; 2<» et par la^marche des faits sociaux. >
La définition est ténébreuse, mais pleine de précau-
tions, de conscience et de scrupule. Elle réserve les
droits de la société et ceux de Tindividu, le possible et
le relatif j elle tient compte de ce fait que la liberté de
chacun n'a pas seulement pour résultat le bonheur de
l'individu, mais encore celui de Tensemble des associés.
Elle a ceci de remarquablement raisonnable qu'elle
s'appuie sur la constitution delà pensée, qu'on pourrait
nommer moins abstraitement l'émancipatiun intelleo»
tuelle et morale (science et sagesse), et dont le résultat
serait d'amener Thomme à ne vouloir que le légitime,
l'utile à tous et à soi-même. — Nous perdions tout à
l'heure la piste de la liberté dans le progrès, nous la
perdons actuellement dans la perfection.
Ace compte, la liberté, dans le sens vulgaire, n'étant
que l'exercice de la volonté, le devoir du législateur
est d'imaginer les institutions les pluspropres à amener
(1) La Frahmité, 1846.
t.-
8 INTRODUCTION.
l'individu, par une pente naturelle, à ne vouloir que
Tutile et le juste, ce qui étant trouvé constitue défini-
tivement la pensée et réduit à zéro toute espèce de lois
et de gouvernement; autre aspect de là question dont a
fait son profit l'école de la liberté illimitée depuis Hé-
bert jusqu'à M. de Girardin , depuis les Constituants
de 1 789 jusqu'à M. Cobden.
De cette évidence que la liberté résulte plus de
l'exercice des volontés individuelles que des réglemen-
tations ; de cette présomption que la liberté est le
moyen d'arriver au bonheur, les économistes anglo-
américains, les libéraux absolus prétendent qu'avec
cette seule condition sociale : Fais ce que tu veux y les
intérêts ne se heurteraient point, les devoirs de chacun
se trouveraient accomplis, les droits de chacun respec-
tés ; que du choc de ces volontés mises en jeu par le
mobile individuel naîtraient l'harmonie, la paix , l'a-
bondance, la vertu.
L'esclave Nevolus a promis une offrande à Jupiter s'il
le rendait libre. — « Va, dit le dieu, tu es affranchi. »
Nevolus quitte sa charrue et secoue ses membres. Un
moment après il adresse au dieu de nouvelles plaintes :
— tTu m'avais promis la liberté !» — a Ne Tas- tu pas?»
— « J'ai faim. » — « Que te faut-il?» — « La ri-
chesse. » — «Retourne chez toi , tu trouveras un mil-
lion de sesterces sous les cendres de ton foyer. » Le
lendemain Nevolus meurt ivre entre une courtisane
grecque et une amphore de Phalerne.
Ce n'est là qu'un des moindres inconvénients d'a-
bandonner l'individu mineur ou corrompu: que sera-ce
donc si vous lui livrez la société alors qu'il a besoin de
INTRODUCTION. 9
trouver dans la réglementation son tuteur ou son con-
seil judiciaire 7
Que diriez-vous de voir la débauche libre, le jeu
libre, tous les appétits, tous les vices libres? La seule
liberté industrielle n'est-elle pas subversive de l'accord
des intérêts puisqu'elle crée Fantagonisme ou la con-
currence 7 Dans un tel conflit, avec l'inégalité des con-
ditions de toute nature, quel sera le sort du faible, du
pauvre et de l'ignorant 7
Jusqu'à la réalisation d'un idéal impossible qui uni-
rait si étroitement l'individu à la société que la volonté
d'un seul pût être la même chose que la volonté de
tous, il est permis de considérer le système de la liberté
illimitée comme la préconisation du droit du plus fort
et en réalité comme l'apologie détournée de l'esclavage
sous une autre forme.
N'est-ce pas ici le cas de retourner le double mas-
que de la comédie des peuples qui, pareil à celui de la
comédie antique, rit d'un côté, pleure de l'autre?
Où s'arrête la liberté?
On croit avoir tout répondu en disant : elle s'arrête
au seuil de la liberté d'autrui, et Ton ne s'aperçoit pas
qu'en articulant ce mot on formule un non-sens. Qu'est-
ce que la liberté qui met un frein à ses désirs? C'est un
cheval sellé, bridé, monté par un excellent cavalier, et
sur la croupe duquel on peut marquer sans crainte le
numéro du régiment.
L'homme ne jouit en société que d'une liberté abs-
traite. Nous pouvons concevoir une volonté, agir pour
l'exécuter, mais rarement l'accomplir. Soit que nous
nous heurtions aux lois, à notre propre ignorance, aux
10 INTRODUCTION.
conditions en général, nous n'en sommes pas moins en-
claves et impuissants. Nous ne sommes plus absolument
aujourd'hui les esclaves d'un homme, d'un maître,
mais nous restons opprimés par un ensemble d'institu-
tions qui sont Fessence de toute société, c Les chaînes
et les verges de l'esclavage moderne, a dit M, de La-
mennais, c'est la faim (i). » U aurait pu en ajouter bien
d'autres à celles-ci. « Les théâtres, les jeux, les farces,
les spectacles, les bêtes étrangères, les médailles, les
tableaux et autres drogues semblables étaient les appas
avec lesquels on plongeait les peuples anciens dans
l'esclavage, a dit le jeune La Boëtie (2). » Pourquoi ne
pas confesser plus franchement que nous sommes les
esclaves de nos propres vices ? La justification de l'auto^
rite réside dans notre imperfection. Quelque mauvaise
qu'elle soit, l'autorité est une sauvegarde ; aussi n'a-
t-on le droit de la briser qu'à la condition de pouvoir en
substituer une autre. Politiquement, l'insuccès doit être
considéré comme un crime.
En dehors de la loi du nombre ou de la force, il ne
reste plus que la théologie. Celui qui place l'idée de jus-
tice au-dessus du droit des majorités, ou des corps con-
stitués, formule une pensée religieuse, consolatrice,
mais non pas une pensée politique.
La liberté n'est, au total, que l'antinomie de la so-
ciété.
La principale, je dirai presque la seule liberté dont
l'homme jouit en société , est définie dans ce membre
(1) De FEscUutage motUmt,
(2) Le contre un.
INTRODUCTION. i 4
de phrase de la constitution républicaine de 4848 :
« droit d'aller et de venir. » Étrange liberté que Vol-*
taire 9 un siècle auparavant « définissait avec son esprit
et son bon sens ordinaire en la nommant liberté d'indif-
férence.
La politique n'a pas en effet la liberté pour objet. Son
but est de grouper les hommes, d'assurer les clauses du
contrat, de veiller à son exécution, en un mot, elle a
pour but un fait plus qu'un principe. Elle a pour objet,
non pas la liberté, mais la société.
AussUe vulgaire bait-^il la politique comme le cheval
hait son frein et le ronge.
Le duel de la Liberté et de la Société est en quelque
sorte antérieur à la formation des peuples. Il se passe
dans le cœur même de l'homme. Deux instincts puis-
sants luttent éternellement au fond del'ftme humaine :
l'instipct sauvage, indompté, le moi irrationnel, c'est-à*
dire la Révolte; et l'instinct de l'association, du sacri-
fice, du devoir, c'est-à-dire la Loi.
Quand du haut d'un monument nos regards glissent
au-dessus de la ville et découvrent les campagnes,
quand nous entrons dans une forêt, quand sur la plage
nos yeux se perdent parmi les profonds horizons des
mers, un soupir s'échappe de notre poitrine. On dirait
que nous nous souvenons d'une condition antérieure
dont les sensations n'ont plus en nous qu'un écho affai**
bli. Nous voudrions prolonger cette vague réminis-
cence du premier homme perpétuée dans toute l'huma-
nité. Notre tète se relève d'un mouvement brusque et
léger; la brute se réveille. Tout à coup un son lointain,
le son d'une cloche, nous fait tressaillir : — c'est la Re-
12 INTRODUCTION.
ligion. Un roulement de tambour traverse les airs: —
c'est la Patrie. El si cela ne suffisait pas, la faim qui
tord nos entrailles nous avertit que déjà la soupe fume
sur la table, que les enfants impatients frappent les as-
siettes de leur cuiller, et que la ménagère inquiète est
déjà deux fois venue regarder au seuil de la porte : —
c'est la Famille.
Alors nous inclinons cette tête rebelle , nous nous
acheminons à pas lents vers le grand bercail, puis nous
hâtons la marche , et, en rentrant dans la commune ,
rhomme social, le citoyen a complètement repris con-
science de ses devoirs !
Gomparerai-je à ce genre de satisfaction, qui naît de
la conscience du devoir accompli, l'espèce de joie amère
qui s'empare de l'homme dans la solitude ? Remarquons-
le bien, la solitude est la volupté des malheureux, des
orgueilleux vaincus, des êtres déclassés. Écoutez cette
voix qui s'écrie : « nature! ô ma mère! me voici
sous ta seule garde, il n'y a point ici d'homme adroit et
fourbe qui puisse s'interposer entre toi et moi (1). »
Que fonder sur un semblable sentiment? Celui-là est
bien égaré, d'ailleurs, qui nomme la nature sa mère,
quand il a devant lui l'ennemi éternel, multiple, infini,
qu'il s'agit de vaincre, de dompter, qui ne concède
rien, à qui il faut tout arracher au prix d'un labeur.
Pauvre fou! cette marâtre t'a-t-elle jamais pris dans
ses bras comme ta mère véritable? A-t-elle jamais
entr'ouvert d'elle-même tes lèvres et pressé son sein
de ses doigts pour en faire couler le lait? Elle nous
(1) Rousseau, Confeniont, 9fi partie, livre 12.
INTRODUCTION. 1 3
opprime, au contraire, de telle sorte que nous ne
résistons qu'en serrant les rangs.
La lutte est entre la nature et la société, comme en^
tre la liberté et le sacrifice.
Or, remarquez bien que la liberté, cette déesse de la
solitude, du malheur et de la révolte, perd instantabé-
nicnt quelque chose du plus loin que Phomme aperçoit
un autre homme. À moins qu'il ne regarde au trou de
la serrure, nul ne surprendra ton véritable visage, ton
véritable geste, ta véritable individualité d'homme libre.
Mais qu'es-tu dans cette liberté solitaire autre chose
qu'un terme sans rapport, un moi sans identité, un su-
jet sans objet? Par ce fait seul que deux hommes sont
en présence, la liberté cesse et laisse place à la lutte ou
au contrat , ce qui revient au même, puisque la lutte
n'est en réalité que l'acheminement vers le pacte élé-
mentaire du vainqueur et du vaincu. Que sera-ce
donc lorsque des millions d'hommes s'amasseront sur
un étroit espace et qu'il faudra, non plus partager les
chasses et la cueillette par la limite d'un fleuve ou d'une
forêt, mais agrandir la lutte contre la nature propor-
tionnellement à la quantité des besoins, multiplier les
clauses du contrat en raison du nombre des associés ?
Que restera-t-il de cette liberté du sauvage qui s'en
allait, le carquois au dos, à travers les grands bois ? Le
droit d'aller et de venir sur la voie publique et de chas-
ser quelque misérable oiseau dans les lieux non réservés
avec un port d'armes de vingt-cinq francs.
De tout ce qui précède il résulte que la liberté est
Tantagonisme du principe social. Elle représente une
sorte de force centrifuge qui a son utilité dans Tévolu-
4 4 ifitftoMCffOff.
tioD des sociétés humaines, mais elle reste un élé-
ment de désagrégation.
Dans Yhomme elle constitue F élément individuel,
sauvage, antisocial.
Le développement de la liberté individuelle est en
raison inverse de la liberté collective.
Qui dit liberté dit absence de règles et de lois, de
restrictions morales on affectives, de lutte, de devoirs,
de sacrifices.
Qui dît société exprime l'idée de contrat, d'engage-
ment, de principes généraux, de règlements, d*arti-
clcs, de clauses et en général de tous les liens qui en-
chaînent la volonté individuelle à un intérêt commun*
Au point de vue social, la liberté représente l'ange
de la révolte, Tesprit satanique. Au point de vue indi-
viduel, la société représente le despotisme, l'empire du
nombre ou de la force, la fatalité, Dieu, la Providence.
Ces deux termes obéissent à une loi contraire.
Il est à remarquer, nonobstant, que ce qu'on nomme
le despotisme et que nous appelons Loi sociale se trans-
forme sans cesse, progresse pour ainsi dire et permet
à l'homme de se développer à l'infini sous son empire.
Le seul tableau de nos transformations politiques en offre
l'exemple. La féodalité n'est que l'asservissement élé-
mentaire des masses par quelques-uns. Aussi la royauté,
par (fela seul qu'elle garantissait certaines immunités
publiques contre l'entreprise des seigneurs, devint-elle
pour ainsi dire la représentation des tyrannies collecti-
ves, ce qui explique son existence et sa raison d'être,
La République, en s' affermissant et en passant dans les
mœurs, n'eût été un progrès politique que parce qu'elle
nmoooGTion. 4 5
offrait la réalisitlon de la tyrannie collective, directe,
effective, sous forme anonyme, avec un système de gé-
rances multiples, responsables et révocables k merci.
Qui force ainsi Tesclavage à changer de forme, à
passer delà tête d'un seul à celle de plusieurs, de
celle de plusieurs à celle de tous ? C'est Tange de la
révolte, c'est la liberté. La loi du mouvement politique
dans les sociétés réside dans la lutte de la liberté in-
dividuelle et de la liberté collective , ou bien encore
dans la tyrannie de un, de quelques-uns, et la tyran-
nie de tous. Chaque homme aspire à sa légitime part
d'autorité. Mais il ne peut se soustraire à coite évidence
que le principe de toute société git dans la nécessité de
subir la tyrannie de tous ou de ce qui est censé la re-
présenter.
La société la plus parfaite serait celle où la tyrannie
deviendrait le fait de la collectivité complète. Ce qui
prouve en somme que la société la plus parfaite serait
celle où il y aurait le moins de liberté dans le sens sa-
tanique attaché à ce mot.
En effet, Thomme n'étant positivement libre qnVn
raison de la part de tyrannie qu'il exerce, qu'est-ce que
cette part de tyrannie individuelle exercée sur la col-
lectivité à c6té de la masse des tyrannies égales ou de
la tyrannie collective exercée sur l'individu?
M. Rittingbauser a dit on non-sens le jour où il a
exprimé celte opinion qu'en supprimant les délégations
il élargissait le cercle de la liberté et débarrassait le
commettant du despotisme du mandataire. Il élargissait
au contraire le cercle de la tyrannie. Au lieu de la ty-
ramiîe d'une Chambre, il nous offrait celle de la nation
4 6 INTBODCCTIOII .
tout entière et il était en somme dans le principe
social; mais si les amis de la liberté, les démocrates
inconséquents se figurent que ce joug soit moins pesant
que les autres, ils se trompent. De tous les despotismes,
le plus exact, le plus rigoureux est celui de tous; aussi
nous parait-il le meilleur, le plus politique, le plus
conforme à la loi de Fagrégation sociale.
La vérité est que ce qu'on nomme les libertés pu-
bliques sont un beau nom pour décorer la légitime
tyrannie du nombre. Les libertés publiques ne sont au-
tre chose qu'une collection de libertés individuelles
offertes en holocauste au dieu despotique des sociétés
humaines, à la raison sociale, au contrat.
Il ne reste donc à savoir, pour légitimer la tyrannie
ou Pautorité^ que si Thomme est, oui ou non, un ani-
mal sociable, c'est-à-dire prédestiné à vivre en société.
Nul ne Ta mis en doute.
Cette courte exposition démontre surabondamment
un fait éclatant auquel on veut nous soustraire depuis
la naissance du libéralisme, c'est que le progrès s'ac-
complit sous Tempire et dans les transformations du
principe de l'autorité. Les tendances libertines, sata-^
niques et individuelles du siècle auront pour résultat
la formation d'un pacte plus énergique, d'une exten-
sion de l'autorité. Les révolutions faites au nom de la
liberté tourneront au profit des libertés publiques,
c'est-à-dire du despotisme social.
Non, ce n'est pas pour un fantôme que tant d'hommes
ont succombé. Celui qui vit dans la commune ne rêve
pas à la liberté pour tous, il rêve à la liberté pour lui,
c'est-à-dire au pouvoir sous toutes ses formes. Chacun
INTRODUCTION. 1*7
s'est battu pour sa proie. La société tout entière , au
tocsin de 1 789, s'est ruée au dépècement des privilèges,
et quand chacun eut pris sa part, tout le monde étant
privilégié, il ne resta plus de privilèges. C'est ainsi que
les naufragés de la Méduse sont tous des rois, sauf la
victime expiatoire offerte à la nécessité sociale, à la
faim, à la fatalité, ce qui les place tous sous le coup
d'une loi commune, le sort.
Envisagée de cette sorte, l'histoire des soixante der-
nières années de guerres civiles gui viennent de s'é-
couler en France, nous apparaît sous un aspect réel qui
blesse un moment les regards accoutumés aux feux de
Bengale du libéralisme ; mais à mesure que les yeux
s'habitueront à une lumière plus normale, les événe-
ments et les caractères se dépouilleront de cet empi-
risme qui fausse leur physionomie.
Nous distinguerons désormais deux sortes de révo-
lutionnaires : ceux qui ont remué le monde au nom du
désordre, de l'anarchie, de la liberté, du principe anti-
social, et ceux qui, conservant la tradition de l'autorité
voulurent en étendre les attributions ou en élargir les
bases, c'est-à-dire revêtir d'un nouveau sceau Tantique
pacte social.
Il nous sera permis ainsi de séparer les bons d'avec
les mauvais. Remontant d'un rapide coup d'œil la suite
des anciens jours, nous suivrons à travers les révolu-
tions une ligne inflexible, qui ne permet pas au juge-
ment de s'égarer. Nous serons guidés par le principe
même de l'éternel contrat des sociétés humaines , la
tradition se transformant et progressant.
Il nous sera possible ensuite de pénétrer d'un regard
T. I. 2
48 nVTRODUGTlON.
plus intelligent dans les mystères et la confusion de
cette grosse affaire de 4848.
II
Il existait avant 1 789 des hommes libres et des es**
claves. Il n'y a plus aujourd'hui ni véritables esclaves»
ni hommes véritablement libres. Nous sommes tous
sous le joug salutaire des libertés publiques. La tyran-
nie anonyme qui a fait ses grandes conquêtes à la fin
du dernier siècle a marqué de son empreinte la plu«-
part de nos institutions. Le progrès de Tautorité est
réel, incontestable.
On conçoit que cette révolution formidable ait pu
s'accomplir, au nom de la liberté quoique la liberté ne
soit qu'une équivoque, un but fictif. Mais au fond des
esprits régnait une pensée plus positive et des passions
qui savaient fort bien ce qu'elles voulaient. Un peuple qui
avaitlu Voltaire, Rousseau, Diderot, d'Âlembert, d'Hol-
bach, Condillac, Helvétius, ne pouvait plus se contenter
de rester spectateur des actes de son gouvernement. Le
nombre avait enfin conscience de lui-même. L'individu
portait dans son cœur l'orgueil de la puissance collec-
tive. Le citoyen se sentait peuple. Ces grands tableaux
de l'homme et de la nature qu'affectionnait la philoso-
phie du xviii« siècle, ont pour résultat d'exalter la per-
INTRODUCTION. "19
Bonnalité au point que l'homme peut admettre des
égaux, mais qu'il ne souffre plus de supérieurs. Sa pre-
mière pensée, dès qu'il se sentira l'égal de tous et de
chacun sera donc de détruh*e les privilèges, c'est-àrdire
de considérer la nation comme une compagnie de co-^is^
sociés et de réclamer, ne fût-ce que par voie de déléga*
tion, sa part dans l'administration de la chose publique.
La religion ne pouvait plus être un appui au vieux
système gouvernemental. Le peuple ne voyait plus dans
le clergé qu'une espèce de détenteurs de privilèges,
d'un parasitisme plus révoltant que celui de Taristo*
cralie* La philosophie avait isolé Dieu dans le ciel,
comme la politique isolait le roi à la cour. La nation
glissait rapidement sur la pente du déisme et de la mo«
narchie constitutionnelle : la religion et le gouvernement
de Voltaire. Grâce aux économistes, aux libéraux, aux
philosophes bourgeois, aux imitateurs, la France catho-
lique et absolutiste, qui eût pu fonder une démocratie
radicale, allait passer par les désastreuses épreuves
d'une forme gouvernementale faite par et pour un
peuple protestant et rationaliste. Elle allait subir l'ex^
périence de ce parlementarisme qui tous les dix ans
met en question la vie du pays. En France, où un beau
discours se traduit à coups de fusil, nous allions pas-
ser sous le régime des beaux diseurs. Le règne des
avocats approchait.
Dans le partage qui allait se faire de la proie nationale,
tout présageait que ta classe moyenne jouerait le rôle
du lion. Elle avait tout ce qui fallait pour s'imposer à la
nation. Elle avait appris à lire, à écrire, à bien dire.
L'aptitude, condition première, lui appartenait. Elle
20 INTRODUCTION.
était la moins pauvre des deux dernières classes et par
conséquent la plus proche de celle qu^elle aspirait à
remplacer. Tandis que Tenthousiasme échauffait les
âmes , le tiers état obéissait à deux passions d'un
ordre infiniment moins élevé , mais beaucoup plus
tenaces : l'orgueil et la cupidité, c'est-à-dire la dou-
ble soif du pouvoir sous forme d'autorité et de pro-
priété. L'individu qui, dans la débâcle ou dans l'incen-
die, ne songe qu'à faire son butin court moins de risques
que celui qui travaille à la cause commune et a plus de
chances d'arriver à son but.
Louis XV avait dit sa fameuse et cynique parole :
«Après moi le déluge!» Le déluge était venu. Les flots
montaient sans cesse et battaient déjà les marches du
trône. Les idées de liberté et d'insurrection ne ger-
maient pas seulement dans le peuple et dans la bour-
geoisie ; elles régnaient parmi ceux qui avaient le
inoins d'intérêt à les accueillir, parmi la noblesse. Il
était de bon goût à la cour de défendre la cause de ces
insurgents que nous nommons aujourd'hui insurgés et
qui ont perdu la faveur des hautes classes. A la vérité
les insurgents étaient en Amérique, et les sympathies
républicaines delà jeune noblesse ne s'adressaient qu'à
la république du nouveau monde. L'inconséquence fut
d'applaudir chez les autres ce qu'on eût trouvé fort
mauvais chez soi.
L'inconséquence était dans la nation entière. Vol-
taire lui-même, dont l'idée allait triompher, dont on
allait promener le buste en carton doré dans les mas-
carades révolutionnaires. Voltaire n'avait-il pas articulé
sur la tête du fils de Franklin cette inconciliable for-
INTRODUCTION. 2<
mule : Dieu et la liberté. Le roi, en prenant un ministre
comme Turgot, le désorganisateur le plus actif, le plus
logique et le plus convaincu, en lui donnant pour suc-
cesseur le protestant Necker, en abandonnant ses pri-
vilèges personnels de main-morte, n'était-il pas incon-
séquent avecle principe politique, religieux et individuel
en vertu duquel il régnait ? Passer à Necker pour tom-
ber ensuite en Galonné, alterner ces situations dange-
reuses avec une infatigable versatilité , n'était-ce pas
donner l'exemple de l'anarchie dans le pouvoir lui-
même?
Les états généraux s'ouvrirent au milieu de ce grand
trouble des intelligences. Une confusion non moins
profonde régnait dans l'économie générale du pays.
Le discrédit des Parlements atteignait Tadministration
de la justice. Le déficit de cinquante-six millions, dé-
claré par Necker, jetait l'inquiétude dans les esprits.
Les dispositions hostiles contre l'Angleterre réveil-
laient les instincts belliqueux des masses. La convoca-
tion des états avait remué les passions politiques
d'un bout à l'autre du pays. Le besoin de nouvelles
qui circulait dans l'air laissait assez pressentir l'appro-
che des événements. Et comme pour mettre le comble
à toutes ces causes d'agitation, la famine et les clubs
soufflaient au peuple leurs funestes inspirations.
Dans ce désordre général s'avançait un corps com-
pact qui poussait sans relâche son cri de ralliement :
« Vive la liberté ! » mot d'ordre élastique, sonore, et
le moins compromettant dont puisse faire choix une
conscience qui a besoin d'air. Sans doute les cris à la
lanterne! les hurlements à bas les aristocrates! avaient re-
22 INTRODUCTION.
tenti à Tangle des carrefours. Sans doute le mot d'éga-*
]ité avait circulé dans les rangs du peuple, mais quand
cette compagnie de robins, vêtus de ce frac noir dont
nous portons encore la triste livrée, traversait les places
publiques pour se rendre au lieu de ses délibérations,
un seul cri couvrait les autres : « Vive la liberté ! » une
seule acclamation dominait le tumulte : « Vive le tiers
état 1 •
La brochure de l'abbé Sieyès prenait force de pro^
phétie.
A dater du serment du Jeu de Paume, c'en est fait
de la vieille monarchie française, c'en est fait de l'a-
ristocratie, de la hiérarchie des trois ordres. Une classe
va dominer toutes les autres : le tiers état. A l'instar
des rois, il s'est déclaré inviolable dans la personne
de ses représentants. Tout ce qui se passera dans les
soixante années qui vont suivre ne sera que la consé*
cration de cet avènement. Comme Warwick, la classe
moyenne fera et défera les rois. Elle ira plus loin : elle
fera et défera les républiques. Enrichie des dépouilles
des vaincus, elle absorbera le sol, les capitaux, Tindus-
trie ; elle monopolisera pour ainsi dire toutes les forces
vitales de la France y compris la science et le talent.
Aussi lui suffira-t-il de la seule force d'inertie pour
tuer ses adversaires quand le courage lui manquera
pour les combattre autrement. C'est ainsi que succom-
beront devant cette passive résistance la première Ré-
publique française et l'Empire. A l'aide de trois machi-
nes politiques, sorties des flancs de la révolution : le
Corps électoral, la presse et cette garde nationale née
le 11 juillet 1789 d'un jour de défiance, elle brisera le
INTRODUCTION. 23
gouvernement de la Restauration , elle acclamera un
chef de son choix comme eut fait une horde de Gaulois
ou de Francs. Et c^est toujours au cri des Constituants
de 1 789 : «Vive la liberté! » qu'elle accomplira ces actes
subversifs de tout principe, de toute religion politique ,
mais rattachés les uns aux autres par l'implacable logi-
que des intérêts.
L'aristocratie prouva d'ailleurs par sa désunion et
par l'incohérence de ses actes qu'elle n'était plus de
force à soutenir le choc des idées nouvelles. L'anarchie,
comme un irrésistible ouragan t balayait tout devant
elle. Les princes du sang, suivis d'une grande partie de
la noblesse, fuyaient de terreur devant ces bourgeois,
qui chantaient sous la Fronde et à qui l'on faisait alors
payer les lanternes cassées. Ceux d'entre les nobles
qui restaient, des Montmorency, des Noailles, des
Grammont, des d'Aiguillon, des Mortemart, venaient
déposer à la tribune ces privilèges dont la puissance
allait échoir sous forme indirecte au capital et à la pro-
priété. C'était une abdication véritable qui devait pré-
céder de peu celle du roi lui-même, affublé du titre
étonnant de restaurateur de la liberté. Ces gentilshom-»
mes élevés à l'école de la philosophie et du libertinage,
nourris de la lecture du sofa et du Système de la natun
traduisaient dans leur conduite l'inconséquence de leur
éducation. Avant de passer dans le peuple les théories
des droits de l'homme, de l'égalité, du déisme avaient
défrayé les conversations du boudoir. Le Contrat social
traînait sur la toilette des marquises. Il était de bon air
sous Louis XVI de faire le Romain à la cour.
Ce qui pour le plus grand nombre n'était qu'un ca»
24 INTRODUCTION.
price d'imagination, une mode de l'esprit, devint pour
d'autres une affaire sérieuse. Les idées révolutionnai-
res enveloppent infailliblement quelques âmes de bonne
foi, et un grand nombre d'intrigants. Derrière l'ori-
flamme de la révolte se presseront toujours les pâles
cohortes de l'ambition , du désespoir, de la misère.
Pour les uns c'est un rôle à jouer, pour d'autres une
vengeance à assouvir. La mélancolie se plait au spec-
tacle de ces catastrophes. Les âmes troublées éprouvent
une joie secrète à l'aspect de ce désordre. La multitude
des pauvres et des obscurs ne peut se défendre d'un
méchant plaisir en voyant s'écrouler ces fortunes, ces
grandeurs, qui, la veille, l'écrasaient deleur importance.
Pour une certaine bande d'alSamés qui errent comme des
chiens dans ce beau Paris plein de fêtes galantes, c'est
une occasion de trouver gratis du pain, du vin et quel-
que charcuterie. La moitié de la cité trouve son
compte, bon ou mauvais, dans ce qui fait la consterna-
tion de l'autre moitié.
Il est rare d'ailleurs que toutes les séditions ne ren-
contrent pas quelque grande intrigue dont elles favo-
risent la perpétration. De telle sorte que le trouble delà
rue reçoit du palais voisin de secrets encouragements.
Philippe d'Orléans, avant de prendre le nom d'Égahté,
avait soldé plus d'une fois l'émeute. Et s'il ne récolta
pas les bénéfices de la révolution de 4789, Louis-Phi-
lippe, grâce aux antécédents de son père et eu conti-
nuant la tradition , put mettre à profit l'insurrection
de 1830. La destinée des insurgents est de se battre
le plus souvent pour quelque grand seigneur dont ils
ignorent les projets.
INTRODUCTION. 25
Parmi les gentilshommes qui jouèrent à Versailles
le rôle de républicains et qui le soutinrent avec bonne
foi sous la Constituante, il faut placer au premier rang
M. de Lafayettc. L'ambition de ce bon marquis, durant
sa longue carrière, fut d'être le premier républicain de
France. II exerça jusqu'à la fin de sa vie cette royauté
interlope et sinécuraire avec une grâce et une bonho-
mie charmantes. Possédant juste Tesprit de son rôle,
il n'eut jamais la tentation d'en jouer un plus puissant.
On affecta néanmoins, jusque dans ses portraits, de
lui attribuer une intelligence supérieure à celle dont il
jouissait. Le sculpteur David, ayant à faire son buste,
êoutenatl]etvonU comme les historiens et les journalistes
soutenaient le caractère. Il fut entre les mains des li-
béraux et des républicains un instrument de sentimen-
talité, ce qui vaut mieux en France qu'un instrument
de dialectique. Jamais la nature ne forma d'une main
plus délicate un personnage de comédie réunissant au
même degré la dose d'esprit, de sympathie nuancée de
fin ridicule qui font de M. de Lafayette le type le plus
aimable qu'un spectateur sceptique ou indifférent puisse
rencontrer dans l'histoire de ces soixante dernières
années.
Cet excellent homme avait rapporté la liberté d'Amé-
rique, tout imprégnée de ce parfum exotique qui
double ici le prix des choses. Le libéralisme convenait
à son cœur sensible et au trouble de ses idées. Satis-
fait d'un rôle honoraire, se bornant aux exquises satis-
factions de la vanité, il fut un des chefs les plus désin-
téressés de ce parti qui visait aux écus, à la propriété
et au pouvoir. Mais l'on n'en doit pas moins constater
2G INTRODUCTION.
qu'il exerça une déplorable influence sur l'esprit ré-
volutionnaire en France. Il fut un des plus désastreux
anarchistes qui favorisèrent le développement du par-
lementarisme et par suite le règne des bourgeois et
des avocats. Jamais la démocratie n'encensa de plus
dangereuse idole. Elle abusa d'ailleurs du dieu avec
une impudeur sans égale. Elle traîna les roues de son
carrosse, l'assermenta à la Gharbonnerie , le fourra, à
quatre-vingts ans, dans une conspiration ratée et mit
ses cheveux blancs en chanson patriotique. Il faudrait
avoir l'âme fermée à toute sensibilité pour ne pas
éprouver quelque mélancolie en contemplant la fin de
la carrière de ce bon marquis républicain de la cour
de Louis XYI, exploité jusqu'après sa mort par les
bousingots du règne de Louis-Philippe. On pardonne-
rait à sa mémoire, s'il était permis à la politique de par-
donner quelque chose.
Mais au plus haut rang de ces nobles anarchistes qui
illustrèrent la Constituante, et qui contribuèrent à tra-
cer le chemin dans l'avenir à la détestable faction gi*
rondine , il faut mettre Mirabeau. Cet impur génie dut
s'emparer avec délices de Tidée de liberté, lui qui osa
toutes les licences. Il était de ces âmes troublées
par mille passions orageuses dont nous parlions plus
haut, et que Satan vient tenter en leur ofi'rant le spec-
tacle de l'anarchie. La révolution, c'est le tour des ca-
dets, des opprimés, des orgueilleux, des ambitieux,
de toute la canaille qui suit la robe de Jésus, des apô-
tres qui prêchent en son nom, des prophètes, des
exaltés. C'est aussi l'heure des grandes débauches physi-
ques et morales, des élévations soudaines, des catas«»
INTRODUCTION. 27
trophes imprévues, des fortunes escamotées, des
stupeurs, des rires immenses, des larmes plus amères
que la mort, du sang sur les places publiques, de la
famine, des vociférations, de Théroïsme, de Tenthou-
siasme, des éblouissements de toute sorte. C'est en-
core l'heure secrète et chère des vengeances, l'heure
où le prisonnier de la veille met enfin le feu à la Bas-*
tille. C'est le moment pour le platonicien de se venger
du péripatéticien, pour le catholique de se venger du
huguenot, pour le petit de se venger du grand, pour le
pauvre de se venger du riche. C'est Tinstant pour le
cadet de faire voter l'abolition du droit d' aînesse, pour
le fils opprimé par son père de fixer à vingt et un ans
la majorilé, pour la femme galante de pousser au divorce;
autant de lois, autant de satisfactions à des miUiers de
haines justes ou injustes, selon ce que vaut la loi.
De combien de choses Mirabeau n'avait*il pas à se.
venger, lui que son père inflexible retint si longtemps
enfermé dans une étroite chambre du donjon de Vin<-
cennes avec la meute affamée de ses passions? Il avait
à se venger des mépris de la noblesse, de l'oppression
paternelle, de sa pauvreté, de sa soif inassouvie des
jouissances sensuelles, de son injuste obscurité, d'une
jeunesse, d'une force, d'un génie débordants et qui,
privés du sens moral, ne connaissaient aucun frein. La
révolution offrait à cet homme, à ce noble ruiné, dé-
daigné, traînant dans des habits luxueux et de mauvais
goût une personnalité compromise et compromettante,
l'occasion Ae se faire de la considération dans un monde
bouleversé de fond en comble; d'acquérir du pouvoir,
de la popularité, de l'éclat, de l'argent, des femmes,
28 INTRODUCTION.
d'apaiser à la fois tous ses vices, de satisfaire à tous
ses grands instincts, d'écraser tous ses ennemis sous le
poids de sa gloire. Elle offrait en outre au monstre le
moyen de se venger de sa laideur par les splendeurs
de son éloquence.
Mirabeau trouva les événements à F unisson des tem-
pêtes de son âme. Il s'y jeta avec cette impétuosité qui
caractérise ses moindres actes. Mais il est daifs la
nature des hommes de s'arrêter dès que le but indivi-
duel est atteint. Il oublia la liberté comme il avait
oublié Sophie. Moyennant six cent mille francs par an,
Mirabeau devint réactionnaire et conservateur. Cela
prouve que les consciences étaient chères alors. Chez
cet homme, outre la conscience, on payait le talent et
le talent valait beaucoup. Il succomba dans le plein de
sa gloire et de son avilissement. On peut le considé-
jrer, avec Mounier et Lally-Tollendal, comme l'un des
fondateurs de cette monarchie représentative dont le
malheureux essai eut lieu de 1830 à 1848; système
gouvernemental très-compatible avec le génie anglais
et protestant, mais contre lequel luttent en France dix-
huit siècles de catholicisme et de pouvoir absolu.
En mourant, Mirabeau avait frayé la route à la fac-
tion libérale qui , passant par les Barnave , les La-
meth, Duport et le reste des trente voix, ne devait finir
qu'à Camille Desmoulins et a Danton, les derniers hbé-
raux de la période ascendante de la révolution.
La cour crut perdre son sauveur en perdant Mira-
beau. Elle ne perdait rien qu'un orateur stipendié, tout
au plus propre à panser les blessures de l'orgueil of-
fensé et qu'un discrédit profond, suivi de l'échafaud,
INTRODUCTION. 20
attendait quelques mois plus tard. Sur la pente où le
gouvernement était placé il fallait qu'il roulât jusqu'au
fond de l'abîme. La Liberté faisait son office debalayeuse,
ayant pour compagne la Mort en suaire rouge et le cou*
peret à la main. C'est une nécessité des révolutions
qu'elles préludent ainsi à toute reconstitution sociale.
Mais entre le rôle de celui qui détruit et le rôle de celui
qui constitue il y a une immensité. Les destructeurs sont
utiles comme l'orage qui purifie le temps, comme le
feu qui dévore ou la peste qui décime. Mais il ne faut
pas oublier que le principe même de leur nature est
subversif de toute organisation sociale.
Ce n'est qu'au bout d'un certain temps qu'on voit
reparaître le principe de vie au sein même de ces élé-
ments de dissolution. La société comme la nature re**
naît d'elle-même. Le principe de T autorité point sous
le détritus des institutions renversées. Ce germe éter-
nel surgit revêtu d'une forme nouvelle et recouvre
bientôt de sa puissante végétation les ruines du milieu
desquelles elle est sortie.
Nous ne pensons pas cependant que s'il fallait assi-
gner une date à la renaissance du principe de l'autorité,
il fût possible de la fixer au 22 septembre 4792. Cette
date officielle de la proclamation de la république en
France indique tout au plus la forme de l'autorité col-
lective. Encore le mot de république comporte-t-il
autant de nuances que celui de monarchie. Il s'agit
de fonder l'établissement du pouvoir anonyme, mais de
quel côté se fait-il sentir? A quel groupe, à quel homme
appartient la gérance? Est-ce à la Convention? Une
Chambre ne saurait constituer un gouvernement. Est-
,1
30 INTRODUCTION.
ce à la commune? une commune ne peut s'étendre au
delà de Tadministration d'une ville. L'enfance de la
République n'oflre donc que le hideux tableau d'un
parlementarisme oppresseur ou opprimé, sans direction
supérieure, tantôt dominé par la commune» tantôt par
les jacobins. Non-seulement l'organisation du nouveau
principe reste dans les limbes, mais encore est-il im*
possible de savoir q\xh\ sera l'instrument de ce grand
travail.
Billaud-Varennes propose et obtient vainement qu'on
date désormais de Tan i de la République et non plus de
l'an IV de la Liberté (1). La France n'en reste pas moins
sous l'empire de cette déesse au bonnet rouge. La
guerre gronde aux frontières; à Tintérieur, les clubs
hurlent, le sang des septembrisadesfume encore, la Con-
vention s'apprête à se dévorer elle-même, la presse
calomnie, les placards incendient les murailles» la com-
mune, seule ombre du pouvoir, s'efforce en vain de
dominer l'anarchie, la France n'est plus qu'un peuple
de convulsionnaires attaqués du delirium tremens.
Tel est le spectacle que nous offre le règne de la
liberté.
(1) Séaiicc du 22 septembre.
INTRODUCTION. 31
m
Enfin un homme, Robespierre, osa dire à ce peuple
en démence cette parole véritablement politique ;
< La liberté est ajournée jusqu'après la guerre. »
Il avait contribué plus que tout autre au jugement
et à la condamnation de Louis XVL Quelque répulsion
que soulèvent de nos jours ces mesures suprêmes, quel-
que pitié qu'ait inspiré le supplice d'un homme inof-
fensif immolé sur la Méduse révolutionnaire aux né-
cessités de rÉtat, on n'en doit pas moins considérer
cette condamnation comme un acte imposant par son
audace même.
En réponse au manifeste de Brunswick, aux me-
naces de r Angleterre, aux conspirations de l'intérieur,
la révolution jetait la tête d'un roi.
Ce parti désespéré allait tourner au profit de la Ré-
publique. La mort du roi coupait le pont à la retraite :
il fallait vaincre ou mourir. En tendant la situation,
en la rendant impossible, le génie gouvernemental de
Robespierre pressentait les mesures de salut public,
c'est-à-dire la renaissance de Tautorité, le commence-
ment de l'unité dans le pouvoir.
Ses calculs ne furent point trompés. A la mort du
roi, l'Angleterre répondit par le renvoi de M. de Chau-
32 INTRODUCTION.
velin. Le grand préparateur Pitt jugea le moment venu.
La France ne fit pas longtemps attendre la réplique
au cartel du renvoi de son ambassadeur; elle déclare la
guerre à TAngleten^e et à la Hollande (1). L'Europe
monarchique s'émeut. Quatorze armées se lèvent pour
lui tenir tète. La Vendée s'insurge. Dumouriez trahit.
Le midi de la France se révolte à l'appel des giron-
dins proscrits et soupçonnés de complicité avec Du-
mouriez. Les commissaires de la Convention leur
laissent trois jours pour déposer les armes. D'autres
ordonnent aux armées de vaincre et essuient comme
Saint-Just le feu des champs de bataille.
Sans doute la Constitution de 1 793 (%) donnait au
gouvernement delà République une forme un peu moins
vague qu'au 22 septembre. Mais elle ne pouvait, en
laissant subsister la Convention, éviter le conflit qui ne
manque jamais d'éclater en France entre le pouvoir
exécutif et le pouvoir parlementaire, tant que l'un des
deux n'a pas pris la haute main sur l'autre. Elle ne
pouvait pas faire d'ailleurs que l'autorité résidât danâ
tel pouvoir plutôt que dans tel autre, à une époque où
les individuaUtés, Uvrées depuis quatre ans à elles-
mêmes, s'étaient emparées de l'esprit du peuple. Selon
les lois de la logique, l'autorité devait échoir au Con-
seil exécutif, ce fut le Comité de salut public et la corn*
mune qui l'absorbèrent.
Pour sortir de cette inextricable situation, il fallait
plus que des moyens légaux, il fallait quelque concep-
(1) Décret du !«<• février,
(2) Décrétée le 24 juin.
INTRODUCTION. 33
tion anormale, monstreuse faile, à la taille des événe-
ments. Robespierre imagina la Terreur et l'organisa.
Cette forme extrême et épouvantable du principe de Tau-
torité sortit tout armée du cerveau de cet homme qu'on
ne réhabilitera jamais, pas plus que Machiavel, parce
que l'horreur de l'absolu est éternelle et aussi parce
que la pitié humaine est incompatible avec la raison,
avec la loi, avec la nécessité.
Le régime de la Terreur s'ouvrit par la proscription
du 31 mai et l'arrestation des vingt-deux représentants
dont la commune, disposant de la force armée, put
exiger la radiation.
Le comité de salut public (1) et les tribunaux ré-
volutionnaires devinrent, avec la commune, les puis-
sants moyens à Taide desquels Robespierre put écraser
le pouvoir parlementaire, bâillonner la presse et im-
poser aux clubs hostiles. Le silence se fit alors. La li-
berté vaincue cessa d'entraver la marche des affaires.
L'autorité reprit de la force et de l'ensemble. 11 fut
enfin permis à la France de tenir tète aux plus mons-
treuses complications qui aient jamais simultanément
accablé une nation. Nos armées se couvrirent de gloire
et l'insurrection fut refoulée avec une énergie admi-
rable.
Le plus rapide coup d'œil jeté sur cet exposé laisse
bien vite apercevoir le défaut d'une telle situation. Le
pouvoir manque d'unité. Sans doute le tribunal extraor-
dinaire n'est qu'un instrument, mais entre le comité de
salut public et la commune peuvent éclater les mêmes
(1) Décrété le 11 mars.
T. I.
ï4 INTRODUCTION.
conflits qu'entre la commune et la Convention. Une
simplification nouvelle est indispensable.
Le jeune Saint-Just trouva une formule qui expri*
mait parfaitement la pensée ou plutôt la nécessité du
moment. Il fit décréter le gouvernement révolutionnairâ
jusqu'à la paix(1). Tout prit désormais ce nom qui ne
vaudrait plus rien aujourd'hui, mais qui alors était ac-
crédité. L'unité dans la pensée se formait avant de pas-
ser dans les faits. Cela équivalait à une sorte d'état de
siège. La constitution étant suspendue, le conseil exé-
cutif est réduit à l'obéissance, la commune est domptée,
tous les comités sont soumis à Tunique direction du
comité de salut public.
Mais un pareil résultat ne fut pas réalisé en un jour,
ni d'un seul effort. L'unité, dans le pouvoir, ne s'obtient
que par le libre exercice de l'autorité. Robespierre
était condamné à l'emploi des moyens extrêmes. Il
brisa les factions les unes par les autres, se contentant
pour ainsi dire de les juger et de leur donner tour de
rang vers la tombe. Les Girondins furent exécutés le
34 octobre 1793; les Hébertistes périrent le 24 mars
1794, et le 5 avril suivant, les Dantonistes succom-
baient.
De cette époque date réellement la renaissance du
principe de l'autorité, sauvegarde éternelle des socié-
tés humaines. Délivré des modérés et des ultra, à l'abri
de tout conflit de pouvoir, le comité de salut public,
forme circonstancielle du gouvernement, acquit la force
et Tunité nécessaires pour soutenir la situation et pour
(1) 10 octobre 1793.
INTRODCCTIOIf. 35
sauver la France des périls d'une anarchie envahissante.
C'en était fait du paya sans la froide et inébranlable
volonté de Thomme qui eut le courage d'abdiquer toute
sensibilité de vertu relative pour s'élever jusqu'à la
vertu politique ou vertu absolue* L^s insensés, les uto-
pistes, les conspirateurs, etriinmense quantité des boah
mes vendus qui se partageaient les faveurs de la popu*^
larité eussent bien vite livré la France à la fureur d'une
coalition à qui Napoléon donna plus tard, en continuant
les victoires de la République, le temps de se calmer.
Sans doute il serait absurde de considérer le comité
de saiut public et les simples instruments de son ad*
ministration draconienne comme la forme définitive
d'une démocratie, mais il nous sert du moins à consta*-
ter ce principe, que la démocratie, comme tout autre
système, ne saurait trouver sa voie que par l'autorité
et non point au moyen de la liberté. L'histoire de la
première République prouve une fois de plus que l'au-
torité n'est autre chose que l'élément social lui-même,
et qu'on se voit toujours obligé d'y revenir, lorsqu'après
le renversement des vieilles institutions, il s'agit de
réorganiser la société sur de nouvelles bases.
C'est pourquoi Thermidor restera, non*seulement
un crime politique, pour avoir brisé le seul pouvoir qui
fonctionnât régulièrement dans cette grande tempête,
mais encore un crime social, pour avoir attenté au prin-
cipe même de l'autorité. Le parlementarisme, en
France, est jugé par ce seul fait. Il sera toujours ici un
foyer d^intrigues et de conspirations. Les esprits sé«-
rieux et pratiques ont pu voir, par soixante ans de ré-
volutions, à quel point ce pays passionné a besoin de
36 INTRODUCTION.
silence. Gène sera pas la dernière fois d'ailleurs que,
dans cet aperçu, nous surprendrons le pouvoir parle-
mentaire en flagrant délit de trahison et de conspira-
tion.
Il est à remarquer que l'épuration des mœurs suivit
aussitôt la renaissance du principe de l'autorité. Ce
fait prouvait que le régime de la Terreur lui-même va-
lait mieux que celui d'une anarchique liberté.
L'homme qui avait si bien indiqué le mal et cherché
le remède de la politique du temps était un petit bour-
geois de province, simple commis voyageur de la dé-
mocratie, comme les autres représentants du peuple.
Il avait obtenu des succès de barreau dans la paisible
ville d'Arras, en prononçant quelques discours du
genre de ceux des élèves de rhétorique et des acadé-
miciens de déparlement. Il était propre, dogmatique,
plein de respect pour lui-même. Sa personne fit si peu
de sensation d'abord qu'on ne le connaissait pas même
de nom. On sait que, lors de ses premières motions,
les mieux informés de l'Assemblée nationale dirent :
« C'est M. Robert Pierre. » Et d'autres ajoutaient ; —
« Qu'est-ce que cela, Robert Pierre? »
Ils en ont su depuis quelque chose.
Tout le monde a vu le portrait de Robespierre. La
figure est presque gentille, mais très-sérieuse et très-
arrêtée. Il y a beaucoup d'inflexibilité dans la ligne
du front, dans le regard, dans le dessin des lèvres.
L'énergie intérieure de cette âme tendue se reflète dans
le gonflement des narines. L'homme de la Terreur a
écrit, pour une dame de sa province natale, des vers
froids et galants. Ceux de Saint-Just, à dix-huit ans,
INTRODUCTION. 37
étaient railleurs et erotiques. Le mâle est plus accentué
dans Saint-Just.
Le rêve de Robespierre, comme celui de tous les
véritables et supérieurs ambitieux, fut de finir ses jours
dans une chaumière, — après avoir sauvé la patrie.
Dans les plus formidables époques de cette révolution
titanesque, il mêlait à ses discours une sentimentalité
qui ne se démentit jamais. Les mots de belles âmes, de
cœurs sensibles et de vertu, revenaient fréquemment
dans les plis de ses phrases ampoulées.
Il fit même de la vertu ce que, soixante ans plus tard,
on fit de Vordre (1), une sorte de mot de passe.
Ce coloris idyllique l'enveloppe jusqu'à sa dernière
heure : Robespierre est mort, comme Werther, en cu-
lottes jaunes et en frac bleu.
La haine que cet homme inspira toujours au vul-
gaire s'est attachée à tous les hommes d'Etat qui ont
eu à vaincre l'anarchie et à rassembler, au nom d'un
gouvernement quel qu'il fût, les faisceaux dispersés de
l'autorité. Il la partage avec Louis XI, avec Richelieu,
avec Cromwel. Les intelligences vérilablement politiques
s'arrêtent et méditent devant ces caractères chez qui
le sentiment social, l'amour de l'humanité l'emportent
sur la sensibilité domestique.
Il eut encore cela de supérieur sur la plupart des
hommes d'une époque mal guérie des mauvaises mœurs
du xvni® siècle, qu'il sut imposer à sa vie privée les
rigueurs de ses doctrines. Les calomniateurs ont pu
taxer d'hypocrisie sa grande austérité, le fait reste
(1) Après les journées de juin 1848.
38 IlITlODOGTIOlf.
inattaquable et dément cette interprétation purement
arbitraire.
On trouva dans la poche de l'homme qui gouvernait
la France un écu de trois livres.
Il avait eu l'adresse de se loger chez un menuisier ;
««^ un trait de génie. Cela compensait le trop grand
soin qu'il prenait de sa personne dans un temps où
l'anarchie à la mode se traduisait jusque dans le dés-
ordre de la toilette. Il n'eut au surplus que la propreté
de la vertu. Jamais on n'eût surpris dans sa mise, pas
plus que dans son air ou dans son geste, rien qui sentit
le faste du gentilhomme. Il y a en lui de l'académicien
et du procureur peut-être, rien de plus. Mi peuple, ni
grand seigneuri Robespierre, comme Cromwel, offre la
plus haute expression de la bourgeoisie de son pays,
et s'en détache par sa supériorité même.
On lui a beaucoup reproché son admiration pour sa
personne. La malignité n'a pas manqué de rapporter
qu'il ornait son cabinet de ses propres portraits. Ce
qui n'est qu'un ridicule chez M. Guizot, le ministre des
humiliations et de la paix à tout prix, ne me parait pas
tel chez Robespierre. Qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'un
grand acteur aime à se contempler lui-même, ne fût-
ce que pour savoir s'il a complètement atteint la phy-
sionomie de son rôle 7 Ce bourgeois sentimental, qui,
tous les jours, signe cinquante condamnations à mort,
et porte la plus grande part du fardeau des affaires pu-
bliques en ces temps de guerres et de révolutions, a
dû quelquefois s'grrèter devant sa propre image, et
considérer le monstre.
D'autres l'ont fait passer pour un lâche, A l'instar
INTRODUCTION. 39
des procureurs de la seconde République française» qui
reprochaient aux chefs de la démocratie de pousser le
peuple aux barricades et de n'y point aller, certains
historiens accusent Robespierre de pusillanimité, parce
que, la yeilie de Thermidor, il aurait dit aux Jacobins :
« Marchez, » et non pas c marchons. » Comme si la
première condition^ dans les époques révolutionnaires,
n'était pas de survivre à tout prix, et de risquer le
moins, pour avoir le plus. L'homme qui s'expose n'a
pas une foi absolue dans la nécessité de son avènement.
Robespierre dit, le 8 octobre, aux Jacobins ; «Marchez!
» si malgré tous nos efforts il faut succomber, eh bien!
» mes amis, vous me verrez boire la ciguë avec calme. >
Âvait-il un autre langage à tenir à des hommes comme
Henriot, Dumas, Gofinhal, Payan, etc.? Devait-il s'ex-
poser aux vulgaires périls du combat, lui, sur la tête
duquel planaient à la fois tous les dangers ? CerteSi si
par boire la cigué\ Robespierre, dans le langage méta-
phorique du temps, entendait souffrir ta mort^ où trou*
ver un sage qui l'ait supportée avec plus d'impassibilité ?
Au surplus, un prince monte à cheval, un truand
court aux pavés, mais que voulez-vous que fasse un
avocat? Pourquoi lui demander des quaUtés belli-
queuses qu'il ne saurait avoir? Ces détonations d'armes
à feu, ce grand tumulte des batailles ne peuvent que
troubler ses facultés et il ne se sent pas de courage pour
un genre de lutte si peu en harmonie avec son tempé«*
rament et ses habitudes. Mais, suivez cet homme à la
tribune, au milieu de périls plus graves peut-être que
ceux du hasard d'un combat; et vous le verrez àé^
ployer une audace, une tactique, un courage dont vous
40 INTRODUCTION.
serez émerveillé. Robespierre a eu son champ de ba-
taille, le 9 thermidor, à la Convention, lorsqu'il s'é-
criait d'une voix épuisée, mais terrible encore : « Pour
» la dernière fois, président des assassins, je te demande
» la parole ! » Il tomba, non sans quelque grandeur, ce
nous semble, devant cette foule stupide de libéraux,
de parlementaristes et de traîtres ameutés qui hur-
laient : « A bas le tyran ! »
Quant au courage physique, l'homme qui, la mâ-
choire fracassée par un coup de pistolet, étendu sur
une table comme un cadavre à Tamphithéâtre, en butte
aux insultes et à la curiosité de ce public qui insulte
toujours aux vaincus, essuyait son sang avec un mor-
ceau de papier, sans pousser une plainte, de trois
heures du matin à quatre heures du soir, c'est-à-dire
pendant onze heures que dura ce supplice, celui-là,
dis-je, n'a pas besoin du certificat de quelque blême
plumitif.
On peut pardonner aux Montagnards leurs imitations
romaines. Eux seuls, dans cette révolution si féconde
en morts à effet, moururent, non pas en gladiateurs,
mais en Romains. Us marchèrent à Téchafaud dans un
magnifique silence. La plèbe en liesse applaudit au
supplice des seuls hommes qui eussent réellement fait
quelque chose pour elle.
Robespierre rencontra pour compagnon d'infortune
et de grandeur, un ijeune homme beau comme Anti-
nous, brave comme Achille. Dans l'âge des amours, le
jeune Saint-Just eut pour passion le gouvernement
des hommes. Ce bel enfant, plein d'orgueil, d'ambition
et de foi, était doué au plus haut degré de l'implacabi-
INTRODUCTION. 41
lité politique. Il avait Tinstinct de rautorité. Aussi,
dans ce grand débordement de mensonges révolution-
naires qui arrivait au fond de sa province comme les
flots d'un océan sorti de son Ut, dans cette cohue
d'anarchistes, de libéraux, d'êtres cruels et insensés,
chercha-t-il l'homme qui seul eut conservé le senti-
ment de la nécessité gouvernementale. Il n'alla point
au fantaisiste Desmoulins, au sensuel et mélodrama-
tique Danton, à l'impossible Marat; il alla droit au seul
homme d'Etat de la Terreur, Robespierre.
Après les déclarations de Pilnitz, les proclamations
de Coblentz, les bravades insolentes du duc de Bruns-
wick, les instigations de Burke faisant appel aux plus
mauvais sentiments , à la peur, à la cupidité, et son-
nant le tocsin de la guerre aux idées, après les com-
binaisons du grand Pitt et la coalition des hautes
puissances européennes, il ne s'agissait plus de re-
culer.
Les Girondins, les Hébertistes et les Dantonistes,
qu'on peut confondre sous la dénomination générale de
libéraux, ne comprirent pas ce décret de la destinée. Ils
ne jouèrent dans la révolution qu'un rôle d'aventures.
On nommait jadis en Angleterre libertins les hommes
inconsistants et versatiles qui profitaient des troubles
politiques pour s'élever. Les Girondins, les Hébertistes
et les Dantonistes furent les libertins de la première
République française.
La sensibilité les prit lorsqu'ils furent arrivés au
pouvoir, à la célébrité, à la fortune. Quand ces gens
crurent qu'ils avaient atteint l'apogée de leurs secon-
daires ambitions, lorsqu'ils eurent épousé de jeunes
42 INTAODUGTION.
et jolies femmes (ô Danton ! ô Camille !) et engendré
quelques enfants, des rêves mondains et champêtres
traversèrent ces imaginations encore ruisselantes de
sang. L'amour, la famille et la villégiature l'emportèrent
sur les rigueurs de la poliiique. Les libertins attendris
voulurent faire une fin et prêchèrent la pitié, la misé-
ricorde et le baiser de paix. Faibles séides du bonheur,
ils n'avaient pas compris que la condition des sociétés
humaines implique un permanent sacrifice, incompati-*
ble avec l'utopie de la béatitude. Ils croyaient pouvoir
dire, à l'instar de Dieu créant le monde : «Fondons la
République et reposons*nous. Inaugurons le jour du
bonheur et de la liberté. » ^— logomachies identi*-
ques et éternelles !
Aussi, faut-il voir comme ils moururent faiblement
ou prétentieusement, ces libertins révolutionnaires.
Danton prend l'échafaud pour une tribune de club, et
fait un mot en hvrantsa tète au bourreau (1), Camille
pleure à ruisseaux. Les premiers, les Girondins, étaient
partis en troupe, chantant la Marseillaise comme des
conscrits qui cherchent à s'encourager à quitter le vil'-*
lage, A quoi bon ces vaines protestations?
En politique on accepte le fait. C'est ce que firent
les Montagnards muets et impassibles marchant à la
mort. La raison dédaigne de protester contre la fatalité.
On dit que le jeune Saint-Just, passant dans la char-
rette providentielle sur la place de la Révolution, et
apercevant la statue de la Liberté, fit un amer sourire.
(t) M. Miehelet dit que Danton mourut Royalement, pourquoi ce répubU*
CAÎQ meurt-il fioyalemtni ? qu'est-ce que mourir Boyalement'i
INTAOPUGTION* 43
Quelque sot lui mit ces mots aux lèvres : t C'est pour-
tant nous qui l'avons élevée. » S'il a souri, ce bel en-»
fant à l'âme d'acier, c'est de pitié en voyant un peuple
élever des statues au monstre qui le dévore.
L'encre des folliculaires ne parviendra pas à ternir
cette tête apollonienne (1). Le jeune Saint-Justa puis-
samment aidé Robespierre à dominer la Convention, à
prendre la direction de la commune et du comité de
salut public. Tel est son titre dans la postérité.
Robespierre et Saint-Just sont les deux frères Grac-
ques de la première République française.
L'infâme rapport du député Courtois (2), au nom de
la commission chargée de l'examen des papiers trouvés
chez Robespierre, jette une vive lumière sur les sen-
timents qu'inspirait cet homme, que les thermidoriens
s'efforcèrent de représenter comme l'objet d'une haine
universelle. Vainement, pour justifier leur crime devant
leurs contemporains et la postérité, traitent-ils de scé-
lérat la victime contre laquelle ne s'élève aucune autre
charge que cette vague accusation de tyrannie, dont
la jalousie démocratique masque ses fureurs. En feuil-
letant ces lettres, où vit encore l'esprit du temps, où
palpite, pour ainsi dire, la pensée de la France, on est
frappé du concert de sympathies qui, de tous les points
de la nation, éclate en faveur de Robespierre, qui l'en-
courage à son œuvre, qui lui prodigue les marques de
la plus absolue confiance et le couvre d'éloges. On
sent que le chef du comité de salut public est devenu
(i) Voir les médisances de M. Sainte-Beuve.
(2) Séance du 16 nivôfe, an m.
i4 INTRODUCTION.
l'espoir de cette société française si profondément
ébranlée; qu'en ces ten)ps d'anarchie, d'imitations an-
glaises, d'essais parlementaires, lui seul a conservé le
principe de l'autorité, lui seul est capable de l'asseoir
sur des bases nouvelles. Il faut reconnaître dans ces
manifestations individuelles le merveilleux instinct de
sa propre conservation , qui survit dans la société à
toutes les épreuves qu'il plait aux anarchistes de lui
faire subir.
Un écrivain romanesque et libéral, qui écrit l'histoire
au point de vue girondin (1), a dit un mot significatif :
Robespierre fut un gouvernement. Et il lui attribue de son
chef la secrète sympathie des prêtres et des rois. Après
avoir barbouillé cette grande figure des couleurs les
plus sombres, il ajoute que les traditions révolution-
naires et gouvernementales lui sont restées favorables,
parce qu'en lui fut le gouvernement de la République.
Précieux aveu, lorsqu'on songe que deux fois la Ré-
publique a péri en France, faute de gouvernement !
Non ce n'est pas le gouvernement qui tua la première
république française, ce furent les parlementaristes et
les Iraîtres de Thermidor qui nous offrirent le spectacle
de la République consommant son propre meurtre dans
le meurtre de son gouvernement! Les répubicains anar-
chistes et libéraux, dont la race a pullulé et couvre la
France, continueront vainement la calomnie tradition-
nelle. Robespierre restera un homme considérable,
non par ses talents, non par ses vertus, — choses d'une
(I) M. Michelet.
INTRODUCTION. 45
importance secondaire ici, — mais par son sentiment
de Tautorité, par son puissant instinct politique.
IV
Robespierre mort, la République'retombe dans Ta-
narchie.
La mauvaise constitution des pouvoirs, le développe-
ment insolite de quelques-uns d'entre eux, bien plus
que les haines et les compétitions , forment le principe
de ces conflits dans lesquels les hommes tombent pres-
sés comme les épis sous la faux. Quelque irrégulière que
soit la domination individuelle, on n'en doit pas moins
considérer comme un bonheur l'intervention de celui
qui parvient à ranger en quelque sorte sous la loi , à
enchaîner ces éléments de lutte et de dissolution.
Après le martyre de Robespierre^ la Convention , la
commune , le comité de salut public, les Jacobins se
retrouvaient en présence comme des ennemis prêts à
se dévorer. Les Thermidoriens , composés de racole-
ments hétérogènes, manquaient de Tunité et de la mo-
ralité nécessaires pour gouverner. Ils rappelèrent les
vingt deux girondins proscrits. Le tiers état tendait à
reprendre la direction politique du pays, et par tiers
état nous entendons les Ubéraux, les constituants
de 1789 et non le peuple. Ainsi rétréci, le sens de ce
mot donne force de prophétie à la brochure de Sieyès.
46 INTRODOCTIOU.
t Que doit-il êire? — Tout, » avait-il dit. Nous le ver-
rons arriver à tout, en effet, à Taide de ce mot liberté
qui fut son premier cri. C'est lui qui successivement
profitera de toutes nos discordes civiles et des plus
grands désastres de la patrie^ jusqu'à ce qu'enfin le re-
tour de la République et de l'Empire vienne jeter un
nuage sur son étoile si longtemps rayonnante.
La victoire des conspirateurs leur coûtait cher. La
faible Convention en était réduite à mendier la protec-
tion de la jeunesse dorée de Freron. D'un autre côté,
les patriotes poussaient l'aberration jusqu'à prendre
pour chefs des hommes comme Collot-d'Herbois, Bil-
laut-Varennes et Carrier , triumvirat de brigands que
leurs crimes et leurs vices rendaient plus dignes du
bagne que du pouvoir.
On s'aperçut alors du vide immense que la mort de
Robespierre laissait dans le gouvernement du pays. Le
peuple, qui n'avait rien fait pour le sauver, la canaille
qui avait applaudi à son supplice » versèrent alors des
larmes inutiles.
Ce fut le tour des Girondins de se venger des Mon-
tagnards. Mais la Convention, en assouvissant ses ven-
geances, s'affaiblissait de jour en jour^ et lorsqu'il fallut
résister aux attaques de cette jeunesse dorée et des
sections royalistes, qui, peu de temps auparavant, l'a-
vaient aidée à décimer la Montagne, elle tourna les
yeux vers ces bancs jadis peuplés d'hommes au triple
airain. Hélas! le seul souvenir des terribles tribuns
qui les avaient occupés se dressait encore dans l'imagi-
nation des survivants comme des spectres irrités. Ces
bancs étaient devenus des tombes.
INTRODUCTION. 47
La GonTentioû ne se sauva qu'avec du canon , mau-
vais moyen pour les assemblées délibérantes, parce qu'il
fixe les regards de la multitude sur le vainqueur et que
la popularité s'attache plus aisément à un individu qu'à
un groupe.
C'est au plus fort de Tanarchie, quand les sections
du 43 vendémiaire opposent ouvertement leur volonté
à celle de la Convention , qu'apparaît pour la seconde
fois, à travers la fumée sulfureuse de la poudre, ce
mince et sévère profil qui restera dans la mémoire des
hommes jusqu'à la consommation des siècles. D'une
pensée sortie du crâne épais d'une manière de général
de cirque, vulgaire et empanaché, se dégage une des
plus vastes destinées de l'humanité. Derrière Barras,
qui sent sou insuffisance , et sous ses ordres , apparaît
ce jeune général de brigade en disponibilité , le plus
grand tueur d'hommes qui ait jamais couvert d'osse*
ments les plaines de la vieille Europe !
Ce principe de l'autorité, cette unité dans le pouvoir
que Robespierre essaya de rétablir par le système de la
terreur, Napoléon les fera renaître par l'éclal sympathi-
que de la victoire. Mais, oubliant dans l'excessif déve-
loppement de sa puissante individualité, le sens des ré-
volutions qui viennent de s'accomplir , il absorbera le
principe en lui-même. Avec ce besoin d'être le repré-
sentant unique et par conséquent universel d'un peu«
pie, avec ce rêve d'une solitude suprême, qui enflamme
les grandes ambitions, il arrivera jusqu'à cette concen-
tration excessive de l'action gouvernementale, où un
homme peut et ose dire à vingt-cinq millions de ses
semblables la monstrueuse parole de Louis XIV.
48 INTRODUCTION.
Le sens de la guerre civile et de la destruction de la
royauté en France n'était pas douteux. Nous l'avons
expliqué d'une façon qui ne laisse aucune perplexité
dans l'esprit. Ce qu'on voulait en somme c'était une
répartition nouvelle et plus étendue du principe de l'au-
torité. Elle résidait jusqu'alors dans la royauté, dans la
noblesse et dans le clergé. La bourgeoisie de 1 789, au-
trement dit le tiers état, réclamait sa part, et le peuple,
encouragé par l'exemple, voulut à son tour la sienne.
Le prétexte de tous, la machine révolutionnaire, se
nommait liberté. Mais de ces prétentions, sans cesse
grandissantes, naissait une lutte chaque jour plus achar-
née. Il ne suffisait plus à la bourgeoisie d'avoir vaincu
la noblesse et le clergé , d'avoir jeté la tète d'un roi
dans la balance de ses intérêts, il fallait maintenant dé-
fendre une conquête inachevée contre le peuple aux
longues dents, qui menaçait d'avaler tout. Les luttes
des Girondins et des Montagnards n'ont pas d'autres
causes. Les conflits de pouvoir ont fait le reste.
Peut-être faut-il donc justifier la Providence lors-
qu'elle envoie des hommes dont le vaste égoïsme tend
à s'assimiler une nation tout entière et qui étouffent
dans le violent syncrétisme de Tautorité individuelle les
querelles diss partis.
A un point de vue plus spéculatif encore, le grand fait
historique de l'Empire comme celui de la Terreur,
comme celui des derniers jours de la Restauration,
n'est autre chose qu'une réaction exagérée mais natu-
relle de la loi sociale ou principe d'autorité contre l'a-
narchie. 11 semble que la société, épouvantée du danger
qu'elle a couru, cherche à se retremper aux antiques
INTRODUCTION. 49
sources dont elle est sortie, et que, pour mieux renouer
le fil interrompu de la tradition, elle veuille remonter
le cours des siècles. C'est pourquoi l'anarchie mènera
toujours et infailliblement à la dictature.
Il est d'usage de beaucoup déclamer contre les hom-
mes qui , dans les républiques , s'élèvent au-dessus de
leurs concitoyens et finissent par rétablir à leur profit le
pouvoir royal. Mais outre qu'ils y sont amenés par les
événements, n^est-il pas juste d'avouer qu'ils obéissent,
en agissant ainsi, à Tun des plus puissants instincts de
la nature humaine : le désir de marcher à la tète du
troupeau, de gouverner ses semblables. Je suis seule-*
ment surpris qu'on s'en étonne, car il n'en saurait être
autrement. Ce n'est jamais par vertu qu'on ne saisit pas
le pouvoir. Les déclamateurs feraient mieux de forger
des institutions qui missent l'homme à l'abri de lui-
même, de prévenir l'acte par l'éducation, et de faire
en sorte que le principe de l'autorité collective passât
dans les âmes avant de l'écrire sur les tables de la loi.
C'est insensiblement et presque de bonne foi que les
chasseurs de couronnes mettent la main sur leur proie.
Faut-il ajouter que le plus souvent ils ne manquent pas
de gens empressés de la leur servir.
César, assis à la tribune sur une chaire d'or, assis-
tait aux Lupercales le jour de la fête du dieu Pan. An-
toine fendit la foule , s'approcha de lui et lui offrit un
diadème. Sans doute César n'osa point ceindre son front
de cet insigne royal , mais il n'eût tenu qu'à lui de le
faire.
Qui eût, au 18 brumaire, empêché Bonaparte de
prendre le titre d'empereur et roi quand Siéyes lui*
T. I. 4
50 INTRODUCTION.
môme s'écriait : c Ifessiours, nous avons un maître ! »
La gloire qui vient de loin apparaît plus grande, plus
imposante. Elle répandait un prestige singulier sur la
personne de Bonaparte. Ces guerres orientales lui
donnaient quelque vague ressemblance avec les héros
de l'antiquité • L'imagination, amie des rapprochements
et des rêveries rétrospectives, pouvait voir en lui queU
que jeune Bacchus revenant de l'Inde. Tout sert aux
êtres privilégiés qui deviennent centre d'attraction.
Quand le vainqueur des Pyramides, maigre et hâlé,
avec ses longs cheveux , son regard profond et hori-
zontal, traversait les places publiques, la foule enthou-
siaste devait prendre la poussière du Champ de Mars
répandue sur les vêtements du jeune général pour la
poudre des déserts égyptiens.
L'esprit public venait à Bonaparte comme il était venu
à Robespierre, malgré la sombre horreur de sa formi-
dable conception. On était las de Tinconsistance du
pouvoir. Les débauches du Directoire devenaient de l'a-
narchie sous une autre forme. Fatigué de luttes on ne
se lassait pas de conspirer. Le Directoire sentait son im-
puissance. Barras, le chef des pourris^ tremblait de per-
dre une sinécure pour ses vices et ne savait à quelle
eombinaison se raccrocher. Sièyes était plus propre à
rêver des constitutions sous de beaux ombrages, dans
Içs allées solitaires d'un parc, qu'à donner une décisive
impulsion aux affaires publiques. Le parlementarisme
avait tant abusé du pays depuis 1 789 que l'opinion se
déclarait contre des intrigants et des bavards, plus
propres à augmenter les complications qu'aies dénouer.
L'ombre de Robespierre dut donc se réjouir quand les
INTRODUCTION. 51
•
grenadiers de Murât jetèrent par les fenêtres de l'Oran*-
gerie de Saint-^Cloud ces débris de la Convention, oe
reste des représentants de l'anarchie » réfugiés dans le
conseil des Cinq-Cents. A la vérité, c'en était fait en
apparence de la révolution, mais elle avait semé dans
les esprits des germes que nous verrons faire irruption,
à diverses époques plus rapprochées de nous, avec une
incompressible persistance.
En attendant, la société sauvée salua le vainqueur.^
Toutes les fois que la société sera en danger, le fait
remportera sur la légalité. On s'indignerait moins d'ail-
leurs contre Tillégalité ai Ton daignait remarquer que
<îe moyen n'est la propriété exclusive d'aucun homme
et d'aucun parti. C'est une arme politique dont chacun
peut se servir à ses risques et périls, qui devient glo-
rieuse ou criminelle selon les conditions dans lesquelles
il en est fait usage, mais avant tout, il faut bien l'avouer,
selon qu'elle nous donne le succès ou Tinsuccès.
Ici, le regard s'éblouit à suivre le vol rapide, étour-
dissant de cet aigle. La multitude française républi-
caine, quoi qu'elle fasse et quoi qu'on en dise, saluait
sans arrière-^peusée l'homme qui absorbait visiblement
la République et marchait à grands pas vers le trône.
Mais cet homme portait au front l'étoile qui signale aux
nations l'élu de la fortune. Est-ce par une lâche sym-
pathie pour le triomphe que les peuples se prosternent
devant ces astres ascendants? ou n'est-ce pas plutôt
quelque secret instinct d'orgueil qui les pousse à saluer
le soleil levant? L'homme de la foule ne voit-il pas,
dans cette individualité, quelque gigantesque personni-
fication de lui-même, qui le ravit d'admiration et de
52 INTRODUCTION.
joie? Ne sent-il pas qu'une partie supérieure de ses
destinées est attachée à cette destinée d'homme 7 Com-
ment ne suivrait-il pas d'un œil attentif les gestes du
grand acteur qui va jouer un moment seul le drame
de rhumanité 7 Comment n'encouragerait-il pas de son
amour l'histrion suprême chargé par la Providence
d'exprimer sa pensée, à lui obscur et vulgaire 7 Ne se-
rait-ce point par ces élus du destin que se dégage en
caractères lumineux, en actions éclatantes, ce que cha-
cun, parmi les plus humbles, les plus pauvres, les plus
ignorants, sent confusément remuer en soi et qui le fait
s'écrier : Ah ! si je savais dire ! ah ! si j'étais maître !
L'esprit ne saurait trouver d'apaisement dans cette
pensée que ces conquérants : César , Charlemagne ,
Napoléon, ne furent que de misérables tyrans, des
monstres ennemis de l'humanité, des phénomènes
anti-sociaux. Types éternels de la légende et de l'i-
mage, leur mission vis-à-vis de l'humanité éclate jus-
ques dans ces naïves expressions du sentiment des
masses. Leur individualité devient un moyen de com-
munication entre les âmes. Ils forment un point de
ralUement pour la pensée collective. Ce n'est pas non
plus sans raison que la Providence permet ces grandes
expansions de la guerre. En éparpillant un seul peuple
sur une vaste surface de nations , ces conquérants
ébauchent, inconsciencieusement peut-être, l'idée de la
synthèse gouvernementale. Us convient les peuples à
des agapes de la fédération universelle ; ils révèlent en
quelque sorte la magnifique promesse de T unité du
genre humain.
Non , non, ce rocher au milieu de l'Océan , cette
INTRODUCTION. 53
mort isolée du plus grand des conquérants dans la yaste
solitude des mers n'est pas due aux vengeances de
l'Angleterre ! Cette gigantesque conception poétique
de la destinée a été permise par la Providence, pour
mieux fixer l'attention et la mémoire des hommes,
a J'ignore pourquoi les infortunes éclatantes émeuvent
si profondément, a dit un historien démocrate. Pour
moi, je l'avoue, ce sont les malheurs vulgaires qui tou-
chent le plus mon cœur (1). » Mensonge de l'esprit de
système, vaine flatterie à l'homme des foules! Qui de
nous n'a partagé le désespoir de Napoléon à sa dernière
heure de Waterloo et ne s'est en esprit élancé avec lui
dans le feu ennemi pour y trouver la mort 7 La douleur
domestique n'intéresse que le petit nombre des parents
et des amis. Sans doute nous plaignons une mère qui
perd son fils unique, mais nous plaignons en elle une
femme, une mère ; rien ne nous enchaîne par des liens
supérieurs à cette humble individuaUté. L'idée collec-
tive, l'idée de la patrie, s'attache toujours au contraire
à la destinée des grands hommes. Leurs douleurs sont
solidaires; leurs infortunes représentatives.
Évoquez le souvenir de Waterloo. Contemplez avec
les yeux de l'âme cette plaine immense d'où semble
s'élever une vapeur sanglante. La nuit, comme un gi-
gantesque oiseau de proie, couvre de ses ailes les derniè-
res lueurs du crépuscule. Le jour des ides de mars est
venu ! Napoléon a vu se briser à la fois sa fortune et ses
légions; dirai-je contre un homme? non, contre un ro-
cher. Comme un rocher, Wellington eut le génie et le
(1) M. Louis Blanc, Histoire de dix ans, tom. i, pag. 43.
54 INTAODUCTIOlf.
courage de Timmobilité. «Tenez boD, my hoysh El voilà
que le rocher s'est ébranlé et roule sur tes bataillons
rompus, ô César ! c'est le jour de la trahison. Traîtres les
hommes ! traître le destin ! Ah ! lorsque le héros vaincu
regarda autour de lui, et qu'à tritvers ces rougeâtres
vapeurs de la poudre, du sang et du jour expirant, il
vit que tout fuyait, tout, excepté trois cent mille braves
couchés dans la plaine et recevant au visage la pluie
du ciel, oh! alors la face qu'il tourna vers l'ennemi dut
exprimer une douleur si épouvantable, que le cœur,
après tant d'années écoulées, se glace rien qu'en y
songeant !
Mon, ne me dites pas que c'est là la douleur d'un hom-
me. Je vousjure que la douleur d'une nation est passée
tout entière dans les traits de ce visage. C'est pour-
quoi je sens mes entrailles déchirées de compassion ,
c'est pourquoi mon sang se glace devant le désespoir
de la patrie !
N'est-il pas vrai que ce tiers état , ces procureurs
qui s'enrichirent des dépouilles des émigrés , qui au
bénéfice des libertés publiques, justement conquises,
ajoutèrent celui des capitaux et des propriétés, formes
abstraites des privilèges de la noblesse et du clergé dé-
posés sur la tribune de la Constituante le 4 août 1 789,
que ces fournisseurs engraissés , que ces agioteurs
et ces escompteurs, que ces boutiquiers flairant l'or
étranger, que tout ce vil monde enfin qui se mit à
trahir partout, au Corps législatif, dans les salons et
dans les rues , qui dansa aux Tuileries la danse des
Cosaques; n'est-il pas vrai , dis-je encore , n'est-il pas
vrai que ces libéraux méritaient un châtiment national
INTRODUCTION. 55
plus sévère que celui de février 1848 et qu'il y a je ne
sais quoi de providentiel, au point de vue du fait, dani
les boulets de canon du 3 décembre marquant au front
les maisons des parjures amis de la Constitution, amii
de toutes les Constitutions et traîtres aussi à toutes
les Constitutions 7
Nous avons vu le principe d'autorité, renversé parles
constituants, chercher à se recomposer, par la terreur
avec Robespierre , par les armes avec Napoléon. C'est
au moyen de la religion que la Restauration va essayer
de continuer une lutte impossible dans laquelle se sont
déjà brisés deux gouvernements et où elle se brisera
bientôt elle-même,
Rien de plus logique d'ailleurs que cet enchaine^
ment 4 le bourreau, le soldat et le prêtre sont les trois
ministres éternels de l'autorité. Ils représentent l'idée
de justice, de patrie, de culte. A mesure que les révo-
lutions se succédaient , la lutte, purement politique
jusqu'alors , entamée depuis vingt-cinq ans pour une
répartition nouvelle de l'action gouvernementale , s'éT
largissait. Quelquefois, le vieux principe triomphait ,
mais il ne tardait guère à succomber. L'air qu'on res-
pire en France depuis 1789 lui est fatal.
56 IHTtODDGTIOlf.
Un peuple ne se gouverne lui-même que dans la
mesure de ses aptitudes ; mais, par contre, Tautorité ne
86 condense et ne se monarchise que dans la proportion
de Timpéritie des gouvernés.
La généralisation, de l'autorité aurait dû se produire
à la suite du renversement des trônes. Mais les imita-
teurs du système anglais étaient parvenus à faire croire
au peuple qu'il ne se battait que pour la presse et la
tribune. De sorte que les révolutions tournaient bien
vite en bavardage écrit et parlé. Cette tactique servait
les projets de la bourgeoisie, qui a fait du parlementa-
risme l'instrument de sa fortune.
Inépuisable ironie de la destinée ! aux vertigineuses
déclamations de ces robins, de ces folliculaires, le
peuple s'enflammait. Il prenait parti pour ces choses
qu'il ne comprenait guère et où il s'agissait bien peu
de ses intérêts. Une belle phrase éclatait à la tribune
comme une pièce de feu d'artifice. Les bourgeois mé-
contents, les ministres sans portefeuille poussaient le
vieux cri du tiers état, ce cri devant lequel les gouver-
nements tombent comme des châteaux de cartes: —
Vive la liberté ! Le peuple répétait le mot de confiance,
courait aux fusils, dépavait Paris et visitait les appar-
tements du roi. Le lendemain les industriels consternés
gémissaient de la baisse des valeurs, et l'auteur du fa-
meux discours cachait sa honte dans quelque coin»
Si le rire était possible à Taspect de tant d'hécatom-
bes humaines, de tant de ruisseaux de sang versé pour
quelques scribes ambitieux, on eût ri en e£fet à voir
les (auteurs de séditions courir le lendemain au secours
du nouveau pouvoir^ et implorer à mains jointes ce des-
INTRODUCTION. 57
potisme contre lequel tant de brillantes déclamations
avaient retenti jadis.
malicieuse Providence ! voilà comment tu attachais
le remède au mal, ou plutôt le mal au mal lui-mêmct
afin que la vérité sortit plus lumineuse de cette anti-
nomie. Voilà comment, sans nous lasser de tant d'ex-
périences, nous avons, pendant soixante ans, marché du
parlementarisme à Tanarchie et de l'anarchie au des-
potisme. Voilà comment, dans ce conflit satanique et
fatal ou les flots humains se battent et se brisent avec
une folle violence, nulle politique n'a pu gouverner
droit. Pauvre peuple ! la Providence t'a bien vengé de
ceux qui voulaient t' exclure de cet héritage de la vieille
autorité qui échut à la nation en 1792. Les habits
noirs du Jeu de Paume se sont exclusivement partagé
les dépouilles de la noblesse et de la royauté ; mais ce
n'est qu'à travers la terreur et la banqueroute qu'ils
ont fait leur chemin en ce monde.
Le gouvernement de la Restauration naquit avec son
cancer, il s'était appuyé sur la trahison des membres
du Corps législatif, il avait pactisé avec les intérêts ma-
tériels, avec les boutiques et les avocats, il leur devait
bien une Charte et un Parlement. Cette concession faite,
et c'était juste ce qu'il fallait pour se perdre, le gou-
vernement de la Restauration ne pouvait oubUer son
origine.
Tout en acceptant préalablement les concessions de
Louis XVI, il devait tendre à les rayer du pacte social.
Odieux et flétri par les circoùstances de sa rentrée,
suranné, disons le mot, ridicule comme une mode du
dernier siècle, absurde dans ses secrètes prétentions,
58 IMTRODqCTION*
le gouvernement de Louis XVIII et celui de Charles X
furent pour la France un étonnement et une honte.
L^ appui que ce dernier chercha dans TÉglise devint
une cause de perte de plus attachée à sa fortune. Des
trois (grands instruments de l'autorité la religion est en
effet le plus terrible. Cest en elle que réside l'arche
sainte de toute autorité absolue et indiscutable.
Que notre attention s'arrête un moment sur cette
pensée. Elle éclaire d'un trait de lumière la route que
nous allons parcourir dans quelques instants. Et lors-
qu'arrivés aux crises qui ont terminé l'existence de la
seconde République française, à cet intervalle de re-
cueillement qui sépare le 2 décembre de la proclamation
de l'Empire, nous nous demanderons, avant de rejeter
le drap mortuaire sur Celle qui vécut deux fois, compte
de l'état des âmes; ne serons*nous pas frappés de cet
esprit religieux qui s'éveille comme une vapeur des
quatre points cardinaux de l'Europe ? Oui, constatons-
le, les intelligences se tournent vers la religion. Mais,
avec une ferme sincérité, constatons aussi ce grand fait :
ce ne sont pas les âmes qui vont à Dieu, c'est la poli-
tique qui va au culte.
Après les excès du libéralisme et de l'anarchie, après
ce long désordre de soixante années, tout homme poli-
tique, à quelqu'opinion qu'il appartienne, sent qu'il est
temps de retremper profondément le principe de l'au-
torité. Là est le secret de ce mouvement des con-
sciences.
Robespierre avait usé le bourreau, Napoléon avait
épuisé la victoire, il ne restait à la Restauration que le
troisième et le plus implacable instrument de l'auto-
INTRODUCTION^ 69
rite : le prêtre. Elle en usa immodérément et maladroi«-
tement. Elle parvint à rendre la robe noire plus odieuse
que l'habit du gendarme. Elle changea en aigre rigi-
dité la vieille tolérance du clergé français et trouva
moyen de désafiPectionner les fidèles eux-mêmes.
Le moment était mal choisi.
Depuis 1 789 la presse avait pris un énorme dévelop-
pement. La discussion, qui est une des conséquences
du gouvernement représentatif, agit sur Topinion. Or»
qui discutait aux tribunes? qui discutait dans la presse 7
la bourgeoisie, les successeurs libéraux de la Consti-
tuante, les petits-fils de Voltaire !
Ce qu'il y a de véritablement absurde dans le rôle
delà Restauration, c'est qu'elle se débat contre Torga-
nisation même des pouvoirs qu'elle a institués. Elle
s'est affublée de la peau du parlementarisme, et voilà
que la peau se rétrécit tout à coup ; de sorte que sa lé-
gitimité étouffe dans le costume qu'elle a bien voulu
accepter.
Tandis que les prétentions absolutistes de la Restau-
ration s'augmentaient de ministère en ministère, -— et
l'on en changeait autant que de sessions, -— de grands
orateurs se formaient à la chambre. La seconde Res-
tauration est la plus belle époque du libéralisme. Les
gens du tiers jouaient avec leur gouvernement de tran-
saction comme des chats avec une souris. C'était le
temps des Manuel, des Royer-Collard, des Benjamin
Constant, des général Foy, des Garnier-Pagès, de tous
'ces grands diseurs qui savaient parler pendant quatre
heures sans s'arrêter.
Le triomphe des royalistes à la naissance du duc de
60 INTRODUCTION.
Bordeaux, les imprudentes manœuvres de la congré-
gation, les affaires d'Espagne et tant d'autres causes
qu'il est superflu de rappeler, irritaient ces dangereux
causeurs. L'inconséquence du pouvoir ou plutôt son
impossible condition offrait un thème sans cesse re-
naissant qui se reproduisait à tous les projets de loi.
La Restauration cherchait à vivre dans un milieu
contraire à son principe. Chacun de ses actes ressem-
blait à un défi donné à l'opinion.
On ne saurait se le dissimuler d'ailleurs, il n'y a pas
eu de gouvernement possible en France de 1 789 à 1 848.
— Peut-être faut-il en excepter l'Empire, qui eût vécu
avec la paix.
Un duel à mort se passe entre la France et le parle-
mentarisme. J'ignore si jamais nos mœurs pourront
s'accoutumer à ce régime. On peut, en attendant, le
comparer à une mauvaise cavale qui a désarçonné et
tué tous les gouvernements qui l'ont montée.
Il est dans la nature des assemblées délibérantes de
se fortifier aux dépens des autres pouvoirs. Malgré son
ardent royalisme, la Chambre des députés prouvait à
chaque instant combien elle séparait sa puissance de
celle du trône. Le vive le roi quand mime était une façon
de s'affranchir de l'autorité du roi en s'abritant sous
un principe. Elle seconda néanmoins le pouvoir dans
ses projets de réaction. La loi électorale, la censure,
les lois d'exception, celles qui autorisaient les arresta-
tions préventives prouvèrent assez qu'en dehors de ce
qui touchait à ses prérogatives la Chambre ne marchan-
dait pas avec la couronne.
Il y a des gouvernements qui rachètent leurs fautes
INnODUGTlON. 61
•
par quelques actions d'éclat. Ce n'est pas que l'occasion
de les accomplir ait manqué au gouvernement de la
Restauration ; mais il paraissait fuir avec empresse-
ment tout moyen de reconquérir un peu de cette popu-
larité dont il avait tant besoin. Les affaires d'Espagne
et de Grèce offraient à la France un grand rôle à
jouer. Elle en prit un diamétralement opposé à son
propre principe gouvernemental. Était-ce une inconsé-
quence? Non. C'était pis que cela. LouisXVIII avait du
accorder une Charte à ces bourgeois libéraux, à ces par-
venus du tiers qui lui avaient livré Paris ; mais au fond
du cœur il appartenait à la monarchie de droit divin, il
appartenait à la hideuse Sainte- Alliance qui, du fond
d'un cabinet, à buis clos, prétendait régler le sort des
peuples européens. Le mot de M. de Metternich trai-
tant les Grecs de carbonari donne la mesure de l'esprit
qui animait cette conspiration de rois.
Le cœur se soulève de dégoût lorsqu'on est forcé
d'arrêter ses regards sur ce gouvernement de la Res-
tauration , gouvernement des vengeances , des trahi-
sons, des bassesses de toute sorte. Les maîtres du pays
étaient ces mêmes émigrés qui lâchement désertèrent
la France et portèrentlesarmes contre elle, ces aboyeurs
de Gobleutz, débris gâtés d'une aristocratie perdue
de dettes et de vices, et qui allait trouver dans le mil-
liard la restitution d'une fortune problématique. Il n'est
pas étonnant que cette épave de la nation, rejetée par
les armées étrangères, ait laissé dans l'histoire comme
une exhalaison mauvaise qui subsiste jusque dans
les générations actuelles 1
Il y a des souvenirs pareils à la tache de sang de
63 INTBODUCTION.
lady Maebetb : l'Ooéan tout entier ne les laverait pas.
Pendant quarante années bientôt la pluie aura bai-*
gné les pierres grises de Paris; vingt fois la truelle du
maçon aura gratté le plâtre , cela n'empêche pas qu'en
suivant cette triste muraille du Luxembourg, nos yeux
ne cherchent encore la place où Mey servit de ciÛe à
des soldats qu'il avait peuti*étre conduits à la victoire.
Louis XVIII quitta enfin la vie. Il put entrer dans le
monde des esprits entre Tâme de Ney et celle de Fa*
vras, et suivi de cette foule de spectres irrités : Lalle--
mant, Berton, Sauge , Garon , Bories , Labédoyère,
Chartran, Bonnaire , Mieton, Moulon^-Duvernet, les
frères Faucher, Brune, Bomel et tant d'autres suppli-
ciés, assassinés en masse, à Lyon, à Mimes, à Golmar,
dans le Dauphiné, partout !
Quand cette âme gangrenée s'échappa de ce corps en
pourriture, le clergé, comme une volée de corbeaux
s'abattit sur le cadavre et se le disputa. Dans les restes
de ce monarque voltairien , l'Église faisait en quelque
sorte sa proie du royaume de France. En effet, le seul
obstacle à son triomphe venait de disparaître. Le
comte d'Artois, le libertin converti, l'homme des Con-
grégations montait sur le trône. La noblesse tressaillit
de joie en voyant la couronne de France passer sur la
lète de l'ennemi déclaré des gouvernements constitu-
tionnels. Le gentilhomme qui avait loué le Jeu de Paume
pour empêcher le tiers état de s'y réunir (^), représen-
tait d'autant mieux les principes et les sentiments de
l'émigration qu'il avait dû moins songer jadis à la possi-
(I) 21 juin 1789.
INTRODUCTION. 68
bilité de régner. Ce prototype de Témigré prometlait
le dernier assouvistemetit des vengeances, l'annula-
tion de la Charte, le retour au régime des privilèges.
Mais on était déjà bien loin de cette époque où Taris-
tocratie donnait Timpulsion aux mœurs et aux idées.
La bourgeoisie avait profité de ses victoires et couvert
l'Europe de ce réseau industriel qui a si profondément
modifié la politk|Qe. Le système du cens» appliqué à l'é-
iigibilité et à Télectorat, est un fait industriel. Il donnait
à la bourgeoisie une supériorité marquée, la supériorité
du nombre, sur l'aristocratie. Et d'ailleurs, cette aristo-
cratie ne s'était-elle pas en quelque sorte ralliée au
régime industriel? N'avait-elle pas adopté ses mœurs
en se jetant dans les plus scandaleuses opérations finan-
cières ? L'ombre d'Ouvrard est facile à évoquer.
En réalité la royauté gothique n'avait plus de vérita-
bles défenseurs. Le vieux Charles X était presque le
seul homme de France qui crût encore à la monarchie
de droit divin et qui persistât avec une loyauté stupide,
obstinée, dans la tradition d'un principe éteint.
En face du trône sohlaire, se tenait le missionnaire
impudent, plantant cette croix noire qui domina un mo-
ment sur le sol français, comme si la France eût été
changée en cimetière. La Providence se servait-elle de
la main d'un jésuite pour dresser ce funeste symbole
comme un avertissement ? Voulait-il dire que la France,
épuisée par les glorieuses batailles de la République et
de l'Empire, par les fureurs de la guerre civile, avait
besoin du repos des morts? Ou n^était-ce au contraire
qu'un sngne néfaste présageant un avenir plus sombre?
Il se faisait bien tard, pour recommencer la lutte de
64 IIITRODUGTIOM.*
Louis XYI contre la moyenne classe. Le tiers était déjà
presque tout. Un dernier coup de main, il allait être
tout. Les gouvernements à la recherche de l'absolu
éclatent brusquement comme une chaudière trop char-
gée de vapeur. Les prétentions du vieux principe de
l'autorité par voie de privilège renaissaient plus exagé-
rées après chaque nouvelle défaite. Aussi voyons-nous
Charles X s'élever jusqu'au rêve chimérique d'une sorte
de monarchie théocratique» dont la compagnie de Jésus
formait la milice spirituelle. Or les théocraties sont l'ex-
pression dernière et suprême de l'autorité réduite aux
volontés d'un homme qui se prétend l'organe direct de
Dieu. Voilà où conduisent les entraînements de la colère
et de la peur.
Impuissance et absurdité ! ce que veut le siècle, c'est
l'autorité publique et non l'autorité privée.
On croit assister à quelque mélodrame absurde, oîi
le comique grossier et les situations impossibles se mê-
lent aux choses réelles de la vie, lorsqu'on suit des yeux
la conception de Charles X. Et lorsqu'on pense qu'il
jouait une pareille scène à des bourgeois du xix® siècle,
à des libéraux chauvins et procéduriers, à des Dupin,
à des Barthe, à des Merilhou, qui n'auraient pas laissé
effacer un accent grave de la Charte sans faire ressortir
le délit avec une prodigieuse habileté, on se demande
jusqu'où peut aller l'aberration des princes !
En deux règnes, la seconde Restauration, de Decazes
en Villèle, avait glissé en Polignac. Le trône se retrou-
vait comme sous Louis XV entre un évêque de comédie
et un marquis, entre un monseigneur d'Hermopolis et
un gentilhomme léger et absolu, une parodie des phi-
INTRODUCTION. 65
losopbes en inancheties qui écrivaient des systèmes du
fond d'un boudoir. Pour compléter ce tableau du genre
rococo, il ne manquait qu'une vieille maîtresse auprès
de ce ridicule descendant de Louis XIY, absorbé dans le
plus singulier égoïsme et croyant, par cet absurde et
monstrueux imbroglio, accomplir le salut de son âme.
On sait comment le César des ordonnances trouva
ses ides de mars en juillet. Une tuerie de trois jours
termina la farce royale. Comme dans les pièces de
Shakspeare, Tintrigue se dénoua dans le sang.
Assez d'autres ont raconté ce souvenir qui se mêle
singulièrement aux jeux de notre enfance. Poursuivons
ridée, quelque aride qu'il soit d'examiner sèchement
la trame sur laquelle d'autres ont brodé les féeries de
l'histoire.
VI
Tandis qu'une poignée de députés, d'avocats, d'in-
dustriels, d'individualités de tout genre, réunis chez
le banquier Lafltte, parlent, parlent comme toujours,
et voudraient s'enfoncer sous terre si quatre gen-
darmes apparaissaient , quelques bandes de truands
s'arment en criant : a Vive la Charte ! » sans trop sa-
voir ce que c'est que la Charte. Ils attaquent de beaux
»' ♦
T. I. y
C6 INTBODUCTION.
soldais bien nourris, bien armés et bien disciplinés.
Certes, quand un peuple aussi poli et aussi soigneux
que le peuple de Paris en arrive à jeter ses meubles par
la fenêtre sur la tète des sergents, on peut affirmer qu'à
moins de mettre le feu aux quatre coins de la ville, on
ne la prendra pas.
La puissance de Paris révolutionnaire apparaît dans
le simple fait d'un gamin déguenillé plantant la tète
d'un Suisse sur la flèche d'une grille de monument
public.
Hideux spectacle sans doute, mais combien est plus
hideux encore le spectacle moral ! Ces étudiants, ces
ouvriers et toute cette brave canaille qui crie si bien
Vive la Charte ! se sont fait fusiller, pendant trois jours
au profit de deux cent vingt mille boutiquiers qui, à leur
petit commerce, vont pouvoir ajouter le trafic de leur
conscience, le tout sous la gérance d'un bon père de
famille qui ne demande qu'à prospérer lui et les siens.
Le gérant est un honnête seigneur qui, du fond de
son manoir, sous de beaux ombrages, loin des vains
bruits du monde, attend tranquillement la fin de la
bataille pour faire son entrée dans sa bonne ville de
Paris.
De son côté, l'autre personnage pour qui de beaux
soldats se font tuer par des gamins et se laissent à
moitié enterrer sous les pavés, est aussi à la campagne,
dans son manoir, et attend latin de l'affaire en jouant
une partie de whist avec M. de Duras, M. de Luxem-
bourg et madame la duchesse de Berry.
L'attitude des deux intéressés n'est-elle pas remplie
d'enseignements?
INTRODUCTION. (17
Ah ! si dans la douleur peinte 8ur la face de Bona-
parte à Waterloo» j'ai pu voirie deuil de la mëre-patric
et m'apitoyer avec elle, Tindignation ne me permet-
elle pas d'arracher les insignes de ces deux rois et de
faire un instant descendre ma plume d'historien à ce
misérable jeu do les traiter en particuliers?
A l'un, tout à l'heure un baron viendra dire : « Sire»
il est temps de partir . » A l'autre, deux petits journalistes
dépéchés par un banquier, quelques industriels et quel-
ques avocats, viendront articuler : « Monseigneur, on
vous attend. »
Et il a fallu quarante et des années, cent batailles,
insurrection sur insurrection, quatre gouvernements
renversés pour arriver à cette réalisation du rêve des
habits noirs du Jeu de Paume, à cette grande curée
des places, des honneurs et des richesses, depuis si
longtemps convoitée, à cette monarchie constitution-
nelle qui aura été le siècle de Louis XIY du tiers état,
son mardi-gras, ses lupercales ! En vérité ce n'était pas
la peine !
Le siècle charriait une autre idée dans les Uots de
sang qu'il a versés. Ce n'était pas pour résigner l'au-
torité gouvernementale ou électorale, c'est-à-dire le
plus sûr moyen de fortune, entre les mains de deux
cent mille propriétaires et boutiquiers, qu'on avait
brisé, sous le nom de privilèges, à la tribune nationale,
cette même autorité détenue par deux cent mille prê-
tres ou marquis. Mais paix à la cendre des morts ! Lo
suffrage universel a donné depuis la signification de ces
batailles de géant.
Si l'historien, comme un autre Minos, avait à juger
08 INTRODUCTION.
les âmes, le fait qui, dans cette grande intrigue des
guerres civiles^ jetterait dans sa balance un poids plus
décisif, n'est qu'une simple lettre adressée parle mo-
narque fugitif à celui qui bientôt va lui succéder. Le
dépossédé croit si peu à l'usurpation de son parent
qu'il lui recommande avec confiance ce petit Henri,
germe échappé au poignard de Louvel et conservé dans
les flancs d'une femme, — comme si la Providence ne
se lassait pas, en multipliant les prétendants, de pré-
parer des querelles entre les peuples. C'est plus qu'une
recommandation, c'est un ordre qu'il donne, ordre pré-
cis à l'égard de l'enfant qu'il désigne pour le trône, et
d'une négligence pleine de grandeur et de dignité en
ce qui concerne ses intérêts propres (1).
Parmi les sentiments que remue T histoire, la sympa-
thie pour le malheur doit occuper le premier rang. En
même temps qu'elle amollit ce dur récit des affaires
publiques, elle nous ramène à l'humanité dans la po-
litique. On peut donc rappeler cette lettre parce qu'elle
jette je ne sais quel mélancolique reflet sur la personne
de ce roi fugitif dont le plus grand tort fut de naître
mille ans trop tard. La bonne foi avec laquelle il dicte
à son cousin l'ordre de succession au trône l'élève au-
dessus du ridicule d'un pareil ordre dans un pareil mo-
ment. L'indignation retombe toute entière, et d'autant
plus lourde, sur ce cousin que la fortune des insurrec-
tions vient d'élever sur le pavois, comme le gage des
intérêts de la bourgeoisie. Il est le dernier de ces cadets
qui depuis plus d'un siècle convoitent le trône de
(1) Lettre de Chaçjes X au duc d'Orléans, datée de Rambouillet, 2 aui\t
1830.
INTRODUCTION. 69
France. C'est à peine s'il peut contenir son impatience,
tout en se retranchant, comme Tibère sollicité à la ty-
rannie par le Sénat» dans des paroles obscures. L'heure
n'est pas encore venue. En attendant, il abuse de vaines
promesses ce vieillard qui ne croit même pas qu'on puisse
toucher au principe sacré de l'hérédité royale; il trompe
le peuple en descendant jusqu'à lui prodiguer sa main.
Le crime de l'homme est là tout entier; le reste
n'est que le crime de la monarchie représentative.
Le nouveau roi agira, en somme, dans le sens de
l'absorption individuelle ainsi que l'avait fait son pré-
décesseur. Seulement, comme un vieux rat prudent
qui sait qu'on veille au logis, il grignotera la Charte.
L'autre avait d'un seul coup mis sur la proie sa griffe
royale. Ce n'est pas au surplus l'histoire des actes qui
fait Tobjet de ce discours. Leur interprétation suffit.
Pour suivre et expliquer la génération des idées qui ont
amené l'explosion de février 1848, nous devons rester
sur la hauteur où nous sommes placé. Nos regards do-
minent plus aisément ainsi le vaste tableau des révolu-
tions contemporaines.
Condensons en quelques mots, s'il se peut, la série
historique qui s'ouvre en 1789 : il s'agit de savoir qui
l'emportera du schisme ou de la doctrine première,
de l'autorité par voie de privilège, ou de l'autorité par
voie de libertés publiques. Tel a été le terrain de la
lutte; lutte éternelle d'ailleurs, puisqu'elle a pour objet
le principe éternel de toute société humaine: l'autorité.
A mesure que les peuples ont compris que ce mot vou-
lait dire non-seulement domination supérieure, mais
encore développement de son moi; non-seulement re-
70 nrrftODOctton.
ligion, morale, lois, mais encore appropriation d'une
part légitime dans la chose publique, voix consultative
et élective dans l'administration de TÉlat , développe-
ment infini de ses facultés , ils ont réclamé d'une voix
plus impérieuse contre l'injustice de leurs gouvernants.
Les moins pauvres et les plus éclairés de ces récla-
mants furent les bourgeois du moyen âge, espèce
d'hommes libres des temps romains, qui, en raison de
leurcondition meilleure, purent lutter contre la noblesse
6n a'alliant à la royauté, contre la royauté avec le se-
cours des parlements, et arriver enfin à cette grande
protestation de 4789 qui acheva leur émancipation. Le
reste des événements jusqu'en 4 830 n'est que l'effort
mourant du vieux système luttant contre la répartition
nouvelle de l'autorité. Sur ce fond un peu monotone la
dostinée improvisa, en vue des révélations ultérieures,
t'béroïque épisode de l'Empire. Mais la lutte se continue
avec la servilité de la plus rigoureuse logique jusqu'à
l'épuisement complet de l'argumentation, jusqu'au roi-
prêtre^ jusqu'à la royauté de droit divin.
En ce qui concerne la bourgeoisie,c'est<*à«dire les hom-
mes libres des communes, les gens des Parlements et les
Constituants de la fin du dernier siècle, on peut consi-
dérer la lutte comme achevée. Dans l'ordre spéculatif,
4830 se renoue donc étroitement à 1789, date de la
ihonarchie constitutionnelle. L'avènement normal des
hommes du Jeu de Paume est accompli. M. Dupin est
aussi grand queLouis-Philippe et le peuple crie aussi vo-
lontiers : « Vive Odi|on«^Barrot ! » que : « Vive le roi I » Ils
ont le pouvoir, la science, la richesse) le talent et la vertu.
Ils ont tout, ils sont tout. Le vieux Sieyès existait en-
INTRODUCTION. 71
core. Du fond de son parc de Marly, où il erre à pas
lents, la tête inclinée, comme le fantôme d'un siècle
écoulé, il peut, à travers les lueurs de sa raison expï^
rante, sourire à sa prédiction réalisée et se croire à ja^
mais débarrassé de cette ombre de Robespierre contre
laquelle il ordonnait à ses valets de défendre sa porta.
Ils sont tout, ils ont tout; mais ils voudront tout
garder; telle est rélernelle tendance des castes comme
celle des individus. Ils envieront à leur roi le peu
d'autorité qu'ils lui laissent et celui-ci leur enviera la
leur. Ce roi, entre leurs mains, sera plutôt une manière
de raison sociale, qu'un monarque véritable; et lui
ne verra dans la prétendue pondération des pouvoirs
qu'un moyen de diviser pour régner. Nous touchons à
une sorte d'oligarchie bourgeoise qui nous donne,
sous la forme abstraite des droits politiques atta*
chés au cens, un vague souvenir de la féodahté. Le
xvm® siècle se développait dans le xix«, mais il déviait
dans la réalisation. La bourgeoisie arrivée aux affaires
trouva que tout était bien. Elle éleva des forteresses et
des retranchements pour proléger sa conquête» Au
parlementarisme féroce et anarchique de la Convention
et de la Restauration, avait succédé un parlementarisme
vénal qui, en peu d'années, enveloppa les trois quarts
du corps électoral.
Comme au temps des brigues du forum, on achetait
les suffrages, et l'élu tâchait ensuite de rentrer dans
ses déboursés en vendant, avec plus value, son vote au
pouvoir. Dans ce genre de prostitution, comme dans
celle des femmes, ce qu'il y a de singuher c'est que
l'objet vendu n'existe pas. Où est la consciente de l'é»-
72 INTRODUCTION.
lecteur vénal ? Où est la vertu de la courtisane 7 Aussi
tous ces censitaires croyaient-ils avoir fait un marché
d^autant meilleur qu'ils n'avaient rien donné, rien
qu^un chiffon de papier avec un nom vulgaire jeté dans
une urne. Et en effet, cela est bien peu de chose pour
gouverner un peuple!
Le roi crut pouvoir s^en contenter. Les manipulateurs
ne lui manquèrent pas. La monarchie de juillet a usé
une soixantaine de ministres en dix-huit ans. 11 y a
dans cette compagnie des noms que personne ne sait,
excepté le sténographe du Moniteur. D'autres ont acquis
une célébrité sans grandeur, et, malgré le talent et l'ha-
bileté dont ils ont fait preuve, leur nom périra miséra-
blement, parce qu'ils ne l'ont attaché à rien de grand.
Sauf quelques traits de caractère dont la postérité ne
se préoccupe guère, quelle différence fera-t-on un jour
entre M. Decazes et M. Guizot, entre M. Thiers et M. de
Yillèle 7 Ces nuances échappent déjà aux générations
qui s'élèvent. Indignes de fixer l'atteniion de la jeu-
nesse, elles se couvriront rapidement de cette pous-
sière profonde qui ensevelit les hommes et les choses
d'ordre secondaire.
Il n'entre pas dans le cadre de cet aperçu d'accorder
aux individualités d'un règne plus remarquable parles
idées que par les faits une place qili ne leur est pas
due ici. Mous la leur avons amplement consacrée ail-
leurs (1). L'heure est venue de conclure. Une force
irrésistible , celle de la logique et de Penchainement
(1) Les hommet ei les mœurs, en France, sous le règne de LouiS'Phi»
lippe, 1 vol. io-S.
INTRODUCTION. 73
historique, nous précipite vers la catastrophe que nous
avons entrepris de raconter.
Où commençait la bourgeoisie ? où finissait-elle 7 Les
deux cent vingt-deux mille censitaires à deux cents
francs ne s'étaient jamais posé cette question. Quant
au pouvoir, il sentait bien qu'en élargissant le cercle
électoral il lui devenait plus difficile de lui appliquer
son système de vénalité. Là était évidemment le défaut
de la cuirasse de ce gouvernement impossible qui se
maintenait à travers les insurrections, les assassinats,
les injures de la presse et de la tribune, par une sorte
de miracle providentiel.
L'opposition formait un corps formidable de petits
contribuables et de capacités réformistes, de républi-
cains girondins ou jacobins, de socialistes-communistes,
phalanstériens, saint-simoniens et subdivisions, delégi-;
timistes de toutes nuances, d'un populaire voulant, lui
aussi, se faire place au soleil à l'instar de la bourgeoisie ;
armée sans discipline, puissance sans unité, avec la-
quelle on renverse les trônes, mais qui ne saurait fon-
der une République.
Le présent recelait déjà les secrets de l'avenir. Quel
que fût le gouvernement qui sortit d'une pareille op-
position, c'était un gouvernement perdu. Le parlemen-
tarisme avait produit son dernier fruit : l'anarchie
dans les idées, la pire de toutes, la condition la plus
fatale dans laquelle un peuple puisse tomber , car elle
le rend impropre à rien instituer de sérieux en même
temps qu'elle en fait une multitude ingouvernable.
Tel fut le résultat de l'avènement des libéraux fils
des Constituants de 1789. La machine de guerre qui
74 INTRODUCTION.
avait servi pour briser l'autorité et s'en distribuer les
morceaux tournait contre eux. Ils s'étaient enrichis
par Tindividualisme, par l'industrie ; ils avaient réha-
bilité le moi, la matière, au détriment de la religion,
du sacrifice et du mépris des richesses; ils avaient placé
le droit en face du devoir. Comment le peuple n'eùt«-il
pas compris qu'on lui laissait tous les devoirs en s'ap-
propriant tous les droits ; qu'on s'enrichissait et qu'il
restait pauvre ; qu'on le gouvernait et qu'il regardait
faire ; que dans cette répartition de Tautorité, ou autre-
ment dit des droits politiques, il y avait deux cent vingt
mille citoyens actifs et trente-six millions de passifs?
Les prétentions éclatèrent enfin et sur tous les points;
car, ne nous y trompons pas, le jour où la révolte de
juillet eut soudé 1830 à 1789, où le programme des
Constituants fut réalisé, il fallait que l'histoire marchât
en avant, que la révolution reprit son cours» Kien n'é-
tait moins propre que le régime parlementaire à enchai*
ner ce levain sans cesse en fermentation qui précipite
le mouvement des sociétés.
La révolution recommençait grosse d'exigences nou-
velles^ ou plutôt de toutes les exigences. Il lui fallait
l'esprit et la matière, le pouvoir et la richesse. 11 lui
fallait la science^ la sagesse, la vertu et la volupté. Elle
voulait tout, par tous les moyens possibles ou impossi-*
blés et préalablement contradictoires. Elle trouvait des
philosophes, des théoriciens, des poètes pleins d'élo-
quence , de ténèbres et d'étrangeté pour toutes ces
prétentions. Et tous ces demi-dieux se regardaient déjà,
en prévision du pouvoir, avec des yeux sanglants. L'a-
i^arcbie niiontait, montait toujours, légitime et folio en
même temps! ce n'était pliig, comme à l'époque des
croisades ou des guerres de la République et de TEm-
pire, un sentiment militaire poussant les peuples et les
armées vers une même conquête; c'était unmoiirra«'
tionnel voulant avaler l'univers; des fanatiques de
l'idéal lancés à la recherche de l'absolu ! Il ne manquait
plus qu'un dernier coup de pied dans les barrières de la
monarchie constitutionnelle pour mettre en conflagra-
tion cette multitude d'éléments hétérogènes.
La destinée de la seconde République française était
de devenir le champ de bataille des idées du }lix« siè-
cle* Là git le secret de son insuffisance, de son manque
d'unité» de sa perte.
Au moment d'entamer ce récit grotesque et sanglant»
qui demanderait à la fois la plume d'un Tacite et celle
d'un Suétone, en feuilletant les pages de ces pamphlets,
de ces journaux» de ces mille vestiges ou se trahis^
sent en traits si accentuée la bassesse» l'infamie, la sot-
tise et le ridicule humains, je me sens pris d'une indici-
bleamertume. Ah! sans doute aucun de ces accompagne-
ments ordinaires ne manquait à la première République
française, mais elle avait ce qui sauve l'histoire des
peuples, ce qui n'est que trop absent, hélas! de cette
lille cadette de la philosophie» de la seconde Républi-
que française : Théroisme !
N'oublions pas, surtout, la grande ligne qui traversera
ce récit comme la maîtresse poutre destinée à soutenir
rédifice. L'éternel enjeu de cette révolution, comme de
toutes les autres, c'est l'autorité. De quelque nom que
les partis s'affublent, quel que soit le mot d'ordre ou le
cri de ralliement, à travers toutes ces intrigues et ces
76 INTRODUCTION.
inepties, ce que chacun veut, c'est une part de tous les
biens sociaux. Modeste ou exagéré, tel est le vœu géné-
ral. L'ignorance, Tempirisme et Tintrigue feront le
reste.
Et, comme pour augmenter l'embarras du narrateur
de ces annales complexes, il a fallu que ces compéti-
tions universelles et démesurées tombassent au milieu
du plus profond gâchis parlementaire, chez un peuple
qui, en soixante ans, a compté par deux les monarchies
constitutionnelles, les Républiques et les Empires.
Ne comprend-on pas, à de tels exemples, qu'en pré-
sence de sa patrie en délire, sentant la nécessité d'un
suprême appela l'autorité, Machiavel écrivit le Prince
de cette même plume qui avait tracé le Traité de la Ré^
publique? C'est qu'aux yeux des grands politiques, la
patrie est au-dessus des partis, la société au-dessus des
formes gouvernementales; et que, sans autorité, il n'y
a ni gouvernement, ni patrie, ni société!
HISTOIRE
DE LA
SECONDE RÉPUBLIQUE
FRANÇAISE
■<i S-C^^^c5£-^;^<K- ->
CHAPITRE PREMIER.
Funestes présages. — Démoralisation des hautes classes. — AfTaires Prasiiti,
Léotade, Teste, Cubières, Gudin, Berghes, etc. — Suicide de M. Bresson. —
Émeute de Buzançais. — Embarras extérieurs. — Impopularité de M. Guizot.
— Sa politique en Europe. — Attitude et tactique de l'opposition. — Ab-
stention des républicains. — Banquet du Cbâteau-Rouge. — M. Odiloo
Barrot, son portrait.— Clôture de la session. — Banquet de Lille. —
M. Odilon et M. Lcdru-Rollin. — Banquet de Dijon ; mot de M. de La-
martine. — Banquet de Châlons. — Ouverture de la session. — Discours du
trône. — Discussion de l'Adresse. — Éloge de la Convention à la Chambre
des pairs ; M. d'AIton-Sliée- — M. dé Montalembert. — Chambre des dé-
putés. — Affaire Petit, — Scène de haute comédie politique. — La majo-
rité. — M. Guizot et Louis-Philippe. — Affaires d'Italie. — Question suisse.
— Question polonaise. — Affaires de la Plata. — Algérie. — Dixième pa-
r(igra[)he. — Amendement Darblay. — Amendement Desmousseaux de Givré.
— Amendement Sallandrouze. — Vote d'ensemble. — Suspension du cours
de M. Micbelet. — Pétition de trois mille étudiants. — Le préfet de police
et la commission du banquet du Xli« arrondissement. — Imminence du
conflit.
Les vieux historiens racontent que le phare de Ga-
prée s'écroula dans la nuit qui précéda ia mort de Ti-
bère, et que plusieurs autres funestes présages annon-
cèrent ce grand événement dans l'Empire.
78 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
La Providence n'épargna pas non plus les signes de
sa colère vers la fin du gouvernement de Louis-Phi-
lippe. Les dernières années de ce règne furent mar-
quées par des crimes monstrueux et d'in£âmes scan-
dales, dont Thorreur grandira dans la postérité. Il
semblait que jusqu'alors la société se fût couverte d'un
masque, et qu'une main vengeresse le lui arrachait aux
yeux des multitudes* L'Honneur et la Vertu se reti-
raient du parti de la richesse. Des hommes de la lie du
peuple, rencontrant dans le faubourg Saint-Antoine
les carrosses de la cour, purent, sans révolter la pudeur
publique, leur lancer de la boue en criant : a Aux vo-
leurs! »
Le pauvre honnête, le larron de bas étage lui-même,
virent juger les grands de ce monde. Le résultat phi-
losophique fut double. Le pauvre citoyen se dit : Je
yaiix mieux que ceux qui me gouvernent. Le voleur
pensa qu'il avait des collègues jusque dans les plus
hautes régions de la société, que, par conséquent, il
avait suivi la bonne voie, que tout le monde volait»
et que, finalement, ici-bas, rien n'est qu'heur et mal-
heur.
L'Église, la magistrature, la noblesse, la cour, l'ad-
ministration, l'armée fournirent un formidable contin-
gent aux délégations du crime.
Dans un de ces charmants hôtels des Champs-Elysées
qui ressemblent à des petites maisons d'autrefois, sous
ces discrets et riants ombrages enviés du passant, un
chevalier d'honneur de madame la duchesse d'Orléans,
M. le duc de Praslin , pair de France, assassinait sa femme,
mère de neuf enfants. Et jamais, non jamais le sombre
LES BANQUETS. 79
géuie du drame anglais n'imagina rien de pareil à ce
qui se passa durant celte nuit épouvantable !
A Toulouse, dans un de ces asiles où les frères
de la Doctrine chrétienne se préparent à donner au
peuple Texemple de toutes les vertus, le frère Léotade
violait dans un grenier une allé de quinze ans, la tuait
et la lançait par-dessus les murs du couvent, comme
les débris d'un repas qu'on jette aux immondices.
Un ancien ministre, président de la cour de cassa-
tion, grand ofiBcier de la Légion d'honneur, M. Teste,
trafiquait, pour des sommes énormes, des concessions
de l'État.
M. Cubières, lieutenant général, pair de France,
ancien ministre lui-même, favorisait ces trafics à la
suite desquels le banquier Pellapra prit la fuite.
Un quatrième complice, du nom de Parmentier, fut
condamné.
M. Gudin, aide de camp du roi, fut surpris trichant
au jeu.
M. le prince de Berghes, fabriqua de faux jetons.
M. le prince d'Eckmùlh, pair de France, disparut.
M. le comte Bresson, ambassadeur à Naples, se
coupa la gorge avec un rasoir.
Des sinistres éclatèrent sur terre et sur mer. Des
paysans affamés pillèrent plusieurs maisons de Buzau^
çais.
Ajouterai-je à cette litanie du crime et du malheur
cette scandaleuse affaire Petit qui occupa les Chambres
aux derniers jours de ce règne? — L'heure n'est point
encore venue, mais à mesure que nous avancerons
dans le récit de ces intrigues et de ces catastrophes
80 SECONDE BKPUBLIQUE PBANÇAISR.
nous verrons tomber ie fard de la joue des acteurs et
tomber aussi leur costume.
L'araignée ne file pas sa toile avec plus d'art que la
Providence n'en mit à lisser les mille réseaux dont elle
enveloppait graduellement cette monarchie si sûre de
ses calculs et de sa force. Comme pour mieux assurer
la révolution en France, elle fomentait au loin des trou-
bles qui compliquaient la politique du cabinet d'embar-
ras extérieurs. On en était venu à se disculper devant
l'Angleterre des imputations soulevées par les mariages
espagnols, à chercher contre elle un appui dans l'al-
liance de M. de Metternich, à s'attirer l'éloge du roi
anticonstitutionnel Frédéric-Guillaume , à essayer un
rapprochement avec la Russie, à poursuivre, en un
mot, je ne sais quel rêve impossible d'une alliance con-
tinentale dont lord Palmerston se jouait par des hos-
tilités diplomatiques et par des armements très-signi-
ficatifs.
Le rêve de M. Guizot avait cela de particulièrement
déplorable qu'il comblait la mesure d'impopularité du
cabinet. Il couvrait le président du conseil d'une forte
teinte de mauvaise foi et d'un léger vernis de ridicule.
L'opposition dut en effet se demander comment M. Gui-
zot pouvait se retrancher dans les traités de 1 81 5 après
les avoir jadis reconnus violés à Cracovie, et par quelle
fantaisie, dans la question suisse, ce huguenot deve-
nait si bon ligueur?
Les événements compliquèrent cette situation déjà
mauvaise et montrèrent bientôt à M. Guizot ce que
coule à un ministre français l'amitié de M. de Metter-
nich. Pie IX, le pape libéral, avait, selon l'usage des
LES BANQCJETS. 81
libéraux, soulevé des tempêtes qu'il ne pouvait plus
conjurer. L'Italie, affamée de constitutions et saisie du
besoin très-naturel de se gouverner elie-mème, se le-
vait depuis Naples jusqu'à la Lombardie au cri de Vive
la liberté ! et ce mot retentissait dans la politique fran-
çaise avec une sonorité menaçante.
Sûr de sa majorité de fonctionnaires et enivré de sa
victoire électorale remportée à prix d'argent, le cabinet
poursuivait aveuglément sa politique dédaigneuse et
provocante à l'intérieur, autant que servile au dehors.
Les signes funestes qui se multiplièrent dans cette ses-
sion de 1846 frappaient tout le monde excepté lui. Il
s'était fait un calme singulier autour du pouvoir. L'eut-
on pris en flagrant délit de trahison, le cabinet pou-
vait répondre par 225 voix achetées sans réserve, et
par conséquent fidèles jusque dans la honte. Ces si-
tuations tendues, où les radicaux n'ont qu'à se taire
et à attendre, sont très-favorables aux modérés, aux
progressistes , aux honnêtes gens, aux politiques de
sentiment et d'esprit. Ils ont bien vite forgé pour la
circonstance quelque petit traquenard de légalité où
vient inévitablement se prendre la politique du pouvoir
quand même. Les parlements sont Técole de ce genre
de manœuvre.
De vieux tacticiens, libéraux rompus dès la Res-
tauration à l'opposition légale , comme M. Dupin,
des gauche-dynastiques, comme M. Barrot, des répu-
blicains-orléanistes, comme MM. Garnot, Garnier-Pagès,
des conservateurs progressistes , comme MM. Des-
mousseaux de Givré, de Girardin, des gens d'esprit sans
portefeuille, comme MM. Thiers et de Rémusat, recom-
T. I, 6
82 SECONDE RàpUBLIQUB FRANÇAISE.
mencèrent la lutte sans entrer en frais d'imaginatioii.
La réforme électorale et parlementaire , qui avait
échoué par le système des pétitions, fut remise à l'ordre
du jour de Topposition et rajeunie sous forme de ban<*
quets. C'est une erreur en politique de croire à Tineffi-
cacité des vieux moyens d'escrime ; ils sont toujoiirs
excellents lorsqu'on en fait usage avec sagacité, La ré-
forme électorale offrait cet avantage qu'elle fournissait
aux multitudes un bon thème à déclamations. Sa Qature
extra-parlementaire permettait à l'opposition de pas-
sionner le dehors sans quitter la tribune. Le mot de Ré-
forme qui porte avec lui le génie protestant et anglais, a
toujours sonné agréablement aux oreilles libérales. En
France, il éveille de vieux souvenirs de Fronde qui flat-
tent les instincts de la petite bourgeoisie. La (uassç de$
gens naïfs se complaît aisément dans l'utopie des révo-
lutions légales. La réforme électorale offrait tout of la»
et par-dessus tout cela l'immense avantage d'i^ttaquer
dans le vif ce régime basé sur le cens. C'était entauoer
le monument par la base.
Louis-Philippe le sentit et résista.On lui a souvent re-
proché de n'avoir pas accepté la réforme. Rien sans
doute ne s'oppose à ce qu'un régime s' établis^ et fonc^
tienne avec le suffrage universel; mais où est le gouver-
nement assez pur pour pouvoir» au boutde dixans^ouvrir
de lui-même les écluses de l'opinion et modéreir 1^ flot
révolutionnaire qui en est la conséquence? Ce n'était
certes pas le gouvernement de Louis-Philippe. Aussi,
dans sou intérêt privé, le vieux roi eut-^il parfaitement
raison d'opposer à toute idée de réforme une résistance
forcenée. Et pourtant, voyez rimplaeabilUé du 4^$^
IM BANQUETt. 88
qui renverso les trônes, cette logique le précipitait vers
sa perle. La politique contraire avait perdu Louis XYI.
A peine le comité central des élections eut-il ima*-
giné la bizarre conception des banquets, que la France
entière se mit à banqueter avec une discipline de mau*-
vais augure pour le pouvoir. La fiction légale obtint
un prodigieux succès. Il se mêlait à Pidée de banquet
je ne sais quel parfum d'antiquité et de girondinisme,
très-suffisant pour échauffer l'imagination des rhé-
teurs. Le côté matériel de Taffaire flattait Torgane
dominant et symbolique du règne, le ventre. Tout con-
tribuait donc au succès de la révolution. Il était dans
la destinée de ce régime qui, selon Texpression d'un
poète, avait gouverné les hommes par les dîners, de
succomber par les dîners.
Les républicains ne virent pas d'abord tout le parti
qu'ils pouvaient tirer de cette ingénieuse idée. La
fraction jacobine s'abstint de figurer au banquet de
douze cents couverts qui eut Heu le 9 juillet 1 847, au
Château-Rouge. Les prudents de la gauche-^dynas*-
tique, comme MM. Thiers et de Rémusat, jugèrent
d'autre part que la protestation devenait sérieuse et
que le moment de battre en retraite était venu. Ils mi-
rent pour condition à leur présence qu'on porterait on
toast au roi. C'était habilement se placer dans l'impos-
sibiUté d'assister au banquet. Le toast au roi eût écarté
un grand nombre de démocrates et dépopularisé Vagi-
tation. Les auteurs de la conception n'étaient pas fâ-
chés d'ailleurs de jouer la charade du mot de Mira-
beau : < Le silence d#s peuples est la leçon des rois.»
M« de Lasl$yrie 1^ père présidait cette réunion ap-^
84 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
puyée de quatre-vingts députés libéraux vieillis dans la
pratique des manifestations pacifiques. Le Natiwval^
ami des classes bourgeoises et inclinant par tempéra-
ment vers la gauche^dynastique, représentait l'opi-
nion la plus avancée dans cette assemblée de gardes
nationaux, d'avocats, de journalistes et de députés, chez
qui des espérances personnelles se mêlaient aux idées
de progrès et de réforme.
Le mobile individuel, il ne faut jamais l'oublier, est
ce qu'on trouve de plus vivace au fond de toute agi-
tation comme de toute réaction politique. Ce principe
égoïste, mais souverainement humain, caractérise
surtout les manifestations pacifiques qui ne veulent
rien livrer au hasard. Le combat entraînant un plus
grand développement de passions et de plus grands
périls, donne lieu à des actes plus désintéressés. Je ne
dis rien des masses qui obéissent à ces excitations su-
périeures moitié par générosité, par instinct de justice
froissé, moitié par un sentiment de vengeance contre
l'ennemi, c'est-à-dire contre les maîtres et les puis-
sants de ce monde. A ces causes il faut ajouter un cer-
tain amour du désordre, des grands spectacles qui en
résultent, et de vagues rêves de diminution de travail,
d'augmentation de salaire; ce qui, avec le pain et le
vin à bon marché, constitue l'idéal du bonheur chez
les classes pauvres.
Une figure d'insurgé débonnaire dominait cette as-
semblée et la caractérisait mieux qu'elle ne se le fût
imaginé. A cette réunion d'honnêtes gens enivrés de
quelque fumée d'ambition et du bruit de leur parole,
à cette copie un peu ridicule des protestations du tiers
LES BANQUETS. 85
état faite par des neveux dégénérés des Mounier, des
Bailly et des Lally-Tolendal, il fallait un chef qui fût lui-
même la déteinte d'un Pétion. M. Odilon Barrot réunis-
sait dans sa personne les nuances délicates de ce rôle dif-
ficile et faux. L'air farouche dont il se plaisait un peu trop
peut-être à rembrunir sa ronde et sereine physionomie,
était contre-balancée par une véritable bonté d'âme.
Sa majesté n'excluait pas une parfaite simplicité de
mœurs. Nul n'a jamais mis en doute la probité de cet
agitateur qui ne recevait point comme Mirabeau, Dan-
ton, OXonnel, de subvention secrète ni patente du
pouvoir ou des partis. Et l'on peut affirmer que jamais
révolutionnaire n'eut au fond du cœur une plus pro-
fonde horreur du désordre et des guerres civiles.
Les éléments se combinaient pour que M. Odilon
Barrot devint le personnage héroï-comique de la révo-
lution de février, le chef grotesque de quelques fins
personnages qui le dirigaient à leur gré, l'apôtre d'une
foule de petits bourgeois croyants à la sonorité de ses
poumons; gens qui n'en demandent pas davantage en
politique et à qui cela doit effectivement suffire (1).
MM. Thiers, de Rémusat, de Hauranne, de Maleville et
quelques autres espéraient se servir du bonhomme pour
lui faire tirer les portefeuilles du feu. L'avenir leur
ménageait une étrange surprise.
Les discours prononcés au banquet du Château-
Rouge, désillusionnèrent les républicains dont l'impa-
tience eut sans doute tout gâté, mais la fatalité en avait
décidé autrement et cette modération même contribua
(1) M. Odilon Barrot fat ainsi qne MM. Ijafitte et Lafayette l'un des inven-
tenrsdela célèbre divise : Lt^monarckie entourée d^inttitutions républieainee.
86 SECONDE RiFUBUQCB VBAHÇAISE.
(l'âutant plus au succès des réformistes* Elle tranquillisa
le pouvoir et gagna le cœur de la bourgeoisie. Les raille*
ries du Journal des Débats ne trouvèrent point d'écho
dans le public. Cette feuille ne fit que s'attirer Tantipa»
tbie des masses et se préparer à elle-*même par son arro-
gance, au moins inopportune, une bonté plus profonde.
La session vint clore, peu de temps après (1), la pre*^
mière série de ces prolégomènes parlementaires d'une
révolution. Cette suspension d'armes, qui ordinaire^
ment procure aux pays représentatifs un peu du silence
dont ils ont tant besoin , devenait dans ces conjonc*
tures une nouvelle cause de trouble. Au lieu d'amener
le repos des imaginations, la clôture de la session en**
gendra une fièvre générale, la fièvre des banquets.
Les ambitions de province commencèrent à concevoir
le parti qu'on pouvait tirer du mouvement, tandis que
les douze cents convives du Château«Rouge enflam-
maient l'esprit des politiques d'estaminet et des amis de
la légalité. Les députés de l'opposition, retournés dans
leurs départements respectifs, devinrent les promo-
teurs de ces agapes réformistes. L'occasion de conti-
nuer de parler, malgré la clôtura de la session, était trop
belle pour la manquer.
Mficon donna le branle. C'était U seconde fois que
cette ville saisissait l'occasion d'entendre M. de Lamar-
tine dont la personnalité grandissait de jour en jour (S).
Il réussissait par la seule influence de sa physionomie et
de son talent à colorer de je ne sais quelle nuance ro-
manesque ce mouvement jusqu'alors si parfaitement
(1) Le 9 août 1847.
(2) n Tenait de publier VJffitioire des Oirondinê,
LES BANQUm. 87
prosaïque* Colmar, Reims^ Boissons» La Charité, Char-
tres, Bethune, Saintes, etc., suivirent cette impulsion.
Il est à remarquer que dans cette dernière Ville, M. Du-»
faure, à Tinstar de MM. Thiers et de Rémusatà Paris,
refusa d'assister aU banquet. L'esprit et le sens com-«
mun abandonnaient décidément la cause de la gauche
dynastique.
Parmi tous ces banquets, dont le pouvoir ne s'inquié*-
tait pas encore, il en faut distinguer trois qui donnèrent
une impulsion nouvelle à cette agitation, devenue foi^
midable. Le premier eut lieu à Lille. Lorsque M.Odilon
Barrot^ habitué à une facile domination, voulut en ré-
gler les toasts de façon à donner une marque indirecte
de sa sympathie pour la dynastie, en même temps
qu'il continuait soti rôle d'orateur indigné, une voix
osa le contredire. Il fut terrifié en se trouvant en face
de lui-même, ou plutôt en face d'un Sosie, avocat et
député, mais d'un Sosie jeune, beau, vigoureux, ré^-
pubiicaiUj doué d'excellents poumons et d'une vérita-
ble éloquence : M. Ledru^RoUin. La réputation de cet
orateur, comme celle de M. de Lamartine, avait con-
sidérablement grandi dans la dernière session. Sa
présence au banquet de Lille annonçait l'invasion du
jacobinisme dans le camp réformiste. M. Odilon Bar-
rot vaincu fut obligé de battre en retraite et de lais-
ser son compétiteur maître du terrain. Dans un dis*-
cours énergique, semé d'images hautes en couleur,
H. Ledru-Rollin dessina une politique nouvelle. « On
me découvre avec indignation des plaies honteuses,
s'éoria-t-il; où est le fer puissant qui va les cicatri-
ser ? » Pour quiconque est familiarisé avec la prosodie
88 SBCORDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
parlementaire cela équivalait à un appel aux armes.
A dater de ce jour, jusqu'au banquet de Rouen où
H. Odilon Barrot trouva une dernière et fugitive
consolation, Fagitation réformiste fut conduite par la
démocratie. Le banquet de Dijon mit le comble à l'en-
thousiasme. Au milieu de treize cents convives qui at-
tendaient leur parole avec Tordinaire avidité des Gaulois
pour les discours, MM. Ledru-RoUin, Louis Blanc et
Flocon ( trois membres du futur gouvernement pro-
visoire), dessinèrent plus nettement encore leurs opi-
nions et leurs espérances. « Nous sommes des ultra-
radicaux,» articula M. Ledru-RoUiu. M. Louis Blanc,
dans un style fleuri qu'il affectionne, ajouta : « Quand
les fruits sont pourris, ils n'attendent que le passage du
vent pour se détacher de Tarbre. » Les multitudes sont
académiques. Il ne fallait pas beaucoup de semblables
phrases pour provoquer le délire d'un auditoire at-
tablé.
M. de Lamartine se plait à ce genre de formule qu'on
nomme vulgairement des mois et les tourne souvent
d'une façon très-heureuse. Il en fit un pour caracté-
riser le banquet de Dijon. «C'est le tocsin de l'opinion,»
dit-il.
Au 18 décembre, dans un autre banquet organisée
Châlons, des toasts plus significatifs encore remuèrent
les esprits disposés aux émotions politiques. L'idée ré-
publicaine se dégagea cette fois du mouvement réfor-
miste. Lç grain commençait à se former à l'horizon.
Le pouvoir ne vit rien venir. La politique des intérêts
elle-même n'est pas infaillible. Un mouvement de gé-
nérosité chez les corrompus peut la perdre. Confiant
LES BANQUETS. 89
dans un système uniquement basé sur les mauvaises
passions, le gouvernement allait assister au réveil des
grands sentiments sociaux sans y croire. N^y a*t-il
pas un éclatant enseignement moral dans le spectacle
de ce vieux roi entouré de ministres d'une expérience
consommée, se dirigeant vers Tabime en médisant de
la nature humaine?
Cependant, à mesure que Thiver pluvieux et sombre
avançait, le mécontentement du pays augmentait. La
session s'ouvrit, le 27 décembre 1847, au milieu d'une
inquiétude et d'une curiosité qui devaient donner une
valeur à chaque mot, dans les discussions qui allaient
s'ouvrir. L'adresse contenait en effet le programme
politique du gouvernement. Elle fut écoulée par les
Chambres réunies avec cette avide attention que les
circonstances ajoutaient à une pareille solennité. Le
roi y parlait de la crise commerciale, de la reprise des
affaires, de ses espérances d'équilibre dans le budget
des dépenses et dans celui des recettes, de divers pro-
jets de lois relatifs à la réduction du prix du sel, à l'al-
légement de la taxe des lettres, aux biens communaux^
au régime des hypothèques, aux monts-de-piété, aux
Caisses d'épargne, etc. Il s'exprima ensuite en termes
généraux sur la paix européenne, sur la médiation des
grandes puissances en Suisse, sur le rétablissement de
nos relations commerciales aux rives de la Plata, et
consacra un paragraphe au duc d'Âumale nommé gou-
verneur de l'Algérie en remplacement du maréchal
Bugeaud. Comme dans les lettres de femme, la pensée
du pouvoir se trouvait à la fin: «Messieurs, plusj'a-
» vance dans la vie, plus je consacre avec dévouement
00 SECONDE EtfQBLIQim fRAlfÇAISE.
» au leryioe de la France, au aoin de ses intérêts, de
» aa dignité, de aon bonheur, tout ce que Dieu m'a
i donné et me conserve encore d'activité et de force.
* Au milieu de Tagitatiou que fomentent les passioUË
> ennemies ou aveugles, une conviction m'anime et me
> soutient t c'est que nous possédons dans la monar-
» chie constitutionnelle, dans l'union des pouvoirs de
9 l'Etat, les moyens les plus assurés de surmonter
s tous ces obstacles et de satisfaire à tous les intérêts
• moraux et matériels de notre chère patrie. Mainte^
• nous fermement, selon la Charte, l'ordre social et
» toutes ses conditions. Garantissons fidèlement, selon
» la Charte, les libertés pubhques et tous leurs déve^
» loppements. Nous remettrons intact aux générations
• qui viendront après nous le dépôt qui nous est con-
* fié, et elles nous béniront d'avoir fondé et défendu
* l'édifice à l'abri duquel elles vivront heureuses et
» libres. »
En style de discours de la couronne ce paragraphe,
si modéré dans la forme, contenait une déclaration de
guerre à outrance à l'opposition. Telle était la récom-
pense de la fidélité dynastique de M. Barrot et de ses
amis.
L'expression de pastionê ennemies ou aveuglée piqua
au vif les réformistes* La Bourse, ce fidèle thermo-
mètre des sentiments de la classe moyenne, répondit
aux menaces du trône par une baisse de la rente.
La lutte allait s'engager dans les Chambres sur un
terrain qui, embrassant toutes les questions pendan-
tes, prétait aux grandes batailles parlementaires : la
discussion de l'Adresse au roi. On sait que l'usage est
de répondre à chaque paragraphe do discours dii trône
par un paragraphe correspondant. L*art du rédacteur
gtt dans un servile alrrangement de phrases, qui con-^
sisle à reproduire les expressions du discours dans un
sens aiBrmalif. C'est ainsi qu'une Chambre où le gou-
yernement dispose d'une majorité docile, exprime sa
satisfaction au monarque. L'expression de passianê en--
nemies ou aveugles devait donc se trouver dans le projet
d'Adresse. Il est aisé d'imaginer ce qu'elle allait sou-
lever de colères.
La préséance appartenait à la Chambre des pairs. La
discussion s'y ouvrit aussitôt que la Chambre des dé-
putés lui eut fait part de la formation de ses bureaux.
Mais la pairie, composée d'une noblesse ralliée, discré-
ditée et d'industriels enrichis, était devenue lUnstru-
ment passif des volontés du pouvoir. Ce parti pris écar-
tait l'attention publique de ses délibérations. On était
pressé d^assister à celles de la Chambre des députés
qui, toute factice et toute corrompue qu'elle fdt par le
principe du cens et par les manœuvre du cabinet, était
encore le seul pouvoir qui représentât, ou du moins
parût représenter, l'opinion du pays. Et pourtant, la
Chambre des pairs, sortant un moment du silence des
tombeaux, revenait à la vie avant de disparaître de la
scène du monde ! Un homme jeune encore, H. d'Alton-
Shée, avait osé devant ces débris infidèles de toutes les
révolutions faire l'éloge de la Convention (1). Les pas-
sions, charbons qu'un souffle ranime jusque sous les
cendres, se rallumèrent au cœur de ces vieillards. La
(I) Mwitew unîvenêl. Chambre des pairs, séance da 14 janTÎer.
92 SBGONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
haine est éternelle. Au milieu de la tempête, un homme
noir surgit à la tribune et fit entendre un cri funèbre, un
cri d'un autre temps, qui rendit à ces patriarches en
délire un quart d'heure de folle agitation. M. de Monta-
lembert, comme un hibou que la pioche du démolisseur
trouble dans ses ruines, avait exprimé toutes les fu-
reurs et toutes les épouvantes de ces âmes timides. En
pleine lumière du xix'' siècle, il avait évoqué le fantôme
d'une société expirée ; sûr de trouver dans son audi-
toire suranné des sympathies pour toutes les passions
et tous les préjugés gothiques. Il oubliait qu'à lui et à
ses pareils le xix"" siècle avait le droit de dire : gens du
moyen âge, où sont vos grandes épées, vos puissantes
armures et votre foi robuste? Vos pères ne guer-
royaient pas seulement avec une langue d'avocat. Pre-
nez garde qu'un jour la révolution, sans cesse harcelée,
ne se retourne contre vous et ne vous fasse repentir
de tant d'insolences et d'outrages.
La Chambre des députés était si pressée de commen-
•cer la lutte qu'elle n'attendit pas la discussion du pre-
mier paragraphe de l'Adresse pour ouvrir le feu. Une
protestation contre la nomination de M. Richond des
Brus, député conservateur que quarante-neuf élec-
teurs de l'arrondissement du Puy accusaient de corrup-
tion électorale, fournit à la gauche le prétexte d'entrer
fourche en main dans ce vaste fumier et d'en étaler
aux yeux du pays les immondices et les pourritures.
La majorité saisit cette première occasion de faire
sentir à l'Assemblée ce que c'est que la puissance du
nombre. Elle ratifia l'élection vicieuse.
H. Odilon Barrot, sans perdre un instant, donna le
LES BANQUETS. 93
signal d'une nouvelle lutte, en reprenant en sous-œu-
vre Vaf faire Peiil^ antérieurement ébauchée à la Cham-
bre des pairs. L'opposition, pour livrer ce nouveau com-
bat, faisait choix d'un excellent terrain. Le chancelier
Maupeou avait fait jadis une révolution profonde en
abolissant la vénalité des offices, M. Guizot, assisté d'un
Gil Blas politique, se livrait, non pas à son profit per-
sonnel, mais au profit du système, à une manipulation
d'emplois, que nos mœurs n'autorisent pas plus que
nos lois. Le ministre le plus détesté qu'il y ait eu en
France depuis M. de Polignac comparaissait enfin aux
assises de l'opinion. Jusqu'alors il s'était enveloppé de
son austère probité comme d'une impénétrable armure.
L'opposition lui faisait cruellement sentir qu'il ne suf-
fit pas de la probité domestique pour administrer un
peuple.
Voici ce qui s'était passé à la Chambre haute.
Publiquement accusé d'avoir favorisé les honteuses
transactions qui se passaient journellement dans le ca-
binet de son chef du secrétariat particulier, M. Génie,
il avait été traité par le marquis de Boissy de « courtier
de corruption (1). » Et comme le ministre incriminé se
retranchait dans de vagues excuses, alléguant d'an-
ciens usages, de vieux abus qui n'auraient plus lieu
désormais, une scène de haute comédie, telle qu'il s'en
passe dans ces graves assemblées, avait eu heu à pro-
pos de cet incident. Trois nobles pairs, anciens minis*
très, M. Mole, M. Passy et M. d'Argout, montèrent l'un
après l'autre à la tribune et déclarèrent que rien de
(1) Moniteur universel ^ Chainbnides pairs, séance da 11 janvier 1849.
94 SBCOIIDB RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
semblable ne s'était passé sous leuradministratioii. De
sorte que les cabinets passés accablaient du poids de
leur probité la corruption du présent ministère. H.Bar*
tbe lui-même, ce conspirateur renégat, éprouva le be-
soin, au nom de la Cour des comptes, de protester de
son mépris pour le genre de transactions qu'on repro-
chait au président du Conseil.
Un maladroit ami compléta la scène par un de ces
mots écrasants de candeur qui valent un coup de mas-
sue. « L'humanité n'est pas parfaite , » articula H. de
Castellanne,
A la Chambre des députés, la comédie se renou-
vela. H. Thiers vint, comme un petit saint, déclarer à la
tribune que lorsqu'il était ministrejamaUriendesembla''
ble^ etc. M. Dupin formula son blâme en injures tecb<-
niques de vieille jurisprudence; M. Dufaure les imita.
Blême et insolent encore, M. Guizot se roidissait sur
son banc de douleur. Il y avait des moments où la ma-
jorité, honteuse d'elle-même, paraissait prête à se ca-
cher sous terre, pour échapper à Timplacable autorité
de ce maître qui la vouait à Thumiliation. Les attaques
de Topposition prirent un caractère d'autant plus acca-
bbntauxyeux du pays que des hommes modérés comme
BIM. Duvergier de Hanranne, de Maleville et Dufaure
y mêlèrent leur voix. Le sinistre garde des sceaux Hé*
bert envenima de sa parole acerbe ces débats pleins
d'acrimonie, où le pays put voir en quel mépris récipro-
que se tenaient les diverses fractions de la Chambre.
Dans Tétat de fermentation où étsâent les esprits,
tout devenait incident. On s'était si longtemps ennuyé
en France, qu'on éprouvait un besoin d'émotion, un
us BANQUETS. 95
sentiment de curiosité très-significatifs qu'on retrouve
au prélude de toutes les révolutions* Dans de sembla-
ble9 dispositions le moindre bruit a un retentissement
considérable. Aveo une intelligente perfidie, la pressa
et la tribune exploitaient cet état des âmes et accusaient
le pouvoir de tout ce qui se faisait de mal en France.
Si la vigne avait gelé» la faute en eût été au gouverne^
ment.
La conscience révoltée de la Chambre essaya de ma<*
nifester son mécontentement dans deu^ ordres du jour
motivés. M. de Peyramont, l'homme des rigueurs pé-
nitentiaires, vint au secours du ministère. M. Guizot
rassembla du regard ses honteuses recrues et jeta pour
la seconde fois à la face de ses accusateurs les deux
cent vingt-cinq voix de sa majorité vendue.
Le ministre et son roi en étaient arrivés à l'absolu
mépris des hommes. A force d'avoir manipulé des con-
sciences, d'avoir brassé ce qu'on nommait la matière
éleelorate^ ils ne croyaient plus [qu'aux intérêts. Sans
doute le siècle appartient à l'individualisme et à la ma-
tière. Il en tire sa gloire scientifique et industrielle,
coQtre-poids de son infamie. Mais ce que le ministre et
le roi oubliaient, c'est qu'à côté de la conscience indi-
viduelle, facile à tarifer, il reste la conscience publique
que l'on n'achète point.
Tels furent les préambules de la discussion de l'A-
dresse.
Les gouvernements comme les individus font accep-»
ter leurs vices tant que leur fortune n'est pas ébranlée.
La fortune d'un gouvernement consiste dans l'équilibre
parfait des recettes et des dépenses, et dans le plus pe*
96 SECONDE BÉPUBLIQUE FBANÇAISE.
tit budget possible. Quand M. Thiers, dont Tesprit se
meut avec tant d'aisance dans le brouillard des ques-
tions financières, eut exposé la situation du budget,
les centres parurent perdre quelques-unes de leurs
illusions. On avoua que le pouvoir avait commis quel-
ques fautes. L'affaire Petit, comme un mets mal digéré,
revint aux lèvres de TAssemblée. On parla mœurs. Les
corrompus daignèrent écoqter de beaux discours sur
ce sujet d'amplification développé par MH. de Tocque-
ville, Billault, Dufaure, etc. Mais les condamnés du
centre redevinrent sérieux au moment du vote et re-
prirent la chaîne sans murmurer. M. Guizot en fut
quitte, pour essuyer encore une fois sa joue souillée,
mais non de sang.
Le cabinet poursuivit sa route sur le terrain de TA-
dresse, courant à d'autres infortunes.
En achevant l'exposition 4es affaires d'Italie, M. d' Al-
ton-Shée avait osé devant la Chambre des pairs s'é-
crier, avec cette généreuse inconvenance dont il avait
déjà donné des preuves : « Ce n'est pas en tendant le
]> cou comme des victimes, c'est les armes à la main,
» faisant feu sur leurs oppresseurs, que doivent mou-
» rir désormais les martyrs de la liberté (1) ! » Si Ton
s'exprimait ainsi au Luxembourg, qu'allait-on dire au
Palais-Bourbon? Ajoutez que les affaires d'Italie ame-
naient à la tribune M. de Lamartine : l'orateur le plus
poétique et le plus sentimental delà Chambre pour la
question la plus poétique et la plus sentimentale de la
politique extérieure ! Les proclamations de Radetzki,
(1) Moniteur universel. Chambre des paire, séance du 10 janvier.
LES BANQUETS. 97
le bombardement de Palerme, Rome, Gêties, Milan ,
Payie, les luttes armées, les vexations policières, les
menées jésuitiques, les intrigues des cardinaux, Thésita-
tion du pape, quels matériaux entre les mains d'un pa*
reil artiste! M. de Lamartine parla magnifiquement.
Un silence de dix-huit mois ajoutait encore un attrait
de plus au plaisir de l'entendre. «Plus haut! » criait-
on à ce grand seigneur, comme on eût fait à l'bistrion
du boulevard. Sa phrase imagée, tantôt pleine d'indi-
gnation, tantôt mouillée de je ne sais quelle mélancolie
tendre qu'il trouve le secret de mêler aux implacables
débats de la pohtique; l'essor de sa pensée qui semaine
tient presque toujours dans le bleu comme Taigle, et
aussi comme l'alouelte matinale de Roméo, tout, jus-
qu'à sa grande taille, jusqu'à sa noble figure, con-
tribuait à séduire les imaginations. Les centres se
croyaient au spectacle. La gauche s'abandonnait sans
réserve au charme du moment. On oubliait pour ainsi
dire le présent si complexe, l'avenir si chargé d'orages.
Les longues pages du Moniteur sont criblées de cette
expressive parenthèse : {sensation).
Il y eut vingt-cinq minutes de suspension. On verra
combien sont dangereux aux révolutions de tels phra-
seurs !
Mais il eût été trop doux de conduire la discussion
des affaires publiques à grandes guides de poésie et de
sentiment M. Guizot la raoïena bien vite sur le tapis
vert de la diplomatie. « Nous considérons les traités de
» 1815, comme la base de l'ordre européen, réphqua-
» t-il (1). » Et il entrenjêla cet agréable texte de l'éloge
(1) Moniteur universel. Chambre des députés, séaoce da 29 janvier.
T. I. 7
98 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
du gouvernement autrichien, en y glissant implicite-
ment celui de M. de Melternich. Était-ce maladresse 7
Elle eût été trop grossière. Était-ce parti pris d'inso-
lence? M. Guizot aurait du savoir qu'en politique Tin-
solence ne sert à rien. Elle tient les esprits en défiance.
Le premier ministre, comprenant la faiblesse réelle de
sa situation, espérait-il payer d'audace? On peut s'en
tenir à cette hypothèse qui ne manque pas de vraisem-
blance. Toujours est-il que le gouvernement français,
dans le désir de se faire accepter par l'Europe, s'élait
laissé entraîner à une politique subversive de Tesprit
national. Là était le secret de son impuissance.
Après M. de Lamartine, ce fut le tour de M. Thiers
qui poursuivait le portefeuille avec une âpreté crois-
sante. — Il y a en France un genre d'esprit particulier
à la nation et qu'on désigne vulgairement sous le nom
de Chauvinisme. îiu\ 9 mieux que M. Thiers, ne possède
le don de réveiller ce sentiment et de le rajeunir par le
prestige d'une éloquence hmpide^ d'une argumentation
touffue, par l'apparence de la pratique et de la réahté.
Les questions de politique extérieure prêtent surtout
au développement de ce thème ridiculisé, mais tou-
jours vivace. A cette faculté peu distinguée, précieuse
d'ailleurs, dont jouit M. Thiers, il en faut ajouter une
autre : il a été jacobin. Sans doute M. Thiers n'est plus
un démocrate, chacun sait qu'il a avalé en 4 830 sa der-
nière velléité démagogique avec le verre d'eau sucrée
dont madame la duchesse d'Orléans daigna le régaler,
lorsqu'il vint offrir la couronne de France à son mari.
Mais il lui est resté les formules de la foi envolée. Son
imagination se plait à secouer Tétendard de la liberté
LES BANQUETS. 99
des peuples. Son esprit monte à cheval au premier si-
gnal et parcourt à bride abattue les plaines de l'Europe
devenue un vaste champ de bataille. Il s'est tiré plus
de coups de canon dans sa tète qu'on n'a fabriqué de
poudre depuis un siëcle. Le guerrier chimérique en est
quitte, après la séance, pour regagner paisiblement la
place Saint-Georges en regardant les images aux vitres
des boutiques ; car M. Thiers ministre encloue sesea*
nons et garde ses harangues.
Les événements venaient, malheureusement pour le
pouvoir, prêter à l'éloquence de M. Thiers des argu-
ments tout brûlants d'actualité. L'Italie affamée de con-
stitutions se révoltait à Palerme, à Naples, à Florence;
s'agitait à Rome et à Turin. La Jeune-Italie secondait ce
mouvement dont elle espérait voir sortir la République
et la Révolution armées. Rêves anticipés ! l'Italie en était
à peine à Voltaire et à la monarchie représentative.
Préoccupée avant tout, et logiquement d'ailleurs, du
sentiment de nationalité, elle se fût trouvée très-heu-
reuse d'un gouvernement semblable à celui que la
France se disposait à briser.
Une lutte pleine d'intérêt s'était engagée entre le
premier ministre et celui qui cherchait à prendre sa
place. Chose étrange, et qui montre bien la misère des
politiques du temps, chacun savait le degré de person-
nalité qui entrait dans le conflit; et, ce qui pour des es-
prits élevés eût détruit presque tout l'intérêt de la dis-
cussion, en devenait à peu de chose près le seul attrait.
La lutte de deux hommes d'Etat dégénérait en combat
de coqs. M. Guizot donna le coup décisif à son brillant
ennemi en prouvant à la Chambre qu'il ne différait de
100 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
M. Tbiersque daus la forme du discours, que M. Thiers
avait fait la veille et ferait demain ce qu'il reprochait
aujourd'hui à M. Guizot, et qu'entre M. Thiers et M. Gui-
zot rembarras du choix serait grand. La gauche voulut
réparer cet échec. Elle lança M. Barrot à la tribune.
Cet orateur enfla ses poumons, mais il n'en sortit que
du vent. D'ailleurs la majorité était à son poste.
M. Thiers comprit qu'après ce désastre il avait besoin
de se relever dans l'estime de ses alliés. La question
suisse lui offrit un nouveau moyen d'augmenter sa po-
pularité renaissante» Il se posa en révolutionnaire et
promit au besoin son appui aux révolutionnaires exaltés.
Ce moyen réussit. M. Guizot atténua néanmoins l'effet
de cette tactique en lisant une lettre adressée en 1836
par M. Thiers à M. de Montebello. Dans cette lettre,
M^Thiers se prononçait vertement contrôles radicaux.
Le ministre du 1 ««• mars essaya dans une courte réplique
de concilier le passé avec le présent. Tâche difficile !
Une question beaucoup plus grave que celle des pa-
linodies de M. Thiers et de M. Guizot s'agitait à pro-
pos du paragraphe sur la Suisse. Les termes ambigus
de l'Adresse pouvaient au besoin impliquer l'idée d'in-
tervention. M. Guizot sommé par M.Larochejaquelein
de s'exphquer à cet égard, se retrancha avec opiniâtreté
dans cette réponse ambiguë : «Lisez l'Adresse. » Ruse,
insolence, timidité et étroitesse de vues, tels sont les
termes qui caractérisent la polilique du ministère du
29 octobre. En soutenant les prétentions des petits
cantons, en préparant une médiation européenne dont
on eût voulu et dont on n'osait pas exclure l'Angle-,
terre, en faisant de la Suisse une autre ItaUe, quels
LES BANQUETS. 101
bénéfices si considérables la France pouvait-elle donc
en tirer? Le but principal n'était-il pas manqué dès
l'instant où l'on n'avait pas Taudace d'écarter l'Angle-
terre de ces négociations? Un résultat pareil valait-il
la peine de s'engager dans une politique de taupe, de
froisser tout ce qu'il y avait d'honnête dans l'opinion
publique en France? Etrange façon d'ailleurs de com-
bat Ire une puissance aussi redoutable que l'Angleterre !
Eût-on osé tenter, eût-on réalisé le projet d'écarter
l'Angleterre d'une médiation des grandes puissances,
qu'était-ce autre chose qu'une rouerie diplomatique ?
en quoi cela affaiblissait-il sa puissance réelle? En
eût-elle compté un vaisseau de moins?
Quand la majorité eut accompli la formalité du vote,
on passa à la question polonaise. Le temps n'est plus
où un orateur se faisait une facile popularité en reven-
diquant les droits de nationalité garantis à la Pologne
par les traités de 1845. Les illustrations de la tribune
s'abstinrent de toucher à ce sujet du vieux répertoire
parlementaire, laissant à M. Yavin l'ingrate tâche de
tirer parti d'un thème usé. Cet orateur, assisté de son
amiLarabit, rappela vainement les massacres des 6otir-
reaux Gallicie; les vexations policières exercées à l'oc-
casion du banquet offert à M. le prince Czartoriski; il
ne parvint pas à émouvoir le président du conseil. A
l'instar des chanteurs qui allèguent une indisposition,
M. Guizot, fatigué des luttes précédentes, et réservant
ses forces pour de plus illustres adversaires, prétexta
des motifs graves.
Les mêmes motifs furent allégués dans la discussion
du paragraphe suivant, relatif à la Plata. M. Lacrosse
102 SECONDE REPUBLIQUE FRANÇ4ISE.
fit observer que rAdresse se bornait à parler des rela-
tions commerciales, et qu'il n'était question ni de la sé-
curité des Français, ni de Tindépendance de la Répu-
blique de rUraguay placées sous la sauvegarde de la
France. M. Drouyn de Lhuys prouva que la question
n'avait pas avancé depuis sept ans. La discussion ne
parvint pas à s'établir et mourut en Grandin, en d'Hau-
bersaert et en Chambolle.
MM. Bugeaud et Lamoricière prirent la parole dans
la séance suivante à propos de l'Algérie. Le cabinet
avait à se disculper de ne point ratifier rengagement
d'honneur du duc d'Aumale, gouverneur général de
l'Algérie, vis-à-vis d'Abd-el-Kader. M. Lherbette, qui
transporte volontiers à la tribune ses habitudes de
salle d'armes, trouva moyen à propos de l'Algérie d'a-
mener dans la discussion un parallèle entre Casimir
Périer et M. Guizot, fort désobligeant pour ce dernier.
Il chercha ainsi à établir que le président du Conseil
s'écartait des errements du gouvernement représenta-
tif, et devenait un instrument dans la main du roi. Une
large part de vérité existait au fond de cette accusation
trop brutalement conduite par M. Lherbette, pour que
l'opposition en pût tirer grand profit. Elle fournit à
M. Guizot l'occasion d'une sortie oratoire et d'un demi-
triomphe. Il va sans dire que l'interpellation relative
à la promesse signée par M. Lamoricière , et contre-
signée par M. le duc d'Aumale, resta sans satisfaction.
M. Guizot répondit que la parole d'un général n'enga-
geait pas le cabinet; qu'il y aurait danger à envoyer
Abd-el-Kader à Alexandrie et qu'on aviserait.
La Chambre des pairs et la presse avaient déjà re-
LES BANQUETS. 10^
tenti de cette affaire, qui vint expirer avec les autres à
la Chambre des députés. Elle tomba dans cette machine
à voter qu'on nommait la majorité, et qui étranglait
impassiblement les questions qu'on lui livrait. Les au-*
très avaient perdu tout sentiment, toute pudeur; ils ne
pouvaient, ils ne voulaient plus penser. On leur faisait un
signe et ils votaient. Ce n'était plus une tactique, c'était
l'obéissance aveugle à un pacte. Une classe considéra--
ble par sa puissance dans l'Etat, par sa fortune et ses
lumières, marchait à sa perte sur la foi de M. Guizot!
Le dernier paragraphe, celui qui forme pour ainsi
dire la clef de voûte de la situation, qui contient le prin-
cipe des orages et des tempêtes, le germe de la révo-
lution elle-même, ce paragraphe dans lequel la mo-
narchie de juillet exprimait en termes si sévères ses
sentiments sur l'agitation, et disait à l'idée démocrati-
que : Tu n'iras pas plus loin, — cette pomme des dis-
cordes civiles allait enfin être lancée dans le pays tout
entier, du haut de la tribune nationale.
Il importe à cette heure de suivre, plus attentivement
que jamais, les principaux masques de cette grande
action dramatique, que le dixième paragraphe va ame*
ner sur la scène.
D'un côté, se tiennent MM. Guizot, Ducliâtel,'Hébert,
assistés de leurs obscurs comparses Jayr, Dumônt,
Cunin-Gridaine, etc., et du chœur compact des centres.
De tous les autres surgissent divers groupes plus ou
moins menaçants : M. Odilon Barrot, le Broussel des
banquets et ses deux souffleurs, MM. Duvergier de
Hauranne et de Maleville ; Ledru-RoUin et les rares
républicains; MM.Thiers et deRémusat» prudents clias*
104 SECONDE RÈPUBLlglE FRANÇAISE.
seurs de portefeuille ; M. Emile de Girardin et le fan-
tastique bataillon des progressites ; MM. de Larochejac-
quelein, de Genoude et les légitimistes libéraux ; les
rancuniers de la droite, à leur tête M. Berryer; des in-
dividualités parmi lesquelles se délaehe au premier
plan un orateur poète, Lamartine rêvant la dictature
d'Orpbée.
Les banquets ont continué, les passions aveugles et en-
nemies^ signalées dans le dernier paragraphe, ont monté
comme une marée équinoxiale. La police a pris la plume,
signal ordinaire de tout conflit de place publique; de
sorte que cette question* qui ne s'appelle plus aujour-
d'hui réforme électorale, qui n'a plus de nom et qui les
a tous, vint à la tribune, brûlante des agitations du
dehors.
La discussion s'ouvrit, le 7 février, au milieu d'irae
certaine émotion. La première attaque fut dirigée par
l'un des inventeurs de la conception des banquets,
M. Duvergier de Hauranne. Ce doctrinaire fourvoyé
avait déployé dans toute cette campagne une opiniâtreté
singulière, Topiniâtreté des transfuges. Â l'éclat de son
yeux qui brillaient derrière ses lunettes, à l'accusation
(!e sa parole, au trait cruel de sa phrase, on devinait
que, dut s'écrouler la monarchie constitutionnelle,
M. Duvergier de Hauranne était déterminé à chasser
du pouvoir son ancien coreligionnaire M. Guizot. Son
discours fut une sorte d'appel au jugement du peuple
contre celui de la majorité. Il fit l'apothéose du droit de
réunion et l'accompagna de considérations illusoires
sur le progrès des mœurs politiques en France. Il cita
TAngleterre pour exemple de la possibilité de grandes
LES BANQUETS. ^ 05
manifestations populaires ; thème favori des parlemen-
taristes.
Un conservateur enrhumé, M. Quesnault, conseiller
à la Cour de cassation, se plaignit des terroristes et des
utopistes et s'appuya, contre les réunions politiques, de
l'opinion du doux et fleuri Canning. M. Marie, avocat
maigre et fin, Tun des futurs dictateurs, qui suivait
attentivement la marche de l'agitation, répliqua par
l'éloge, non de la Convention, mais de la révolution
de juillet^ et protesta contre la terreur et les commu-
nistes.
Alors une des plus impassibles créatures du centre,
M. Rouland, avocat général à la Cour de cassation,
commença par se poser en victime des fureurs de la
gauche. Puis, élevant la voix, il passa de l'attendrisse-
ment aux injures : « aristocrates et ambitieux, » arti-
cula- t-il. L'aveu maladroit de la colère suivit proinp-
tenient celle première sortie, vt Le pouvoir! s'écria-
» t-il, mais vous en avez la fièvre, et quand vous le
» tiendrez, vous serez comme les autres, corrup-
» teurs et corrompus. » Ingénuilé trop généralement
vraie !
La réplique fut donnée à M. Rouland par un autre
avocat, M. Crémieux, homme à tête comique et cyni-
que, parleur prodigieux, futur membre, lui aussi, du
{gouvernement provisoire, et que nous verrons nager
fort habilement entre les eaux de la Régence et celles
de la République, quand arrivera la crise finale de ce
prologue d'une révolulion. M. Crémieux débuta leste-
ment : a Parmi les députés aveugles qui ont figuré
» dans les banquets, je suis un des plus aveugles. » Il
406 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
opposa ensuite le banquet de Lizieux aux banquets
réformistes et fit hommage à M. Guizot de Tinvention
de ce genre de manifestation politique.
M. d'Haussonville, gendre de M. de Broglie, député
dandy, acheva la première des six séances, qui furent
consacrées à la discussion du dixième paragraphe, par
des incriminations maladroites, sur un toast fort peu
compromettant de M. Marie à Orléans,
Dans la séance du 8, M. de Maleville,rennemi poli-
tique de M. Duchâtel, se donna le facile plaisir de ré-
pliquer aux lamentations déjà oubliées du conseiller
Quesnault. Il discuta ensuite la loi de 1790, dont s'ar-
mait le pouvoir pour mettre fin aux banquets (1).
La seule chose remarquable du discours de M. Maie-
ville, consista dans cette citation de Bolingbroke écri-
vant au docteur Swift : « C'est par des calamités nalio-
» nales qu'une corruption nationale doit se guérir, »
Quelle menace à des corrompus ! M. Duchâtel, appor-
tant à la tribune sa grosse santé et cet égoïsme mal-
veillant, qui ne se donne plus la peine de théoriser,
répliqua par Ténumération perfide d'une foule d'in-
terdictions de réunions politiques faites à l'époque où
M. de Maleville était secrétaire général au ministère de
l'intérieur.
La chicane soulevée par la discussion de la loi
de 1790, devait nécessairement attirer les avocats,
comme le miel attire les mouches. M. Odilon Barrot
(1) La loi de 1790, que nous verrons souvent reparaître et dont un an plus
tard M. Carlier fera nsage pour fermer les réunions électorales, n'a nullement
eu en vue la réglementation des assemblées politiques. Elle ne coucerne que les
marchés, foires, lieux de plaisir, etc. C'est pour ainsi dire un instrument de
ménage <lont les préfets de police ont plusieurs fois fait une arme politique.
LES BANQURTS. I 07
avait d'ailleurs besoin de se signaler dans cette lutte
dernière. Il fit appel au passé, parla de la Charte, du
banquet aux Vendanges de Bourgogne^ (doux souvenirs de
ses premières armes politiques sous la Restauration),
et trouva humilianl (sic) d'être obligé de recommencer,
en 1848, la même lutte contre les mêmes obstacles. Il
acheva celte honnête plaidoirie en se plaignant des
imputations odieuses de Tavocat Routand. Ainsi finit
la deuxième séance de cette lutte parlementaire. A me-
sure que le terrain du combat se resserre, les passions
deviennent plus violentes.
La présence de M. Hébert à la tribune donna, dans
la séance du 9, le signal des tempêtes. Le garde des
sceaux venait répondre à une protestation de M. Rois-
sel au nom du douzième arrondissement à qui le préf(;t
de police interdisait le droit de banquet. La parole acide
de M. Hébert, son impassibilité provocante, son regard
aigu n'étaient pas de nature à calmer l'irritation de la
gauche. Il se livra à d'amères récriminations contre
les banquets, cita des fragments de toasts séditieux où
était exprimée, en termes plus ou moins ampoulés,
cette banalité : « Le peuple donne et reprend les cou-
ronnes. » Il revint ensuite sur cette loi de 1 790, qu'on
devait jusqu'au bout se renvoyer comme une balle,
nia qu'on pût s'appuyer sur la constitution de 4790,
et soutint cette doctrine singulière qu'en dehors de la
Charte de ^i 830, il n'existe aucun droit légitime et
légal. Il annonça en termes aussi clairs que provocants
l'intention, de la part du pouvoir, de ne reculer devant
aucun moyen de répression.
Ungrand tumulte accueillit cette imprudentemenace.
108 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
MM. Odilon Barrot et Ledru-Rollin voulurent par-
ler; mais la parole appartenait à M. Feuillade-Chauvin,
député de Libourne, qui revendiqua le droit d'en user.
Ce modeste orateur vint donner à la majorilé le signal
de l'inquiétude. M. Feuillade-Chauvin était en ce mo-
ment la personnification du centre honteux, refusant
de suivre le cabinet sur le terrain de Timpudence.
Il fit à la tribune la définition du conservateur in-
dépendant qui se place au-dessus des questions de
cabinet.
L'occasion était bonne pour la gauche de frapper un
coup plus hardi. M. Ledru-Rollin s'empara de la doc-
trine malencontreuse du garde des sceaux. Il prouva
que la Charte de ^830 n'était que le détritus de celle
de 1814; il opposa les droits primordiaux, impres-
criptibles, de la nature humaine au droit écrit; thème
excellent aux époquos où la société s'apprêle à se met-
tre en question et à diercher une solution, les armes
à la main, dans le droit du plus fort. Il menaça du
refus de l'impôt, oubliant sans doute qu'il reprenait
en sous-œuvre l'utopie invraisemblable de M. de Ge-
noude. Mais il y a des instants où tout est bon à lancer
sur ses adversaires. La chaleur du discours éleva son
imagination. Il trouva des mouvements oratoires d'une
grande force, et suscita un tel enthousiasme, qu'à la
réplique du garde des sceaux, M. Oflilon Barrot, en-
flammé, gesticula de son banc et prononça, comme
au bon temps de 1830, les noms de Polignac et de
Peyronnet !
Telle est la vieille puissance d'exécration de ces
deux non)s, qu'aussilol les injures volèrent de toutes
LES BANQUETS. 109
paris ; la Chambre oublia sa dignité, les centres per-
dirent leur modération. Au milieu de tous les grands
meneurs d'intrigues, des ambitieux, des satisfaits
de cette consulte de sceptiques, deux passions vraies,
sincères , croyantes se firent jour : la haine et le
mépris.
Le tour des gens mixtes, des conciliateurs éternels
dont le rêve est de niarier l'eau et le feu, arriva natu-
rellement dans la séance suivante. M. Darblay proposa
un amendement qui ne satisfit personne. M. Odilon^
Barrot avait la tête montée; il repoussa l'amendement,
parce qu'il y était dit : « Si les agitations réformistes
» ont produit en quelques endroits des démonstra-
» lions hostiles à nos institutions, etc.. » Ce qui im-
pliquait un blâme de la majorité. M. Blanqui, l'écono-
misle, alla jusqu'aux supplications, il sentait venir la
révolution ; mais ce n'est pas avec des prières qu'on
résout un problème. MM. Dumon, Barrot, Guizot et
Thiers parurent ensuite à la tiibune. Le débat prit
une grande animation. La Chambre mérita un moment
ce nom de du6, que les princesses lui donnaient dans
leur correspondance familière. « Comment ! s'écria
M. Thiers> c'est du haut du trône que vous faites
» tomber cette expression : ennemis ou aveugles...
» C'est une imprudence extravagante ! » Au surplus
la majorité, pas plus que la gauche, ne voulait de l'a-
mendement Darblay. Elle poursuivait avec une opi-
niâtreté fatale le blâme intégral qui mettait cent quatre-
vingt-cinq députés dans la condition de se considérer
et d'élre considérés par le pays comme ennemis ou
aveugles.
I
110 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
VaiDement, dans la séance du 41 , M. Desmousseaux
de Givré, essaye de produire un amendement ainsi
conçu : « Comptez sur la raison publique, éclairée par
» nos libres discussions, et par la manifestation de
» toutes les Opinions légitimes. » Après le refus de
l'amendement Darblay, il n'y avait aucune chance que
la majorité rayât purement et simplement les deux
épitbctes injurieuses.
M. de Morny prétendit prouver à la minorité qu'elle
avait tort de se croire insultée, que le mieux était de se
résigner et d'immoler ses ressentiments par esprit de pa-
triotisme. M. de Lamartine ramena bien vite la discussion
dans les nuages d'où elle était descenduo ; de ridicules re-
pas de bourgeois dynastiques devinrent dans son discours
des assemblées comparables à celles du peuple romain.
Le banquet du douzième arrondissement put être un
instant considéré comme le summum jus des nations.
Il évoqua à la tribune l'ombre de Manuel ; il cita une
note ingénieuse tirée de l'histoire d'Angleterre, où le
danger des vengeances poUtiques apparaissait d'une
façon saisissante ; il eut un mot heureux sur le jeu de
Paume. Rarement énergique, il trouva ce jour-là une
image véritablement vigoureuse : « Vous menacez, s'é-
» cria-t-il, la représentation elle-même de venir
» mettre la main de la police sur la bouche du pays. »
M. Vitet, rapporteur, essaya de défendre sa rédaction
attaquée derechef par M. de Rémusat, et soutenue par
M. Duchâtel, qui n'eût pas voulu laisser le dernier
mot à un successeur possible, probable même alors.
Oublié, repris enfin par M. Dufaure, Tamendement
Desmousseaux de Givré succomba sous quarante-
LES BANQUETS. 111
trois voix de majorité. La première phrase du dixième
paragraphe fut votée par 241 députés seulement. On
trouva 223 boules blanches et 1 8 boules noires. Le souf-
flet était donné.
La tentative de réforme parlementaire, faite le len-
demain par un fabricant de tapis, conservateur progres-
siste, M. Sallandrouze, eût été une bien petite com-
pensation après un pareil vote. M. Guizot, l'homme
des flexibihtés diplomatiques, resta inflexible devant
la minorité vaincue et flétrie, froissant toutes les nuan-
ces de l'opinion, toutes les classes de la société, à l'ex-
ception d'une poignée de conservateurs obtenus par des
moyens coupables. La réforme électorale retombait
dans le néant, le cabinet était sauvé. 222 voix contre
489 rejetèrent l'amendement Sallandrouze, et allèrent
répandre des ferments de colère dans la puissante classe
des marchands. Sur le vote d'ensemble, il y eut une se-
conde abstention de la minorité ; le chef-d'œuvre de
M. Vitet passa à 241 voix contre 3.
Le cabinet du 29 mars et la monarchie de juillet
venaient d'obtenir un de ces triomphes qui coûtent
cher.
Violer une question n'est pas la résoudre ; la bâil-
lonner à la tribune dans de telles circonstances, avec
un pareil système électoral, c'était la jeter aux délibé-
rations de la place publique. Or, durant cette longue
discussion, la température de l'opinion avait monté au
dehors : les fautes vis-à-vis du parlement n'étaient pas
les seules que le pouvoir eût commises. A la suspension
déjà ancienne des cours des |)rofesseurs Adam Mickie-
vicz et Edgard Quinet, on joignit celle de M. Michelet.
112 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
Or, aux yeux de la jeunesse des écoles, Mickieviez vou-
lait dire Pologne» Quinet Italie et Michelet révolution.
Cette dernière destitution avait fourni aux disciples le
prétexte d'une f'^Viïton, et au professeur, celui d'un a(/f>M
en prose imprimée ; un adieu de ce genre se répand en
vingt-quatre heures, une pétition collective se porte à
la Chambre. Celle-ci fut portée par trois mille jeunes
gens qui allèrent ensuite rendre visite aux principaux
journaux de Topposition. Les rédacteurs en chef sai-
sirent cette occasion de les haranguer. C'est ainsi que,
par un enchaînement naturel, l'agitation gagnait chaque
jour en intensité, quelqu'ordre que prétendissent met-
tre d'ailleurs, dans leurs manifestations, les naïfs ins-
truments des révoltes.
Tandis que le cabinet ameutait les centres contre
le droit de réunion, il agissait hors des Chambres, et
prenait vis-à-vis de la population une attitude qui de-
vait précipiter la catastrophe. Voici à quelle occasion.
Après avoir fait le tour de la France, l'idée des ban-
quets revenait à son point de départ; mais elle y reve-
nait, comme la boule de neige qui a roulé des sommets
alpestres sur des pentes successives, elle y revenait
formidable comme une avalanche. La conception bour-
geoise de la gauche dynastique accourait sur Paris
plus monstrueuse que la bête de l'Apocalypse. Cette
toute petite chose, sortie du cerveau de messieurs Bar-
rot, Maleville et Duvergier de Hauranne, menaçait
d'ébranler une monarchie de dix-huit cents ans. La
Providence se sert quelquefois de moyens fragiles ou
ridicules pour bouleverser les sociétés les plus solide-
ment établies.
LUS BANQUETS. 113
11 s'agissait d'organiser un banquet dans le 12* ar-
rondissement de Paris, arrondissement pauvre oii l'é-
meute recrute des bataillons déguenillés d'hommes,
pour qui la vie ne vaut certainement pas six pieds de
terre dans la fosse commune et le repos éternel. Le pré-
fet de police, M. Délessert, jugea d'un coup d'œil le
danger d'une pareille manifestation dans un pareil lieu.
On devait se réunir rue Pascal, en plein quurtier Saint-
Marcel, entre l'Oursine, les Marmouzets et Mouffelard,
véritable cour des miracles, peuplée de chiffonniers
fantastiques qui errent sur un pavé boueux en été
comme en hiver.
Ce banquet devait avoir lieu dans les jours sombres
et courts de janvier, le 49. Le préfet de police s'y op-
posa par une sommation péremptoire.
La commission du banquet avait pour président le
député Roissel, pour vice-président le lieutenant-colo-
nel de la 1 2« légion, Poupinel. Le pouvoir entrait donc
en lulte contre une double personnification de la repré-
sentation et de la garde nationale, les deux corps bour-
geois à Tombre desquels se font toutes les révolutions,
en France, depuis soixante ans.
Il fut répondu au préfet de police par une déclaration
qui concluait ainsi : a La commission décide à l'una-
» nimité qu'elle regarde la sommation de M. le préfet
» de police "omme un acte de pur arbitraire et de nul
» effet. » Pour lout esprit clairvoyant, il est évident
qu'à dater de ce jour la révolution commençait. Un
pouvoir s'élevait à côlé du pouvoir monarchique. Il
opposait déclaration contre déclaration, volonté contre
volonté. Qiielqu'hcsitalion qu'd mît d'ailleurs dans sa
T. I. 8
114 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
seconde déclaralion qui eut lieu le 24 du même mois, il
avait mis le feu sous le ventre de Topinion publique, et
trop d'ambitions altérées attendaient le rare et ^rand
jourde la pêche en eau trouble, pour qu'il fût possible
de reculer.
En moyenne, un Français du xix» siècle voit deux
révolutions de vingt-cinq à quarante-cinq ans. Il se jette
dans la première par enthousiasme et n'en tire person-
nellement aucun avantage. Mais le plus souvent il est
bien résolu de ne pas laisser échapper la seconde. La
passion des fonctions publiques est considérable en
France. C'est une proie sans cesse présente aux yeux
de la plupart des hommes qui, ayant dépassé trente ans,
n'ont plus d'illusions et point de carrière, ou qui exer-
cent des professions dites libérales, c'est-à-dire sans
émoluments fixes. La semaine révolutionnaire finie,
pour devenir seulement commis dans un ministère, il
faut être bachelier, surnuméraire, etc. Encore n'arrive-
t-on jamais par l'avancement aux postes élevés envahis
par la politique. L'affaire Petit venait de prouver ce
qu'il faut d'intrigues en temps ordinaire pour faire seu-
lement un conseiller référendaire.
La puissance de l'opinion et les motifs secrets que les
agitateurs ensevelissent au plus profond de leur cœur,
conspiraientdoncenfaveurdela révolution. Dix-huitans
semblait longs àceux qui attendaient depuis juillet 1 830.
D^un autre côté, la vieillesse du roi ranimait les espéran-
ces des partis et troublait les gens intéressés à la tran-
quillité publique. La mort de madame Adélaïde, sœur du
roi ("1), avait pu rester sans effet sur l'âme opiniâtre
(1*) Décédée le 31 déccmbic IbiT à liuis heures du luaiiii.
LES BANQUETS. 115
d'un vieillard de soixante-seize ans, mais elle avait
frappé les imaginations comme le momento mori de la
monarchie.
Telles sont les circooEtances au milieu desquelles
tomba le vote fatal sur Tensemble de l'Adresse. Quoi
qu'en aient dit depuis ces politiques et ces philosophes
du lendemain qui se plaisent à refaire la destinée avec
un «si l'on m'avait écoulé, » il n'y avait déjà plus de
sagesse humaine qui pût conjurer un conflit aussi net-
tement dessiné. En reculant, le pouvoir eût lait une
sottise et une lâcheté. En avançant, il marchait à sa
perte. Il y a des heures où le Dieu irrité des révolutions
enferme une nation dans une nécessité comme dans
un champs clos, et dit aux peuples et aux rois : « Dé-
vorez-vous! »
CHAPITRE U.
Timidité detf agiiatears. — Qniétade du pontoir, — Balietin de la turveillancê
générale, — Affaiblissement da parti répablicaiD. ~ Sa pmdence involon-
taire. — Réanion des dépotés réformistes après le vote de l'Adresse. — Séance
da 13. — Démission de M. de Girardin. — Communication aux journaax
de ropposition. — Présentation de Tadresse. — Réponse du Roi. — Nouvelles
étrangères. — Les troupes napolitaines chassées de la Sicile. — Promesses
constitutionnelles de Charles-Albert. — Anxiété. — Louis-Philippe et M. Sal-
iandrouze. — Le pouvoir s'arme. — Lettre du chef d'état-major Carbonnel
au National. — Souscription au banquet. — Cent députés. — Trois pairs de
France. — Admission des écoles. — Le banquet fixé au 22 février. — Tergi-
versations de MM. Thiers et Barrot. —Manifeste du comité électoral le 21
février. ^ Proclamation du préfet de police. — Ordre du jour du général
Jacqneminot. — Chambre des députés : MM. Barrot et Ducbàtel. ^ Décla-
ration de l'opposition publiée le 22. — Réunions chez M. de Lamartine, au
comité, au National, à la Réforme, le 21 au soir. —MM. Louis Blanc, Flo-
con, d'Alton-Shée, Ledru-RoUin, Rey, Lagrange, etc. — Paris le soir du 21.
— Forces du pouvoir. — Forces de l'insurrection. —Louis-Philippe et la cour.
— Mot du maréchal Bngeaud. — Paris dort et le roi Teille.
Le jour marqué par la Providence approchait. Ce
n'est pas que les chefs de l'agitation réformiste fissent
de grandsefforts pour accélérer le conflit. L'histoire doit,
au contraire^ rendre à l'inconséquence de MM. Barrot,
Thiers, Duvergier de Hauranne, Maleville, etc., cette
justice de noter qu'ils ne dépensèrent ni moins de ru-
ses, ni moins d'activité pour arrêter le mouvement,
qu'ils n'en mirent d'abord à lui donner le branle. Mais
il était écrit que tout servirait au triomphe de la révolu-
tion. La timidité même des agitateurs devait rassurer le
pouvoir.
LES BAJ9QUETS. H 7
La quiétude de la police éclate dans les bulletins
qu'elle adressait au roi et aux ministres sous le titre de
surveillance générale. Du ISS au 20 février, le ton de ces
bulletins dénote une confiance absolue dans la situation.
Les observations consignées ne varient que dans la
forme. Toutes constatent une tranquillité parfaite dans
la ville de Paris, de l'inquiétude dans les esprits, de la
curiosité pour la lecture des journaux, une mollesse
croissante dans les transactions commerciales, de l'in-
différence de la part des classes ouvrières. Le bulletin
du 18 mentionne même l'hésitation des agitateurs:
« Beaucoup d'incertitude et de division dans les pro-
» jets des diverses nuances de partis qui s'occupent du
» banquet et de la manifestation décidément fixée à
» mardi, sauf nouvel ajournement. Ils continuent à ex-
» primerrintention de ne pas se livrer à des troubles, et
» font à leurs adhérents des recommandations dans ce
i> sens, etc. (1). » Était-ce aveuglement de la part de
M. Delessert? La police s'endormait-elle sur le succès
du cabinet devant les Chambres? Nullement: mais il
ne lui était pas possible devoir ce qui n'existait point.
Le calme était à la surface ; ou, pour mieux dire, la ré-
volution s'ignorait elle-même. De l'aveu des républi-
cains, les forces de ce parti étaient bien peu de chose.
La Société des ^droits de /'/lomme n'existait plus. Il ne
restait que la Dissidente et les Saisons. Affaibli par ses
luttes antérieures, le parti républicain, décimé, divisé
ne devait prendre part à la bataille que tardivement,
comme il avait tardivement pris part à l'agitation des
(1) Voir aux Pièces Justificative» n** 1.
118 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
banquets. II récolta ainsi les bénéfices d'une prudence
involontaire qt inusitée. Cette tactique, ou plutôt cette
conduite inspirée par une juste défiance de ses forces
et de Tesprit des événements, contribua beaucoup à
son succès. Dans l'agitation comme dans le combat, il
survint juste à temps pour enlever au vieux libéralisme
les fruits de sa Fronde parlementaire. La république ne
triompha donc pas par le nombre et par la valeur de ses
partisans, mais parce qu'elle était un nom, une nou-
veauté gouvernendentale colorée des reflets terribles et
grandioses d'un passé qui n'effrayait plus et qui attirait
les imaginations ; parce que cette figure martiale rap-
pelle en France des idées de gloire nationale ; parce que
depuis vingt ans les poètes, et tout récemment encore
Lamartine etMicbeVet, enveloppaient cette grande, idole
de tous les attributade la force, de la justice et de la
bonté.
Que pouvait-il y avoir de commcia etitre des appré-r
eiadons d'une psychologie aussi déliée et le service de
la surveillance générale? Comment arrêter un peuple
las du passé, qui s'inquiète, s'ennuie, s'agite, mais n'a
point de projet fixe dans l'avenir?
Les preuves de cette indécision n'allaient pas man-
quer au pouvoir. Après le vote d'ensemble sur les pa-
ragraphes de l'Adresse^ le premier acte des députés
réformistes fût de se réunir pour délibérer sur la con-
duite a tenir dans de pareilles conjonctures. La situation
des agitateurs ne laissait pas d'être embarrassante. Il
n'y avait pas de milieu entre la honte du renoncement
elle péril de la persévérance.
Une séance eut lieu dans la matinée du 1 3. Divers
LES BANQUETS. 119
projets furent mis en discussion. Un petit nombre d^
députés, fatigués des luttes parlementaires, ou avides
de popularité, proposèrent la démission en masse. M. de
Girardin avait depuis plusieurs jours donné cet avis que
lui seul mit à exécution (1). La mesure fut rejetée à
une majorité de plus de cent voix, sur moins de deux
cents votants.
Deux résolutions furent arrêtées après cet inutile
débat. Par suite de Tattitude menaçante du cabinet et
de rinterdiction du préfet de police, relativement au
banquet du ^T arrondissement, la question s'était dé-
placée ei l'agitation changeait d'objet. Le droit de réu-
nion prenait le passurla réforme électorale vaincue dans
le parlement ; légalement, les tribunaux pouvaient seuls
vider une question d'interprétation, et pour que la jus-*
tice en fût saisie, il fallait qu'un conflit judiciaire écla-
tât entre les citoyens et le préfet de police. Les plus il-
lusionnés espéraient que le pouvoir reculerait élevant
une manifestation imposante , les habiles prévoyaient
les conséquences probables d'un tel acte et réfléchis-
saient aux moyens d'en éluder le danger. Il n'en fat
pas moins résolu qu'un banquet solennel où figureraient
des électeurs, des gardes nationaux, des étudiants et
des députés flétris, aurait lieu prochainement. Le lieu
et le jour seraient ultérieurement indiqués.
L'assemblée des agitateurs prit ensuite la décision
magnanime de ne plus paraître aux soirées du président
(1) Ce député envoya le 14 sa démission ainsi motivée: « Entre la majorité
n intolérante et la minorité inconséquente il n'y a pas de place poar qui ne
rt comprend pas : le pouvoir sans IMcitiative et le progrèc, Topposition sans la
n vigueur et la logique. »
120 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISF.
Sauzet et à celles du château. Il est d'usage de tirer au
sort le nom des députés à qui la Chambre confie la mis-
sion de présenter l'Adresse au roi. On convint spécia-
lement de se refuser à cette mission, si par une perfidie
du sort quelqu'un des opposants était désigné pour la
cérémonie. Or, le sort malicieux en désigna trois, dit-
on, et d'eux d'entre eux, oubliant en moins de vingt-
quatre heures le pacte de la veille, se joignirent à la dé-
putation.
D'illustres phraseurs ont dit que Louis-Philippe avait
succombé sous le mépris public. Pour être juste, il fau-
drait au moins ajouter aux causes de sa chute le légi-
time mépris que lui inspira la généralité de ses adver-
saires. Sa confiance absolue dans la faiblesse de ses
ennemis le perdit en le rassurant.
Avant de se séparer, on décida qu'une communica-
tion serait adressée le soir même aux journaux de l'op-
position. Le lendemain, 14, \e National^ le Courrier
Français ei le Siècle publièrent, en effet, une sorte de
rendu compte dans lequel les députés flétris déclaraient
se dévouer à la garde et à la défense des intérêts na-
tionaux. « Quant au droit de réunion des citoyens,
» ajoutait-on, droit que le ministère prétend subor*
» donner à son bon plaisir et confisquer à son profit,
» l'assemblée, unanimement convaincue que ce droit
» est inhérent à toute constitution libre, et d'ailleurs
» formellement établi par nos droits, a résolu d'en
» poursuivre le maintien et la consécration par tous les
» moyens légaux et constitutionnels. En conséquence,
» une commission a été nommée pour s'entendre avec
» le comité des électeurs de Paris et pour régler de con-
LKS BANQUETS. 121
» cert le concours des députés au banqucl qui se pré*
» pare, à titre de protestation contre les prétentions de
» l'arbitraire. Cette décision a été prise sans préjudice
» des appels que, sous d'autres formes, les députés de
» l'opposition se réservent d'adresser au corps électo-
» rai et à l'opinion publique. » Cette pièce se terminait
ainsi: « Elle (l'assemblée) a donc résolu, h l'una-
» nimité, qu'aucunde ses membres, même de ceux que
» le sort désignerait pour faire partie de la grande
» députation, ne participerait à la présentation de
» l'Adresse. »
Tandis que cette pancarte parlementaire allait échauf *
fer les tètes des politiques d'estaminet, le vieux roi
Louis-Philippe, assis sur son trône entre les ducs de
Nemours et de Montpensier, recevait la députation de
la Chambre grossie d'une foule de députés, qui s'étaient
joints volontairement au cortège et qui ébranlèrent les
voûtes des Tuileries du cri de : « Vive le roi ! » M. Sau-
zet lut cette Adresse servile dont chaque parole était
un écho des paroles du discours royal, de sorte que le
vieux monarque put avec une légère variante articuler
sa réplique ordinaire : « C'est toujours avec la même
» satisfaction que, etc. i» Il lui fut même loisible d'a-
jouter ces mots auxquels les circonstances prêtaient je
ne sais quel caractère de raillerie : « Je suis bien tou-
» ché, messieurs, devons voir aussi nombreux autour
» de moi, et bien sensible à ces acclamations. »
Les cris de « Vive la Réforme ! » que la garde mon-
tante poussa quelques jours après en passant sous ses
fenêtres, lui apprirent qu'il y avait encore en France une
puissance d'opinion, et qu'une poignée de députés
122 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
vendus pouvait livrer ses votes sans enchaîner la con-
science et les passions du pays.
La nouvelle de Tévacuation des troupes napolitaines
chassées de la Sicile, les promesses de Charles-Albert
en Piémont, tout, jusqu'aux absurdes décrets du duc de
Modène, entamant une croisade contre TinteHigence,
contribuait à répandre dans le pays l'exaltation de Tin-
dépendance et la haine du despotisme. Les sombres
péripéties du procès du frère Léotade se déroulaient sur
la trame des événements politiques. Or, s'il est vrai que
la température et les actes anormaux exercent une in-
fluence sur les imaginations, on tiendra compte de ce
que devaient ajouter à tant de causes réunies les jour-
nées grises et désespérées de l'hiver, et les horreurs
d'un crime où la jeunesse, la candeur et la beauté suc-
combaient sous la lubricité, l'hypocrisie et l'assassinat,
comme le droit sous la force.-L'imminence d'un conflit
entre une portion du corps électoral de la Chambre,
du pays lui-même et le pouvoir, n'était pas de nature à
rassurer les âmes. Aussi les cœurs se serraient-ils dans
une douloureuse anxiété qui paralysait jusqu'aux tran-
sactions commerciales.
A la vérité, le négoce parisien devait se sentir médio-
crement satisfait en apprenant les nouvelle^ delà cour.
On assurait que M. Sallandrouze, délégué des mar-
chands, avait été interrompu au milieu d'un discours
où il suppliait le roi de ne pas envisager d'un mauvais
œiUa future manifestation, par cette phrase royalement
impertinente : « Comment va le commerce des tapis? »
La province, elle aussi, commençait à pressentir les
approches d'une crise gouvernementale. Les banquets
LES BANQUETS. 1^3
départementaux avaient noué entre Paris, Lyon, Lille,
Châlon, toutes les grandes villes de France, la chaîne
électrique des idées* Chaque jour de nouveaux encou^
ragements, des promesses d'appui arrivaient aux agita-
teurs de la capitale. Une sorte de pression morale en ré-
sultait. Avec le désir intime de reculer, les che& de
l'entreprise se vopient contraints de faire incessam-
ment de nouveaux pas.
Cette situation ridicule et fausse n'échappait point ao
pouvoir. Pour mieux en tirer parti, le gouvernement
exagérait de son côté le rôle de la défensive. Il répon*
dait évasivement à la Chambre sur les interpellations qui
lui étaient adressées à propos des canons fondus depuis
peu et qu'on devait transporter à Bourges. Des batte-
ries d'artillerie, des caissons pesamment chargés qu'on
envoyait sur les ordres de M. le duc de Montpensier (4),
de Yincennes à l'Ecole militaire, troublaient les esprits
des bourgeois. Les munitions que l'on fabriquait, disait-
on, se centuplaient dans les imaginations déjà impres-
sionnées. Une pareille attitude de la part d'un gouver-
nement, assez débonnaire au total, et que de longues
années de tranquilUté avaient désaccoutumé de tels dé-
ploiements de force , irritait plus encore qu'elle n'épou-
vantait. Tactique détestable, nous aurons plusieurs fois
lieu de l'observer ! Une saine politique démontre, au
contraire qu'il y a toujours avantage à sévir sans me-
nacer.
Sûr de la victoire, le gouvernement ne croyait ce-
pendant pas inutile de s'assurer toutes les chances de
(1) Voir &u% Pièces Justificatives, n» 2.
124 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
succès en cas de combat. On prenait des dispositions
pour que le 20, jour où devait avoir lieu le banquet,
une soixantaine de mille hommes fussent groupés dans
les casernes de Paris et dans les forts détachés.
En réponse à ces menaces, les députés, poussés par
leurs commettants, entraînés par la logique inflexible
d'un mouvement qu'ils avaient imprimé, s'inscrivaient
pour le banquet. De nombreux gardes nationaux s'of-
fraient pour escorter la manifestation. Les deux puis-
sances, celle du gouvernement et celle de la nation,
massaient leurs forces.
Sur ces entrefaites, le bruit public attribua au gou-
vernement un ingénieux stratagème, dont le parti dé-
mocratique fit plus d'une fois usage dans les guerres
civiles de ces dernières années. On accusait le pouvoir
d'intervertir les tours de service. Plusieurs journaux
affirmaient que des billets de garde en blanc avaient été
directement remis par un sergent-major, à l'état-major
de la ^ 0« légion ; que l'on organisait une fausse garde na-
tionale. Les imaginations vont vite en temps de trouble.
On pouvait supposer qu'on allait mettre sur la poitrine
des soldats d'élite de la garde municipale le harnais pa-
cifique de la garde bourgeoise. De sorte que le peuple
sansdéfiance verrait soudain les agneaux se changer en
tigres. On conçoit le désordre et la diversion profonde
qu'une pareille manœuvre pouvait opérer un jour d'é-
meute.
La casaque de garde national est devenue, en France,
jusqu'au 1 3 juin 1 849, une sorte d'insigne politique et
de porte respect. Maints patriotes s'en affublaient en
temps de sédition. Mais il eussent trouvé fort mauvais
LES BA^UU£TS• 125
que le pouvoir employât les mêmes subterfuges.
L'hypocrisie et la naïveté humaines sont égales. On
trouve bon, qu'en temps de guerre, deux généraux aient
recours à tous les expédients possibles pour vaincre, et
joignent la ruse à la valeur. Mais lorsque deux partis
se forment dans le pays, le parti du gouvernement éta-
bU et le parti du gouvernement futur, le gouvernement
du lendemain crie à l'immoralité si le gouvernement
du jour emploie pour se défendre les moyens dont on
se sert pour l'attaquer.
Deux feuilles opposantes, le Constitutionnel et le Natio-
nal^ s'emparèrent de ce thème, éminemment propre à
soulever une vertueuse indignation publique. Le ma*
réchal de camp, chef de l'état-major général, Gar-
bonnel, essaya de détruire It mauvais effet de cette
manœuvre en sommant ces deux journaux d'insérer
une lettre explicative que reproduisit le Moniteur du 1 7.
Celte lettre expliquait comment le colonel de la 1 0^ lé-
gion avait cru devoir faire peser un service exception-
nel sur toutes les compagnies. Aucun choix n'avait
présidé à cette répartition du péril, a Les gardes na-
» tionaux qui sont commandés, usait-il en terminant,
» seront certainement fort surpris de se trouver clas-
» ses par le National comme des hommes dépendants et
» d'une obéissance obligée. De semblables choix fausse-
» raient gravement, en effet, Tinstitution de la garde
9 nationale. Ils ne seraient assurément autorisés, ni
» par le commandant supérieur, ni par son chef d'é»
» tat-major. » On trouva que cette réplique ne dé-
truisait rien. Vrai ou faux, le fait resta au passif du
pouvoir, il entretenait en même temps les esprits dans
426. SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
ridée d'une lutte prochaine. Or, quelque peu disposé
à la bataille qu'on fût de part et d'autre, à force d'ac^
eoutumer les esprits à celle idée, on rendait le combat
inévitable.
Cependant, les délibérations des députés réforœbtes
et du comité central des élections se succédaient sans
aboutir à une conclusion. Ces hommes qui allaient fon-
der un gouvernement nouveau, ne parvenaient même
pas à s^ entendre pour fixer le jour et le lieu d'une simple
manifestation. Les prolégomènes de la seconde Répu-
blique française commençaient par la confusion des
langues, la tergiversation et la haine. Les futures fac-
tions se seraient volontiers dévorées avant d'avoir cou-
ché la proie par terre. Les éléments diminués, maisvi-
vaces encore de la grande révolution, se retrouvaient
en présence, au milieu de ce xix^ siècle peu enthou-
siaste, très-égoïste, très-sceptique, mais non moins
cruel au fond que ses devanciers de l'éternel sablier.
Les Constituants, les Girondins et les Jacobins se re-
trouvaient en présence dans la personne des gauche-
dynastiqnes, des gens àa National et de ceux de la Ré-
forme. L'opiniâti'eté protestante et parlementaire des
Lally, des Meunier, semblait avoir laissé son empreinte
sur MM. jDuvergier de Hauranne et Maleville. LeiVa-
tionaly avec son spii'ituel rédacteur en chef, M. Marrast,
donnait l'idée de cette bourgeoisie de la Gironde qui
devait pour la seconde fois faire tant de mal à l'idée
républicaine. La Réforme avait conservé du vieux ja-
cobinisme la misère, l'exaltation et le radicalisme, en
paroles du moins. Fatalité d'un pastiche providentiel
qui devait entraîner la seconde République française
LES BANQUfiTS. 1S7
dans de pâles imitations et Tinduire trop souvent en ri-
dicule et en absurdité !
Outre la discussion sur le lieu de la réunion pour le
banquet final, les réformistes avaient à statuer sur le
cérémonial, sur le nombre et la qualité des convives et
sur la fixation du jour de la manifestation. Les mêmes
instincts qui poussaient les promoteurs de cette agita-
tion libérale à écarter Tidée d'une réunion dans un
centre populeux et pauvre, leur faisaient redouter l'ad-
mission de ta jeunesse des écoles et des ouvriers. La
Réforme^ qui ne négligeait aucun moyen de popularité,
profita de cette occasion. Un petit nombre d'étudiants
et d'ouvriers furent admis sur son instance. Plus de cent
députés s'étaient fait inscrire. Trois pairs de France,
MM. deBoissy, le duc d'Harcourt, d'Alton-Shée, prirent
également des cartes. A Paris, ou la mode joue un si
grand rôle, il devint à la mode de souscrire pour le
banquet réformiste.
Primitivement fixé au dimanche, 20, le banquet fut
ajourné. Une décision prise le 17, le renvoya aux pre-
miers jours de la semaine. Deux jours après, le 19, la
commission générale transmit aux journaux un avis
qui fixait définitivement au S12 février (1), la célébra-
tion du banquet réformiste du deuxième arrondisse-
ment. La révolution avait une date.
Cependant le lieu de la réunion n'était pas encore
désigné. Les chefs parlementaires de l'agitation par-
vinrent à faire choisir les Champs-Elysées et la place
de la Concorde. Choix au moins étrange qui devait,
(I) Voir aux Pièces Justificatives^ u* 1.
>i28 SECONDS RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
ainsi qu'on le verra dans la suite, donner lieu à une
mise en scène d'un caractère gigantesque. On pourrait
reprocher à M. Barrot et à ses amis d'avoir ainsi exposé
le populaire, que cette manifestation devait attirer,
aux charges de cavalerie et aux éventualités d'une pa-
reille journée. Mais les agitateurs voulaient se mettre à
couvert en protestant de leurs intentions pacifiques
jusque dans le choix du lieu de réunion.
Un terrain appartenant au général Thiars, d'autres
disent à un sieur Nilot, situé du côté de Ghaiiiot, fut
affecté à l'emplacement d'une vaste salle dont les
charpentes improvisées se dressèrent bientôt aux yeux
de l'autorité et vinrent troubler un peu sa quiétude.
La réalité est que les classes supérieures se sautaient
débordées par la masse du pays. Le pouvoir et les chels
dynastiques de l'agitation ne demandaient pas mieux
que de trouver un motif de transaction. M. Thiers dé-
pensa beaucoup d'activité dans ces compromettantesné-
gociations. Son génie, fertile en expédients et peu scru-
puleux sur le choix des nooyens, se complaît à ce genre
d'intrigues dants lesquelles un tout petit individu de-
vient quelquefois la cheville ouvrière d'une situation,
la paille ridicule dont se sert la Providence pour faire
manquer une expérience ou pour provoquer une
explosion révolutionnaire. Le débonnaire Odilon Bar-
rot tournait au gré de ce Figaro homme d'Etat, comuie
une toupie sous la main d'un écolier.
M. Thiers croyait à la révolution et la redoutait, en
la voyant arriver plus promptement sans doute qu'il
ne l'avait attendue. Il sentait tout ce qu'elle allait lui
ôter. Llle ne lui laisserait plus la place d'être. Aussi, le
LES BANOCBTS. 129
même homme que nous avous^vu, peu de jours aupa-
ravant dans la discussion de l'adresse, faire profession
de foi révolutionnaire, se déclarer, du haut de la tri-
bune française, du parti de la révolution, et, au besoin,
de la révolution exaltée, s'épuisa-t-il en inutiles efforts
pour arrêter cette révolution à laquelle il peut se van-^
ter d'avoir, pour sa part, contribué plus que tout autre.
Il sentait bien que le flot des événements, s'il continuait
à monter ainsi, emporterait par-dessus sa tête le pou-
voir qu'il convoitait.
Une lettre adressée, le 21 janvier, par la fille d'un
certain Elindworth (1), ancien conseiller d'État, agent
secret, à M. Guizot, nous fait connaître la pensée in-
time de M. Thierssur la situation. 11 s'exprimait^n'si
dans un entretien confidentiel qu'il ne soupçonnait pas
devoir être trahi : « Le pays marche à pas de géant à
> une catastrophe qui éclatera, ou avant la mort du roi,
» si ce prince avait une vieillesse longue, ou quelque
» temps après la mort du roi. Il y aura guerre civile,
» révision de la Charte, et peut-être changement de
» personnes en haut Heu. Le pays ne supportera pas
» une régence, à moins qu'on ne fasse quelque chose
» de grand pour relever la nation. Le roi Louis-Phi-
» hppe n'a rien fondé. Il laisse à sa famille la tâche là
» plus ardue pour son maintien. Si Napoléon II vivait
» encore, il remplacerait sur le trône le roi actuel. >
Ce n'est pas seulement pour montrer la sûreté de coup
d'oeil de M. Thiers que nous citons ce fragment de lettré.
Il établit en outre que l'agitateur se fiait à l'orage.
(1) C'est du moins sons ces nom et qualités qu'il figure parmi les parties
prenantes des fonds secrets.
T. I. 9
i30 SECONDE BiFVBLIQUB FRANÇAISE.
L'histoire signalera donc cette double inconséquence
de la part de M. Tbiers d'avoir d'abord poussé de toutes
ses forces à une révolution dont il prévoyait l'étendue
jusqu'à prédire l'avènement d'un autre Napoléon, et
de s'étrOt quelques jours après, mis en travers de cette
même révolution qu'U eonsidérait comme inévitable.
Faire peur à M. G^!^(4^9m8\ qu'il est exprimé daoQs la
lettre d'Agnès de Klindwortb, n'est pas un motif suf*
fisant. pour s'engager Sans d'aussi dangereuses aven^
tures. Et c'était un étrange moyen d'empécber de don-
ner suite à son rapprochement avec les puissances
eontiifentales.
Le mélange de petitesse, de puérilité et de sagacité
.^'on rencontre en M. Thiers dépasse les proportions
imaginables. Il avait combiné i)oe petite scène de co-
médie, up banquet chimérique où, dès le début, serait
apparu» comme le Deus ex machina j quelque officier
de police qui aurait verbalisé le plus galamment du
monde et sommé , en termes exquis , les agitateurs
bien élevés de se retirer. L'affaire eût été ensuite por-
tée devant le tribunal de poîice correctionnelle, puis
devant une juridiction supérieure. L'opposition, déjà
flétrie "par l'adresse, aurait eu ensuite l'avantage de
se voir condamner par la cour.
L'utopie parlementaire de la résistance légale était
|ugée par ce seul fait. Si tous les événements avaient
\pu se conformer aux conditions du principe, la révo-
lution eut expiré devant un juge en robe rouge et
deux conseillers à rabat.
(1) Voir aux Ptèeêi JuêHfieativet^ n. 4.
LB8 BANQUBTS. 131
Cepeadant les journaux commeaçaient à s'iBopadeater
et le public, privé d'un grand spectacle si longtemps,
attendu, .murmurait. U aeovks^it de défection les che&
du mouvement. Ajoutons que les transactions commer-
ciales étaient devenues à pçu près nulles. Il devenait
cliaque jour plu^ iBdispoijitÇaUie que la crise eût lieu et
vint dénouer cette situati6iv1i\^Iécable. Le cabinet, se
croyant maître du terrain^ cQromenc^ait à témoignée son
dédain pour les ridicules négociations de sesadvei^i^riçs.
Mais le rêveur Odilon Barrot et le çabmiet lui-même
furent tirés r un, de ses songes de trau^ction, et l'autre
de sa confiance trop absolue dans sa force, par Ha ota-
nifeste publié dans les journaux du 21 févriiejtb U pa-
rait que cette mesure avait été prise par les membi>4N^
les plus énergiques de la commission. Le ton du Alftii-
feste était assez ferme qvipique pacifique. Il coupait la
retraite aux temporisateurs ; il a'y avait plus de remise
à huitaine possible. C'était bien le lejidemain, 22 fé-
vrier, que la manifestation allait douQçr le speqtaçle
d'un peuple protestant contre son exclusion politique.
Le peuple de Paris allait se retirer dans oe vaste es-
pace des Cbamps-Élyséea. Les hauteuri^ de Cbaillot
devenaient le mont Avenlin où la démocratie allait de-
mander, non. plus la loi agraire, mais le suffrage, uni-
versel, Texistence politique et non l'existence matéridie.,
qui n'est que la conséquence de la première. Le pro-
grès des révolutions apparaît daAs ce simple rappro-f
chement.
Après up exposé de motij^ et qpelques consi^éra-
(I) Voir M» JP*è0ff JtK<^^/t««f| n. s»
i
132 SECONDE BÉPUBLTQUE FBANÇAI8B.
tioDs trèd-habiles, conçues de façon à entraîner, en la
flattant, la garde nationale sous la protection de laquelle
on affectait de mettre l'ordre de la manifestation elle-
même, venaient les articles suivants :
« La commission a pensé que la manifestation devait
3 avoir lieu dans le quartier de la capitale où la largeur
» des rues et des places permet à la population de
9 s'agglomérer sans ^'il en résulte d'encombre-
* ment.
B A cet effet, les députés, les pairs de France et les
» autres personnes invitées au banquet s'assembleront
» mardi prochain , à onze heures , au lieu ordinaire
m
3 des rSunions de l'opposition parlementaire, place de
» '-laMagdeleine, %
9 Les souscripteurs au banquet qui font partie de
n la garde nationale, sont priés de se réunir devant
» l'église de la Magdeleine et de former deux haies
3 parallèles entre lesquelles se placeront les invités.
» Le cortège aura en tète les officiers supérieurs de
» la garde nationale qui se présenteront pour se joindre
» à la manifestation.
» Immédiatement après les invités et les convives
» se placera un rang d'officiers de la garde nationale.
» Derrière ceux-ci, les gardes nationaux formés en
9 colonnes suivant le numéro des légions.
» Entre la troisième et la quatrième colonne, les
» jeunes gens des écoles, sous la conduite de corn-
» missaires désignés par eux.
» Puis les autres gardes nationaux de Paris et de
» la banlieue dans l'ordre désigné plus haut.
» Le cortège partira à onze heures et demie et se
LES BANQUETS. 133
» dirigera, par la place de la Concorde et les Champs-
9 Élysées, vers le lieu du banquet. »
C'était donner rendez-vous à tout Paris. Deux pa-
ragraphes suivaient ce programme d'une révolution.
Us exprimaient avec candeur les intentions les plus
pacifiques, et contenaient, entre autres insufflations in-
génieuses, cette phrase qui allait solliciter Tamour-
propre du plus obscur et du plus humble des assistants :
« La commission espère que, dans cette occasion, tout
» homme présent peut se considérer comme un fono-
9 tionnaire chargé de faire respecter l'ordre, etc. *
Cette tactique, pleine d'audace et d'impertinence, usée
depuis la journée du 13 juin 1849, avait alors l'avan-*
tage de la nouveauté.
A la lecture de ce manifeste , Paris s'émut. Tous
les partis, toutes les nuances de l'opinion s'agitèrent.
On vit les murailles s'étoiler d'affiches officielles , les
groupes de lecteurs se former autour de ces harangues
imprimées. « Habitants de Paris ! s'écriait le préfet de
9 police, les lois les plus claires, les mieux établies sont
» violées. J'invite tous les bons citoyens à se confor-
9 mer à ces lois. Le gouvernement saura les faire
9 respecter, etc. (1). » A côté de la proclamation de
M. Delessert, entre un arrêté motivé sur la loi des
16-24 août 1790 et concluant ainsi : c La réunion et
» le banquet précités sont interdits, » et une ordon-
nance concernant les attroupements (%), on lisait l'ordre
du jour du commandant supérieur Jacqueminot :
a Gardes nationaux du département de la Seine, on
(1) Voir aux Pièces Justificativeêf n. 6.
(2) Ordonnance du 13 juillet 1831.
134 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
» cherche à vous égarer (1). » Et il citait les articles
1 , 7 et 93 de la loi dû 22 mars 1831 , qui interdit aux
gardes nationaux de se réunit avec ou sans armes, en
tant que gardes nationaux, pour délibérer des affaires
de rÉtat et sans ordre de leurs chefs immédiats.
Dépuis que lé voté de la majorité sur l'ensemble du
projet d'adresse avait, en quelque sorte renvoyé la
question de réforme électorale devant le tribunal du
peuple» Tattention s'était détournée des Chambres. Les
divers incidents de cette journée grosse d'orages l'y
ramena un instant sur la Chambre des députés. Quant
à la Chambre des pairs, elle n'accordait même pas à
M. de Boissy, le Sl5 févrieir, le droit d'interpeller le
ministère sur la situation de la capitale révoltée. Au
milieu des horreurs de la guerre civile, quand le cœur
de Paris battait des plus grandes émotions qu*un peuple
puisse éprouver ; ceé vieux fonctionnaires, ces savants,
ces militaires courbés sous la cendre des années, ces
industriels parvenus, étouffes par f opulence el l'eiii-
bonpoint, cette aissemblée de vieillards usés, blasés,
rëùnis, comme à l'ordinaire, dans le morne palais Me-
âicis, continuait, d'une voix éteinte, ses radotages
législatifs. A plus forte raison demeura-t-elle impas-
sible devant les menaces du^l •
On discutait à là Chambre des députes un projet de
loi relatif à la pfrorogatîon du privilège de la banque
de Bordeaux, lorsque M. Odilon Barrot entra suivi d'un
grand nombre de députés. L'altération de ses traits
annonçait le trouble de son âme. Le bon avocat n*était
(1) Voir aux Piècei Justificatives y n. 7 .
LES BANQUETS. 135
plus à l'heureux temps du banquet des Vendanges de
Bourgogne^ et de la société Aide^toi. L'âge avait déve-
loppé sa timidité naturelle. Il se trouvait en ee ohw
ment bien «mbarrassé de son rôle d^agitateur. Cet
embarras, qui jetait sur l'opposition dynastique la plu4
fâcheuse lumière, se traduisit dans un discours où il
chercha à détourner une part de responsabilité que
les événements annonçaient devoir être lourde. « C'est
» le gouvernement, articula-t-il , qui est chargé du
» maintien de Tordre et de la tranquillité dans le pays,
» c'est à lui à peser la gravité dès circonstances et sur-
» tout c'est sur lui que porte la responsabilité. » ^=-
c Elle pèse sur tout le mondel * répliqua M. Duchfttel'.
Ce ministre malveillant semblait n'avoir puisé dans «es
études économiques que ce genre d'égoîsme absota
dont M. Proudhon chargea depuis la mémoire Avl
pauvre docteur Malthus. — La faiblesse de son adver^
saire lui 4Jonnait ce dernier degré de l'insolence qui
attire les soufflets de la Provideace. Il s'empara du
manifeste, qu'il qualifia de la façon la plus dure, en
déclarant qu'il ne voulait pas le qualifier, et M. Odilon
Barrot, donnant la dernière mesure de son irrésolution,
vint déclarer qu'il né r avouait ni ne le (^^ât^oiraeV. Belle
tactique en temps de révolution ! Battu comme une
gerbe en grange, le chef de l'opposition dynastique
rentra au logis , continuant , en simple comité , sa
politique de ménage , qui avait roulé pendant mx
semaines sur un diner à donner ou à ne pas donner.
M. Thiers fut d'avis qu'il était temps de rentrer sotts
terre, puisque le gouvernement était sérieusement dé-
cidé à se défendre. M. Bar rot hésita, et finit par trouver
436 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
que M. Thiers avait raison. La plume élégante de
H. Marrast rédigea aussitôt une protestation où, après
plusieurs considérants relativement au danger des col-
lisions entre les peuples et leur gouvernement, on con-
cluait ainsi : « L'opposition a donc pensé qu'elle devait
» s'abstenir et laisser au gouvernement toute la res-
» ponsabilité de ces mesures. Elle engage tous les
9 bons citoyens à suivre son exemple. En ajournant
» ainsi l'exercice d'un droit, l'opposition prend envers
» le pays l'engagement de faire prévaloir ce droit par
» toutes les voies constitutionnelles (1). » Espoir peu
consolant en présence d'une inamovible majorité dé-
terminée, elle venait de le prouver, à voter pour le pou-
voir quand même. Pour commencer cette fusillade à
blanc, il fut convenu que M. Barrot porterait, le len-
demain, à la Chambre un acte d'accusation contre le ca-
binet. On alla poursuivre encore ce bavardage de bour-
geois effarouchés dans les bureaux du journal le Siècle.
Il est assez singulier que cette désertion, blâmée
de tout le monde , ait été imitée par les fractions les
plus opposées du parti démocratique.
. En recherchant aujourd'hui la trace d'opinions indi-
viduelles, demi-noyées dans la profondeur des événe-
ments, on s'étonne du petit nombre d'hommes résolus,
le soir du %\ février, à braver le lendemain les me-
naces du pouvoir. On ne compte guère que MM. de
Lamartine, d'Althon-Shée et quelques hommes d'action
de la Réforme^ comme MM. Rey, Lagrange et Gaussi-
dière qui aient exprimé, chacun dans la sphère de son
(1) Voir aux Pièces Jnst%ficaHve$^ n. S.
LB8 BANQUETS. 437
rôle révolutionnaire, l'opinion formelle de la résis-
tance.
a Nous sommes placés par le gouvernement entre
» la honte et le péril, » avait dit M. de Lamartine. Il
ajouta en apprenant la défection du comité : « La place
v dût-ellé être déserte , j'irai seul au banquet, sans
» autre compagnon que mon ombre. » Ce mot était
d'autant mieux placé dans sa bouche qu'il s'était abstenu
de paraître dans les banquets.
Au National^ devenu en quelque sorte bureau d'état-
major d'une des divisions du parti démocratique, ré-
gnait cette hésitation qui caractérise les habiles. Placés
entre le désir du triomphe et la crainte de se perdre,
entre les inconvénients d'une rupture avec la gauche
dynastique et le désavantage d'abandonner à la Réforme
la direction du mouvement , les directeurs de cette
feuille rendaient aux gens qui venaient chercher des
ordres, des oracles plus obscurs que ceux de la Sibylle
de Cumes.
Quoique plus énergique dans la manifestation de ses
sentiments, le conseil tenu dans la salle de la Réforme
ne marquait pas moins d'hésitation. Situés presque
à l'angle des rues Coquillière et Jean-Jacques Rous^
seau, à l'entrée d'un des carrefours populeux qui avol-
sinent la halle aux blés et la pointe Sainte-Eustache,
les bureaux de la Réforme pouvaient, infiniment mieux
que leurs élégants concurrents de la rue Lepeletier,
devenir centre d'insurrection. Vers huit heures du
soir, une cinquantaine d'hommes de toute classe et de
toutes professions, venus sur la convocation de M. Flo-
con, se pressaient dans la salle trop petite et mal éclai-
138 SBGONDB RÉPUBLIQUE FBAMÇAISB.
rée de la rédactioD. MM. Louis Blanc, Ribeyrolles,
Flocon, quelques journalistes de province, Albert, Rey,
Chancel, Lagrange, Caussidière représentaient exacte-
ment Tesprit de cette réunion composée d'hommes
de plume et d'hommes de combat. H. Flocon prési-
dait. A peine le premier orateur eut-il pris la parole,
que l'hédtation ise produisit là comme elle s'était pro-
duite au National et an comité. H. d'Althon-Sée entra
sur ces entrefaites ainsi que M. Ledru-Rollin. Le jeune
pair de France annonça la désertion de h gauche dy-
nastique> protesta contre cette lâcheté, et ranima les
passions de l'assemblée. M. Louis Blanc entreprit de
les calmer. « Ne vous abusez pas, s'écria-t-il, la garde
» nationale, qui a traîné son uniforme de banquet en
» banquet, vous mitraillera avec l'armée. Vous déci-
» derez Tinsurrection si vôns voulez, mais si vous
» prenez cette décision , je rentrerai chez moi pour
» me <;ouvrir d'un «rêpe et pleurer sur les ruines de
» la démocratie. » On murmura. Après quelques mots
de MM. Lagrange et d'Ahhon-Sée, M. Rey, petit homme
très-énergi<]^e, déclara que, si le peuple descendait
dans la rue^ 4e devoir des républicains était de lever
les pavés et <}e courk aux fosils. « Des occasions pa-
» reilles à ce/He qui se présente sont devenues trop
» rares pour qn'on les néglige, ariioula-t-il. » M. Le-
dru-Rollin émit une opinion contraire, et M. Flocon
acheva d'écarter toute idée de combat. Le conciliabule
aboutit à ia rédaction de ces deux lignes insérées dans
la Réforme du lendemain : a Hommes du peuple, gardez-
vous, demain, de tetrt entraînement téméraire. »
Les sociétés secrètes, à l'imitation des journaux et
LB8 BÀlfOttItS. AW
des réunions parlementaires, prirent le parti de l'ab-
stention. On convint seulement qu'où se rendrait par
petits groupes et en simple curieux à la place de ia
Concorde.
^ Les ateliers trésolurent de chômer, également par
curiosité. Paris tout entier voulait voir. Il allait se donner
le spectacle à lui-même. Quelques torches parurent
autour des proclamations du pouvoir qu'on lisait à
haute voix. On les entremêlait de ces lazzis parisiens
qui marient les gais éclairs de Fesprit aux horreurs de
rén^ute. L'orateur des bornes montra çà et là sa face
blême et inspirée. Mais le vent de la nuit emporta
bietitôt ses rauques diatribes parmi les carrefours dé-
serts. Les torches s''éteignirent dans les ténèbres.
Dans te cas même où le parti démocratique eût pris
la résolution de coiïibattre, ses forces n'auraient pas
atteint le chiffre de 4,000 hommes. Et il était décidé
à quelque chose de plus périlleux qu'une prise d'armes,
c'est-à-dire à une manifestation pacifique.
Les forces du pouvoir montaient, tant à Paris qu^ati-
toiir de Paris, 427,000 hommes bien équipés, bien ap-
provisionnés, et qu'on devait supposer, d'après l'atti-
tude du gouvernement, déterminés à de grandes
rigueurs (1).
Tout annonçait donc^ pour le lendemain, une de ces
fatales jouroées qui forcent les gouvernants à serrer
plus étroitement le frein des peuples.
Mais, taiylis que mouraient les rumeurs confuses de
(1) Les (brcet se divisaient ainsi : 37 bataillons d*infanterie, 1 bataillon des
chasseurs d'Orléans, 3 compagnies du génie, 3,200 |;ardes jaunicipaux, 20 es-
cadrons de cavalerie, 5 batteries.
140 »£GONDB RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
la capitale, tandis que Paris s'endormait, les fenêtres
des Tuileries étincelaient dans la solitude du Carrousel.
Le vieux roi, entouré de ses enfants, de ses familiers,
de ses ministres, de ses courtisans, se réjouissait du
résultat de la crise. La défection des agitateurs donnait
raison à sa politique. Ordinairement l'ennui régnait
en maître au château. Le cœur de Louis-Philippe s'était
endurci avec les années. Devenu une sorte de tyran
domestique, le vieux monarque faisait pliei;, sous sa
volonté minutieuse et sans cesse en éveil, les volontés
de toute sa famille. La rigidité des principes religieux
de la reine ajoutait encore à l'ennui de celte cour mes-
quine où régnaient la parcimonie et la crainte de man-
quer. Un rapport secret sur le duc d'Orléans, adressé
au roi en mai 1839, révèle que déjà l'héritier présomp-
tif de la couronne avait senti la pesanteur du joug du
vieux libéral devenu roi. La correspondance des princes
de Joinville et de Nemours, en >tS47, laisse entrevoir
le dégoût que leur inspire la politique de leur père.
Les princesses, dans leur caquetage de jeunes bour-
geoises avec leurs frères (4), ne témoignent pas moins
de lassitude des ennuis de la cour. Mais, dans la soirée
du 21 février, la joie régna au château. La défection
(1) Le roi nommait ses conseils des Babinettes; la Chambre des députés s'ap-
pelait le club ; les princesses donnaient à leurs frères dans l'intimité des petits
surnoms d*amitié. M. de Nemours était désigé sous le nom de Tban ; M. de
Joinville sous celui deffadji. La princesse Clémentine^ qui aimait les commérages
politiques, employait par plaisanterie dans sa correspondance avec ses frères les
mots populaires de gouapeur, nigaud, blanc'bec^ dégommer, etc. Bref le peu
de monuments intimes que la révolution ait jeté dans le domaine de l'histoire,
révèle chez la famille royale une ressemblance très-marquée avec les mœurs des
classes moyennes. Louis-Philippe fut très-réellement et très-sincèremeut le re-
préjBentant de la bourgeoisie en France. .
LRS BÀNQUBTS. 141
de la gauche dynastique, l'hésitation des républicains
étaient connues. L'épanouissement fut à son connble
lorsqu'à minuit on annonça que les commissaires du
banquet avaient fait suspendre les apprèis de la solem-
nité du lendemain. Le roi ne sentait plus le poids des
années. Étrange aveuglement des princes ! Un pied au
bord de la tombe, environné de périls lentement fo-
mentés par la destinée, sur le point de voir son trône
s'écrouler presque de lui-même, le roi était l'homme
du royaume qui éprouvait le plus de confiance dans
la situation. Animé d'une activité singulière, ce vieillard
de soixante-seize ans, qui aurait dû succomber sous le
poids de la couronne et des années, rassurait ses fonc*
tionnaires, et faisait pleuvoir les étincelles d'un esprit
rempli de malice, sur la faiblesse et la lâcheté de ses
adversaires. Quand le roi s'amuse, qui donc ne s'amu-
serait pas? Le maréchal Bugeaud avait dit un de ces
mots de tranche-montagne qui jettent sur sa physiono-
mie de soldat laboureur une teinte de vaudeville : « Que
» Votre Majesté me donne le commandement de Paris,
» je me charge de faire avaler aux Parisiens le sabre
» d'Isly jusqu'à la garde. »
La Providence allait-elle donc abriter une fois en-
core sous son aile celui qu'elle avait si souvent pré-
servé du fer des régicides et des dangers de l'insurrec-
tion?
Le vieux roi veillait souvent fort tard dans la nuit
malgré les cris de la reine et de sa famille. Avec quel
sentiment de sécurité ne dut-il pas écouter, dans le
silence de Paris endormi, le pas sonore et régulier de
ses patrouilles relevant les sentinelles du château? Et,
142 SBCONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
si (lu haut des feuêlres de sod palais, il pul apercevoir
à travers les ténèbres la noire silhouette du beffroi de
Saint-Merry, son visage jauni dut s'épanouir derrière
la vitre en un maigre sourire ; — spectacle qui eût frappé
d'épouvante le bourgeois soucieux des éventualités du
lendemain! Use fût dit : « Le roi est fou. » Bien fol, en
effet, est le monarque qui compte sur la constance de
la fortune !
CHAPITRE m.
Journée du 22 février. — Aspect de Paris dans la matinée. — La population
se dirige ters ia Madeleine. — liatker et Odilon Barrot. — TVanqaillité du
roi. — Ordre du jour du 25 décembre. — Cris t à bas Guisot ! dotant Thô-
tel des Affaires Étrangères. — Impassibilité des troupes. — Chants des
Girondins et de la Marseillaise. -— Colonne de jeunes gens partant du Pan-
théon. — Absence des chefs de Topposition. — Détachement de municipaux
détruisant les derniers préparatifs du banquet. — La colonne de jeunes gens
partie du Panthéon devant la Madeleine. — Escalade des grilles du Palais-
Bourbon. MM. Crémieux et Marie haranguent les pétitionnaires. — Déploie'
ment de troupes. — Charges sur la place de la Concorde. >— Les dragons
et les gardes municipaux. — Essai de barricades aux Champs-Elysées, ruts
de Rivoli, Saint-Florentin, Matignon, etc. — Séance de la Chambre des dé-
putés. — Mise en accusation des ministres. ^~ MM. Odilon Barrot, de Ge-
noude, Sauzet, Gnizot. — Incendie du poste de Pavenue Biarigny, — L'é-
meute en face de l'Assomption. — Abstention de PÉcoIe polytechnique. ~-
Impassibilité de la Chambre des pairs. — Interpellation de M. de Boissy. —
MM. Camot, Yavin et Taillandier, chea le préfet de la Seine. — Refus de
battre le rappel. — Initiative des maires. — Petit nombre des gardes natio-
naux qui obéissent au rappel. — Scène entre la garde nationale, le peuple
et la ligne au Panthéon. — Essais de barricades ao centre de Paris.^ — Groope
de conspirateurs sous les arcades du Palais-Royal. — MM. Caussidière, Pi-
Ihes, Grandmenil, Albert. — L'espion Delahodde et Chenu. — Fusillade rue
Bourg-l'Abbé ; M. Sobrier. — Attitude de la Mé/orme et du National, <—
Confiance du pouvoir. — Dernier bulletin de la surveiUance générale.
Dès le matin du 22, Paris fut debout. L'aspect de la
ville n'était plus le même. Dans cette capitale de Télé-
gance, des arts et des idées, les émotions politiques re-
vêtent une grande puissance d'expression. La physio-
nomie de Paris a la mobilité pathétique d'une face
humaine.
w
-1 44 SEGONDB RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
La température semblait s'associer aux sentiments de
la population. Le ciel était de ce gris plein de tristesse
qui assombrit les âmes au moins autant qu'il assombrit
le soleil. Il ne faisait pas assez froid pour glacer Té-
meute exposée aux bises de la place publique. La pluie
qui décourage et qui tombe sur les pauvres passions
humaines, comme la douche sur le crâne de l'aliéné,
restait suspendue dans les nuages. Avant que la brume
ne se résolût en eau, l'incendie moral avait le temps
de gagner aux quatre coins delà population.
Les rues étaient remplies de monde, et tout ce monde
marchait dans une même direction. Paris ne tenait pas
plus compte desdésavœux de MM, Thiers et Barrot, de
la timide protestation rédigée la veille par M. Marrast,
et de Tavis prudent de la Réforme, imprimé le matin
même, que de la proclamation du préfet de police. Le
peuple avait accepté le premier rendez-vous de la gau-
che-dynastique et il s'y rendait. La place de la Concorde
allait donc une seconde fois mériter son grand nom de
place de la Révolution.
Des petits groupes d'hommes résolus descendaient
des hauteurs de Belleville et de Ménilmontant, des fau-
bourgs Saint-Denis, Saint-Martin, du Temple, Saint-
Antoine, de tous ces quartiers populaires où la patrie
en danger et la cause révolutionnaire trouveront tou-
jours du sang qui ne se marchande pas. Ils se diri-
geaient vers le boulevard, quelques-uns le bâton sur
l'épaule, le plus grand nombre les mains dans les po-
ches; ceux-ci l'air goguenard el provocateur, ceux-là
le front plissé, la joue enflammée.
Ce qui donne à ces groupes un aspect funeste dont
LK8 BANQUKTS. 145
s'épouvantent justement les heureux de la vie, c'est
qu'à côté du patriote rayonnant d'héroïsme, marchent
quatre spectres qu'évoque fatalement le génie des ré-
volutions : le Désespoir, le Crime, la Sottise et la Tra-
hison. C'est pourquoi des faces étranges, épouvanta-
bles, qui n'ont plus rien de ce rayon divin répandu sur
le front de l'homme, apparaissent à ces jours suprêmes
comme des monstres vomis par un cataclysme terrestre.
Un tel rendez- vous donné aux Champs-Elysées, pro-
mettait une vaste mise en scène. Paris en haillons
inonda Paris élégant. L'homme des faubourgs traversa
en maître les boulevards des Italiens et des Capucines.
Un fait insignifiant s'élevait à la hauteur d'un symbole.
Pour la première fois, en effet, le peuple brisait les
mailles de ce réseau d'argent que la classe moyenne ten-
dait depuis soixante ans sur la nation : le cens électo-
ral. Par ce seul fait, il mettait le pied dans le plat parle-
mentaire. Il disait à la classe régnante : part à deux, part
à tous 1 Audace inouïe ! phénomène politique inconnu
dans les fastes historiques du peuple français !
Les hommes d'action descendaient donc des extré-
mités de Paris et de sa double banlieue. Ils venaient en
observateurs, non pour tirer des conclusions philosophi-
ques, mais pour épier Theure du combat. Et, comme les
athéniens de Paris poussent la curiosité jusqu'au fa-
natisme et se font tuer pour voir une bataille, des flots
de curieux roulaient par les rues et les carrefours, vers
le vaste rende«-vous général.
Le long des murailles glissait, l'air inquiet et mal à
l'aise, le sergent de ville vêtu en bourgeois. La police
avait rentré son uniforme. Elle espérait ainsi mieux
T. I. 40
>I46 SfiCONbË RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
dissimuler son action. Mais telle est l'influence de cer-
taines professions que le mot de police, lui-même, reste
écrit sur le front de quiconque a endossé sa livrée. Le
peuple de Paris a, d'ailleurs^ un flair me^veilleux poUr
deviner sous tous les déguisements celle qu'en son ar-
got picaresque il nomme la Rousse. Or, il ù'est guère
d'éméutier qui n'ait gardé le souvenir de quelque
bourrade ; de sorte, que la multitude profite des ré-
volutions pour courir aux sergents comme les dogues
aux rats.
L'agent provocateur qui ressemble, à s'y méprendre,
à un patriote exalté, qui souvent même a débuté par
Tètre^ jetait dans la foule des déclamations furibondes
contre le despotisme du pouvoir. Paroles enflammées
qui vont se poser sur les têtes, comme les langues de
feu du Saint-Esprit. Les imaginations se montaient. Le
cri nourri et vigoureux de : « Vive la Réforme ! » répon-
dait à ces excitations. On aurait pu se croire au temps
de Luther et de la guerre des paysans. M. Odilon Bar-
rot, comme Luther, était débordé par l'agitation qu'il
avait créée.
La même scène se renouvelait du côté de la Made-
leine, au Panthéon, rue de Rivoli et surtout place de la
Concorde. C'est avec ces mots-là qu'on descelle les pre-
miers pavés. Que Ton juge de l'efi^et de pareilles in-
fluences, dans une capitale qui a nourri jusqu'à quinze
cents agents secrets.
Vers dix heures, l'agitation était à peu près générale.
Quoique aucune collision n'eût encore éclaté, ce grand
ttansvasement de Paris vers un seul point eût inquiété
l'esprit le moins clairvoyant. Mais Dieu avait frappé
LES BANQUETS. 147
d'aveuglement le vieux roi. Vers la même heure il
écrivait au maréchal Gérard que tout allait le mieux du
monde.
Le héros de la retraite de Moscou et de la campagne
de 1 81 5, était Tauteur du plan stratégique à Taide du-
quel le gouvernement comptait écraser rinsurreclion^
C'était un vaste piège à loup», dans lequel on n' aperce-
vait pas d'abord le soldat et dont le mécanisme consis^
tait dans une grande puissance de concentration et de
dilatation. Gomme cette bête fantastique qu'on nomme
poulpe, l'armée de Paris pouvait à volonté étendre de
longues antennes, saisir sa proie, se ramasser en boule et
même s^allonger en poisson, fuyant entre les herbes et
disparaître le coup fait. La bête a nom au Mémorandum
de l'armée : Ordre du jour du ^b (/ecem6r«. L'occasion était
venue de mettre à profit ce plan imaginé depuis huit ans.
Pour mieux seconder les intentions de l'artiste, le pou*
voir en avait en quelque sorte organisé la répétition,
en envoyant depuis plusieurs jours les officiers des di-
vers corps^ déguisés en bourgeois et accompagnés de
metteurs en scène, sur les divers points à occuper. Getle
combinaison offrait beaucoup de chances de succès ;
mais l'honneur de l'avoir inventée n'est-il point un
pénible couronnement pour une si glorieuse carrière?
La multitude put donc circuler sans découvrir les
moindres préparatifs de défense. Elle s'en étonna. Plus
expérimentée, elle en eût tiré cette conséquence que le
gouvernement cachait quelque terrible et soudain
ûioyen de répression. A la porte des corps de garde, les
soldats sans armes regardaient l'émetite. En passant
devant l'hôtel du ministère des affaires étrangères,
148 SCCO>DE RÉPUBLIQUE FRANÇÀISB.
chaque groupe poussait un cri de haine : « A bas Gui-
zot ! » Les soldats du poste ne s'en émouvaient point.
Au fond, que leur importait?
Vers la même heure, tandis que la foule se massait
autour de la Madeleine et sur la place de la Concorde,
une colonne d'étudiants s'était formée devant le Pan-
théon. Elle s'ébranla au chant des Girondins, hymne
patriotique mis à la mode par un drame de M. Alexan-
dre Dumas. Les petites choses éclairent les grandes. Ce
simple fait, rapproché du succès de X Histoire de la Ré-
voluiion^ de M. Michelet, et de celle des Girondins^ de
M. de Lamartine, est un témoignage des appréhensions
de l'esprit révolutionnaire à la veille du renversement
du trône. La première révolution faite au nom du prin-
cipe purement démocratique s'enveloppait de précau-
tions girondines, qui annonçaient assez en quelles mains
elle allait tomber.
La colonne s'ébranla en chantant. Elle se déploya
dans la direction de la rue des Grès et descendit la col-
line Sainte-Genevièvepar la rue de La Harpe, ramassant
de nouvelles recrues sur son passage. Eu arrivant au
Pont-Meuf, elle avait répandu la contagion de l'enthou-
siasme dans les quartiers populaires de la rive gauche.
Pendant ce temps, la foule s'épaississait sur la place
de la Madeleine. On cherchait des yeux ces chefs de
l'agitation qui depuis six mois remuaient le pays. Où
étaient ces députés, ces pairs de France, ces officiers
supérieurs de la garde nationale, tout ce déploiement
de la Fronde électorale si pompeusement annoncé dans
le manifeste de la veille ?
En temps d'émeute, on ne lit que les placards. Tout
LKS BANQUETS. 149
le monde, d'ailleurs, ne sait pas lire ; tout le monde n'a
pas trois sous par jour à donner aux gazettes. Un grand
nombre de personnes n'apprennent que verbalement
les affaires publiques. La masse ignorait donc la défee*
tion des agitateurs et n'avait pas lu la honteuse déclara-
tion du matin. La colère fit place à l'étonnement et à
rimpatience, au fur et à mesure que les orateurs de
la rue venaient se mêler à Témeute et raconter le
journal.
La gauche dynastique a osé se plaindre plus tard.
Elle a reproché aux républicains d'avoir fait dévier la
révolution de son but. Pour qu'elle ne déviât point, il
eût au moins fallu la diriger. Il eût fallu ne pas trem-
bler devant le fantôme qu'on avait évoqué. La révolu*
tion leur semblait à tous un cheval sauvage, capable de
dévorer son cavalier. Voyant la terreur de chacun, le
plus faible, l'enfant perdu des partis, le parti républi-
cain s'approcha sans bruit, et saisit hardiment le mons-
tre à la crinière.
Pour sauver leur dynastie de contrebande et gagner
un portefeuille, il eût fallu que les grands parleurs de
la discussion de l'Adresse, MM. Odilon Barrot, Thiers,
de Maie ville et Duvergier de Hauranne, se trouvassent
le matin du 22 février, place de la Madeleine, offrant
aux baïonnettes leur poitrine pour leur cause. L'œil du
peuple les y chercha vainement.
Onze heures sonnèrent. Il se fit une oscillation dans
la foule. Deux détachements de gardes municipaux tra-
versaient au pas gymnastique la place de la Concorde.
Us allaient, comme si tout eût été fini, faire disparaî-
tre les derniers vestiges des préparatifs du banquet»
450 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
Des hauteurs de rAro-de-Trioropbe, un détachement
de ligne protégeait au beaoin la naanœuvre opérée sur
Cbaiilot. Il n'eût même pas occasion de se démasquer.
Le deus ex mc^chim, à l'aide duquçl le pouvoir comptait
dénouer la situation, le soldat, allait-il devenir un com-
parse inutile qu'on laissait dans les coulisses? Et pour
que le dédain du gouvernement parût plus complet,
l'ordre de battre le rappel, donné la veille à neuf heures,
avait été révoqué vers minuit, lorsqu'on apprit que les
gardes nationaux étaient déterminés à pousser le cri de :
Il Vive la Réforme ! » Cet acte de prudence pouvait cerr
taipement passer aux yeux de la foule ignorante, pour
de l'insouciance et du mépris. Ni police, ni troupe, ni
garde nationale ; -^ ne semblait-il pas qu'en vérité l'é-
meute n'eût plus qu'à rentrer au logis?
Mais on ne trompe pas impunément la curiosité, qui
veut un spectacle. On ne se joue pas des intérêts en
éveil et des passions irritées. L'aspect des gardes mu-
nicipaux traversant la place delà Concorde excite des
murmures. Plusieurs détachements du 31® de ligne
surviennent aussitôt, se rangent en bataille à la gauche
de la foule agglomérée sur le parvis de la Madeleine.
L'attitude des ipasses, froide jusqu'alors, change. Les
groupes mesurent la troupe des yeux. Des paroles mal-
i^illantes circulent; premiers sifflements d'un tempête
qui déracinera un trône.
A travers les murmures de la place, on entend vibrer
un chant lointain^ iin chant bien connu dont le refrain
est un cri de guerre universel, le cri de la nation et
non pas le cri des légions. « Aux armes, Citoyens ! »
C'est la colonne qui s'est formée une heure auparavant,
LBS BAMQUBTS. 1 &1
place du Panthéon. La voix de la jeunesse a un accent
qui va au cœur. On écoute. Le refrain de la MarmUai9e
grandit comme le mugissement d'un orgue et monte
jusqu'au ciel.
Ce sont bien les jeunes gens qui arrivent. Ils l4ên-
nent, pour ainsi dire, nouer les âmes dans un commun
sentiment, attacher les deux bouts de Témeute, delà
rive gauche à la rive droite. Naïfs comme on Test à leur
âge, ils se sont arrêtés devant la maison de M. Odilon
Barrot. Mais M. Odilon Barrot, introuvable d'un nou-
veau genre, n'est pas plus chez lui que sur le terrain de
la révolution.
La colonne s'avance toujours d'un pas lent, en bon
ordre, avec une discipline presque militaire: il y a dans
tout citoyen français l'étoffe d'un soldat. Les ouvriers
présents vont prendre rang derrière la colonne. Le pro-
létariat aime les écoles, par cet instinct secret que son
affranchissement ne saurait venir que des lumières de
l'esprit humain, par cette confiance que la jeunesse
s'élève en raison de la générosité de son âge au-dessus
des intérêts et des préjugés de caste. De sorte, que les
étudiants, sortis de la bourgeoisie, forment une sorte de
gage de réconciliation entre la bourgeoisie et le prolé-
tariat quand sonne le tocsin de la guerre civile.
La (radition des écoles, rompue par l'action indivi-
dualiste et dissolvante du règne de LouisrPhilippe,
donnait une dernière lueur d'existence. On n'allait pas
d'ailleurs demander à cette colonne venue des hau-
teurs du pays latin, si elle contenait dans «es rangs plus
de conscrits de la littérature, de l'art, de la politique et
de l'industrie, que d'étudiants universitaires. La foule
45S SBGOMDE RÉPOBLIQOB FRANÇAISE.
s'ouvrait devant elle, mêlant sa voix au refrain et rac-
compagnant au moins de ses vœux.
Deuxfois la colonne fit en chantant le tour du temple,
comme si elle eût accompli quelque cérémonie sacrée,
eMMfte si elle eût voulu prendre Dieu à témoin de la
'justice de sa cause. Cette promenade solennelle, autour
d'un temple de style grec, achevait de donner à la mise
en sqène de l'émeute, au sein de Paris monumental, un
reflet des agitations des peuples antiques. Et, c'était
quelque chose d'étrange et de saisissant que ce chant
de guerre du peuple français remplaçant les psalmodies
du culte.
Privés de MM. Thiers, Odilon Barrot, Duvergier de
Hauranne, aussi bien quedeMM. Ledru-Rollin, Louis
Blanc, Flocon, car ils étaient tous absents de ce ren-
dez-vous qu'ils n'avaient plus le droit de révoquer,
tous y compris M. de Lamartine qui avait promis dans
l'enthousiasme du discours d'aller au banquet, dùt-il
y aller seul avec son ombre — privés de chefs, sans di-
rection, sans but, les jeunes gens obéirent à leur ins-
tinct. L'instinct les avait poussés à cette promenade
solennelle autour d'un temple, comme s'ils eussent
compris qu'à défaut d'action directe, il ne leur restait
qu'à agir sur les imaginations. L'instinct les poussa vers
la Chambre des députés, cause première de cette grande
émotion publique.
Ils se retirèrent, entraînant tout à leur suite, laissant
un vaste espace vide derrière eux. Un petit poste en
planches, bâti à la droite de l'église^ brûlait solitairement
comme le bûcher d'un sacrifice. Ses flammes allongées
se jouaient dans le chapiteau des colonnes. Elles chas-
LBS BANQUETS. ^53
salent de leurs nids des nuées de corbeaux volant éper-
dus dans le ciel gris et poussant des cris funèbres. Les
aruspices y eussent découvert le présage d'une grande
catastrophe, le peuple de Paris n'y voyait qu^un texte à
plaisanteries voltairiennes, et le présage qu'il ttfiirait
devait être moins certain que celui des augures.
La colonne marcha vers le Palais Bourbon. Elle tra-
versa la rue Royale et la place de la Concorde. Un pe-
loton de gardes municipaux occupait la tète du pont
de la Concorde. L'émeute s'arrêta devant les baïon-
nettes croisées. Tout à coup un héros inconnu s'élance :
«Frappez! » s'écrie-t-il en découvrant sa poitrine. Les
fusils se relèvent. La colonne envahit le pont. Cent des
plus jeunes et des plus alertes escaladent les grilles du
palais. Le poste des gardes nationaux intervient. La
Chambre est déserte d'ailleurs, et la séance ne doit ou-
vrir qu'à une heure et demie. MM. Crémieux et Marie^
qui se trouvent là, n'ont pas de peine, à l'aide de quel-
ques-unes des promesses d'usage, à congédier ces pé-
titionnaires par escalade.
Autour du palais, la foule s'augmentait. Un escadron
de dragons partit au galop, le sabre au poing, de la ca-
serne du quai d'Orsay, tandis qu'un régiment de ligne
fermait les rues. De l'autre côté, un vaste déploiement
de troupes bordait le quai jusqu'aux Invalides. Des dé-
tachements de toutes armes prennent position. Deux
pièces de canon sont rangées en batterie sur la place
de Bourgogne. La cavalerie exécute des charges sur la
place de la Concorde, rue de Rivoli, rue Saint-Hoaoré,
rue Royale. L'émeute était prise au piège.
Elle attendit la troupe sans colère, d'un pied feruje,
154 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
d'un cœur tranquille. Les sabres suspendaient au-des-
sus des tètes l'éclair de la mort. Le poilrail des che-
vaux heurtait la foule : «Vivent les dragons!» s'écriait-
elle. Les dragons rirent et, sur Tordre de leur officier,
remiUMl le sabre au fourreau. Pour la seconde fois
Fhumanité l'emportait sur la rigueur militaire.
Les abords de la Chambre furent dégagés. Le pont
était si bien gardé que le général Perrot, passant, suivi
de son escorte, s'écria: « Les meilleurs troupes du
monde ne le forceraient pas 1 » Rejetée sur la place de
ta Concorde, aux abords des Champs-Elysées et dans
les larges rues avoisinantes, l'émeute commença bien-
tôt à houlersous la pression des manœuvres. On vit les
ondes humaines, entassées dans cette vaste cuve, sil-
lonnées profondément et en tout sens par des charges
de cavalerie.
L'iniiiative de la répression incombait aux gardes
municipaux, sorte de prétoriens, réunissant pour ainsi
dire les attributions dii sergent de ville et du soldat.
L'uniforme et la haute solde de ce corps, l'insolence
de son attitude, sa rigueur dans le service, n'étaient
pas de nature à )ui concilier la sympathie du peuple et de
Tarmée* Les troupes des autres armes saisissaient donc
l'occasion qui leur était offerte de lui laisser tout l'odieux
de la répression. Elles se montraient pleines de dou-
ceur et d'humanité^ riaipnt de l'émeute et se laissaient
aller au plaisir des acclamations populaires. La garde
municipale, animée, au contraire, d'une fureur mal con-
tenue, multipliait lesarrestations et les actesde violence.
Son rôle était fort diftietle à tenir. Quand les dragons
chargeaient, la foule oscillait à peine et les saluait au
LES «ANQq^TÇI. 15&
passage du cri d^ : « Vivent les dragons ! » Lorsqu'on
apercevait, au contraire, les casques blaqcs de la garde
municipale, desbuées, des injures et des pierres volaient
de toutes parts»
Bue de Hivoli, d'apdacieux gamins, jusque soQg les
pieds des chevaux, lançaient des cailloux au visage des
gardes municipaux et se réfugiaient dans les galeries.
Quand les gardes se hasardaient à les poursuivre, les
chevaux glissaient et s'abattaient sur l'asphalte. Quel-
que3 pavés lancés vigoureusement contre les grilles du
ministère de la Marine, fournirent bientôt aux émeutiers
des leviers et des armes. Dans l'intervalle des charges,
ils trouvèrent moyen de lever à l'entrée des rues Saint-
Florentin et de Rivoli deux rangées de pavé ; premier
essai de barricades. Ce léger obstacle suffisait à ralentir
les charges. Les voitures n'avaient pas complètement
cessé de circuler. Un omnibus vint à passer rue de Ri-
voli. Il fut dételé et renversé avec une pri)mptitudQ mer-
veilleuse, sous les yeux de la garde municipale qui le
relevait et le renvoyait un moment après.
D'autres es^is de barricades avaient lieu du côté des
Champs-ËWsées. Des chaises, quelques arbres et des
baraques de jeux en formaient les matériaux. L'excita-
tion augmentait de minute en minute. Un homme pris
pour un agent secret faillit à être tué. Les estafettes,
forcées de traverser l'épaisse miUtitude agglomérée près
de l'Assomption, de la Madeleine et de la rue Saint-
Honoré, passaient ventre à terre, courbées sur le cou
de leur monture et recevant une grêle de pierrvcs.
La répression devient plus Vive. Le sang coule. Un
ouvrier est tué d'un coup de pointe de sabre ; une vieille
156 SRGONDE RBPDBLIQCJK FHANÇAISB.
femme broyée sous les chevaux. Plusieurs autres per-
sonnes sont blessées et transportées à une ambulance
improvisée rue Saint-Honoré. D'autres, pour échapper
au sabre des gardes municipaux, sont obligées de grim-
per au piédestal des statues, ou de sauter dans les jar-
dins-fossés des angles de la place. L'impatience du
combat commence à agiter 1 ame des conspirateurs mê-
lés à la foule. Çà et là ont lieu quelques essais de résis-
tance. Boulevard des Capucines, un garde municipal qui
s'écarte des rangs est presque assommé parla foule. Rue
de la Paix, un officier supérieur de ce corps, exaspéré
par la fureur et plongeant au plus épais des masses, est
enveloppé et déjà désarmé, lorsque ses soldats accou-
rent à son aide. Tels sont les effets de ce rendez-vous
donné au peuple de Paris sur la plus vaste place et
dans les plus larges rues de la capitale !
Les agitateurs parlementaires purent contempler leur
ouvrage. Quelques-uns, du haut des marches du péris-
tyle du Palais-Bourbon, à l'abri de tout danger, assis-
taient au spectacle des charges de cavalerie. Ceux qui
se rendaient à la Chambre passaient inquiets dans la
foule. < Où allez- vous ? Que faut-il faire?» leur disait-
on? — a Nous allons, répondaient-ils pitoyablement,
mettre le ministère en accusation. »
M. OdilonBarrot avait, en effet, le triste courage de
pousser jusqu'au bout l'accompUssement du program-
me de la gauche dynastique.
Les rhéteurs du Bas-Empire discutaient sur des sub-
tiUlés scolastiques el théologiques, tandis que l'ennemi
touchait aux portes de Constantinople. C'est sur des
questions de linance que les rhéteurs du parlementa-
LES BANQUETS. 157
risme discutaient, tandis que se préparait la révolution.
Les empires s'écroulent par où ils se croient forts. En
ce qui concerne la Chambre, c'est sur le fond mono-
tone de la discussion du projet de loi sur la succursale
de la Banque bordelaise que, durant trois jours de guerre
civile, la destinée broda, d'une main capricieuse et sati-
rique, le dessin d'une révolution. Le trône de Louis-
Philippe, le roi-argent, s'écroula tandis que les mots de
numéraire^ di intérêts et de capital étaient encore suspen-*
dus aux lèvres des économistes officiels.
A la fin de la séance, M. Odilon Barrot se leva, et dit :
« Je prie monsieur le président de vouloir bien annon-
» cer le dépôt que j'ai fait d'une proposition soutenue
» par un assez grand nombre de députés (1). » — « Je
» ne devrais pas le faire,» répliqua M. Sauzet. Le prési-
dent du conseil monta au bureau et jeta un rapide coup
d'œil sur l'acte d'accusation. Un sourire amer, dédai-
gneux, étrange, passa comme une lueur sur son pâle
visage. H venait peut-être d'apprendre que les passants
brisaient ses vitres à coups de pierre, et que la troupe
était obligée de charger l'émeute à la porte de son hôtel.
Inquiet de la nuit qui allait suivre cette orageuse jour-
née, il sentait bien qu'il avait maintenant à lutter contre
un ennemi plus redoutable que l'opposition parlemen-
taire. En présence du peuple soulevé, l'acte d'accusation
du solennel Odilon Barrot ne méritait pas grande atten-
tion. À quoi bon ces moyens procéduriers; après que
les avocats, organisateurs de banquets, avaient convié le
peuple à souper chez les morts 7
( IjC nombre des signataires était de 54. Voir aux Pièces JuBtificativeSy «. 9.
158 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
Quand les députés vinrent contempler Témeute, ils
trouvèrent devant la grille du palais un régiment dé
chasseurs qui jouait une contredanse. — « C'est incon-
venant !» s'écria M. Courtais, en s' adressant au colonel.
Le colonel étonné fit taire la musique. Elle célébrait, à
sa manière, le triomphe des troupes qui avaient enfin
balayé Id place.
Mais les charges se continuaient aux abords des
Champs-Elysées et dans les rues environnantes. Vers
trois heures, une horde de hardis faubouriens, débou-
chant brusquement de Tavenue de fifarigny au chant
de la Marseiltaise^ surprit un poste de municipaux à
pied etTassaillit à coups de pierres. Un gamin en arra-
cha le drapeau. D'autres s'occupaient à incendier le
poste. Les soldats sortirent. Ils n'avaient pas voulu se
défendre. La garde à cheval n'arriva qu'à l'aspect des
flammes. Ne semblait-il pas que l'armée fût paralysée
par quelque secrète influence ?
Rejetée daifô les rues, l'émeute devint plus compacte
encore. Une barricade fut essayée rue Matignon. Une
autre commençait à s'élever rue Duphot^ en face de
l'Assomption. Un piquet de soldats de ligne survint, re-
mit quelques pavés en place, et resta l'arme au bras de-
vant lafoule. Le peuple, lesmains sousla blouse, adossé
aux maisons et aux grilles de l'Assomption, chantait :
« Mourir pour la patrie. » Un soutà murmure inter-
rompait quelquefois le chant. Le cri : « Au mouchard /»
s'élevait. On donnait la chasse à quelque sergent dé-
guisé. D'autres fois, une estafette passait au grand galop
et une grêle de pierres poursuivait le cavalier pâle,
obligé de traverser cet enfer. Et le chant des Girondins
LES BANQUETS. 159
reprenait, monotone et têtu. Les soldats qui gardaient la
barricade avaient Tair triste. Il y avait, en effet, je ne
sais quoi de profondément funeste dans cette scène^
qu'assombrissaient encore les tristesses de la tempéra-
ture et de la saison. La brume commençait à se résou-
dre en pluie fine, rare, glacée. La nuit tombait, ajou-
tant l'horreur du mystère et de Tobscurité à tant de
causes d'inquiétude. Bientôt, les profondeurs de la
rue Saint'Honoré s'emplirent d'ombre et de rumeurs.
On tordait les grilles de Saint- Rocb. D'autres pillaient
la boutique de l'armurier Beringer, élevaient une barri-
cade, échangeaient une vive fusillade avec la garde mu-
nicipale et laissaient un mort sur le pavé.
Cependant, l'émeute tendait insensiblement à refluer
vers l'est. Le débordement de l'océan populaire ren-
trait dans son Ut. Mais en regagnant ses quartiers, le
peuple brisait les réverbères, comme s'il était de la na-
ture du désordre délaisser derrière lui les ténèbres.
£n dehors de la scène principale dont nous avons
essayé de tracer le vaste ensemble, d'autres actes in-
surrectionnels éclataient sur divers points de Paris.
Une fraction de la colonne partie du Panthéon avait
regagné, en quittant la Madeleine, les hauteurs de
Sainte-Geneviève. Les émeutiers entourèrent l'École
polytechnique, lancèrent des proclamations par-dessus
les murailles, puis des pierres, lorsqu'ils virent l'inutilité
de leur tentative d'embauchage. Une charge de gardes
municipaux lesrepoussa sans les disperser. Us traver-
sèrent de nouveau les ponts et allèrent occuper les cen-
tres populeux du quartier Saint-Martin.
A BatignoUes, une poignée de républicains s'empara
160 «SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
du poste de la barrière, en désarma les gardes nationaux,
l'incendia et se retrancha dans un chantier, comme dans
un camp. D'autres postes furent incendiés rue de Pon-
thieu, barrière Courcelle. Les insurgés pillèrent un
grand nombre de boutiques d'armurier. Ils ne dédai-
gnèrent même pas les armes de théâtre d'un magasin
de la rue de Bondi. Le vestiaire de TAmbigu équipa
cette fois des héros véritables, et mêla, comme dans les
drames de l'école romantique, le grotesque au terrible.
Tel était l'aspect de Paris se préparant à la révolte.
Les députés et les pairs ne trouvèrent pas qu'une pa-
reille émotion dût les faire sortir de leur sérénité et les
détourner un instant de leurs ordinaires délibérations.
La demande d'interpellations de M. de Boissy fut trai-
tée avec autant de dédain que les actes de mise en ac-
cusation déposés par MM. Barrot et de Genoude (I).
Pariss'inquiétaitpeu, au surplus, del'inactionde deux
Assemblées qui avaient perdu sa confiance et son aifec-
tioû et qu'il s'apprêtait à briser. La politique était dans
la rue. Mais sur ce terrain, il existe une institution
dontTintervention puissante n'ajamais, depuis soixante
ans, manqué d'apparaître au premier conflit du peuple
et du pouvoir. C'est la garde nationale. Où était-elle?
Que faisait-elle? Pourquoi nela convoquait on pas? Voilà
ce qu'on se demandait depuis le matin, voilà ce qui
préoccupait surtout les marchands, la classe moyenne
en général. C'est à l'aide de la garde nationale, qu'elle a
fait et défait les gouvernements, qu'elle a conservé ses
conquêtes de 1789. Or, au moment où l'État, l'éter-
(1) M. de Genonde avait déposé en son nom personnel un acte de mise en
accnsation dn ministère.
»
LES BANQUETS. 161
nelle proie nationale, allait peut-être rouler sur le ta-
pis de la guerre civile, quand le peuple et le gouverpe-
ment prenaient le fusil, il était bien naturel que la bour-
geoisie s'écriât : « Où est ma garde? » — « Je n'ai pas
le pouvoir de la convoquer, » répondait le préfet de la
Seine à trois députés, MM. Carnot, Vavin et Taillan-
dier, qui lui portaient l'expression de ces plaintes. Pour
éviter d'appeler aux armes une .masse considérable de
citoyens sympathiques à la réforme, on se les aliénait
complètement. Cette décision, prise sous l'inQuence des
bulletins de la préfecture de police, était d'une extrême
gravité. On en jugera en daignant se reporter au temps»
déjà si éloigné, où la garde nationale jouissait encore de
toute sa puissance.
Il était dans la destinée de cette monarchie de se
trouver prise dans la nécessité de succomber ou denier
son principe, son passé, son génie ; c'est-à-dire d'ab-
diquer et de glisser peut-être sur la pente où périt
Louis XVI.
De leur propre mouvement, les maires de plusieurs
arrondissements se déterminèrent à faire battre le rap-
pel. Un très-petit nombre de gardes nationaux y ré-
pondit. On en compta six cents à peine dans la 2® lé-
gion; moins encore dans les autres. Quelques-uns,
moitié de gré, moitié de force, étaient désarmés par le
peuple en se rendant aux mairies. Il faut ajouter que les
républicains, toujours prompts à suppléer à leur petit
nombre par l'adresse et l'activité, ne manquèrent pas
cette occasion. Il y avait assez de gardes nationaux
sous les armes pour qu'il leur fût possible d'en diriger
ou d'en figurer l'esprit.
T.i. a
462 8BG0NDB RÉPUBLIQUE PRAMÇAISB.
Une scëné qui caractérise la révolution de février
1848 et qui ne se reproduira pas de longtemps en
France, eut lieii sur là place du Panthéon. D'un côté,
8e tenait lé 5« régiment de ligne, de l'autre, le groupe
de gardes nationaux qui représentait la >l 2® légion. Le
peuple Ibrmait cercle et poussait des huées contre lès
gsirdès hâttionaifx qui avaient obéi au l'appel. Tout à
coup uni cri pafrt des rangs de la légion : « Vive la ré-
forme ! » '— « Vive la garde nationale ! » réplique le peu-
plé. L^ colonel de la légion, M. Ladvocat, est forcé de
M retirer: Pour compléter la scène, les officiers du
&• àt ligné tendent la main aux officiers de la garde
nationale. De sorte que Tàrmée, la bourgeoisie et le
peuple se trouvaient tacitement en harmonie contre le
ptouvoir. Les trois cris de : «Vivent la ligne, la garde na-
tionale et la réforme, » purent se confondre.
Dans la matinée, les dragons avaient déjà répondu
par tid salut, aux acclamations de la multitude. Ces
échanges de civilités entre le peuple et l'armée, sont
dmgereux pour les gouvernements.
La nuit close et l'émeute rentrée dans les faubourgs
et quartiers populeux, l'armée concentra ses principa-
les forces au Carrousel. En même temps, les casernes se
vidaient sur Paris. Les feux des bivacs brillaient au Pan-
théon, à la Porte Saint-Martin, aiiboulevardBonne-Nou-
velle, aux Halles. Des patrouilles sillonnaient les grandes
artères de la ville. Des sentinelles gardaient le coin des
rues. Les voitures avaient brusquement cessé de circu-
ler. Un silence sinistre envahit les carrefours les plus
bruyants, et six heures sonnaient à peine. Paris ressem-
bla un moment à un vaste camp, la veille d'une bataille.
LB8 BANQUETS. 163
C'était l'ordre du joiir du 25 décembre qui se manifes-
tait sur l'injonction du général Séi)astiani. Le monstre
aux mille bras se déployait.
Les légions continuaient icle batire le rappel. Mais
c'était lé peuple qui suivait les tambours. Le cri de :
« Vive la réforme, » mot d'ordre de la révolution, re-
tentit çà et là, devint plus rare, s'éteignit.
À huit heures, iine fausse alerte excita encore quel- .
que émotion dans les quartiers voisins de la place de la
Concorde. Une rouge clarté colora le ciel et une grande
clameur s'éleva. Des enfants venaient d'incendier la
barricade de chaises et de baraques élevées le matin
dans les Champs-Elysées. Il suiBt jpour l'éteindre d'un
détachement de pompiers et de gardes nationaux.
Divers essais de barricades avaient eu lieu dans les
rues de Cléry, du Cadran, du Petit-tarrèau et à la
pointe Saint-Ëustache. Une société secrète, la Dissi-
dente^ prenait la part la plus active à ces préludes insur-
rectionnels. Mais le jour du combat n'était pas venu.
Les armes mslnquaîent au peuple. L'émeute, repous-
sée dans ses foyers^ pied à pied, se retrouva enfin dans
ces quartiers, où la tradition de l'insurrection se per-
pétue naïvement ae péré en âls. tin réseau de rues
tortueuses, ehiretacéés coâiiné une poignée de vipères^
s'étend de la rue Sàint-Oénis à la rue dd Temple. Saint-
Méry et Transnonain, corh'rne lai prise dé là Bastille
dans le faubourg Saint*Ântoiné, y sont passés à l'état
de légende.
L'émeute retrouva le soir, parmi ces sombres quar-
tiers, les débris àé la bandé que la garce municipale
avait repoussée dans la journée, sous les murs de l'École
164 t£GOMD£ RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
polytechnique. Un noyau de quatre ou cinq centsrépu-
blicains^ dont une trentaine au plus possédaient quel-
ques cartouches et un fusil, se forma sans chefs, n'ayant
d'autre parti que la volonté d'agir. Ils renversèrent des
charrettes, arrachèrent des pavés et élevèrent, avec la
résolution de les défendre, des retranchements dans
les rues Transnonain et Bourg-l'Abbé. Il semblait que
le sang des victimes d'avril 1834 enfantât de nouveaux
combattants.
Les troupes ne s'étaient pas engagées dans ces dan-
gereux quartiers. Ce fut vers minuit seulement, que la
garde municipale vint, pour dernier épisode d'une jour-
née si tourmentée, livrer assaut à cet avant-poste de
Pinsurreclion.
Pendant une partie de la soirée, les cabarets et les
cafés regorgèrent de monde. On éprouvait le besoin de
se communiquer les impressions de la journée. Mais
l'inquiétude ramena bientôt la populationau logis. Cha-
cun rentrait au plus vite, traversant rapidement les
rues mornes de ce Paris ordinairement si plein de bruit,
de loisirs et de gaité.
Vers neuf heures, le Palais-Royal était complètement
désert. On avait éteint les lumières et fermé les bouti-
ques ainsi que les grilles du jardin. Sous les colonnades
assombries, un groupe de conspirateurs causait à voix
basse. Unhoojmede taille gigantesque et de proportions
herculéennes, qui jouera un rôle curieux àétudier dans
les événements qui vont suivre, assistait à ce conci-
liabule. C'était une ancien commis voyageur attaché à
la réforme, inconnu du public alors, M. Caussidière. Il
y avait là MM. Pilhes, Grandménil, Baune et Albert,
LES BANQUETS. 165
ouvrier. Deux hommes odieux, qui ont fait grand scan-
dale, Delahodde et Chenu, prenaient part à la délibé-
ration. Leur présence attestait la vanité des conjurations
en même temps que la vieillesse et l'impuissance des
moyens politiques à l'usage des gouvernements de
l'Europe. Les complots ne renversent pas les gouver-
nements et la police n'empêche pas les révolutions.
Chose digne de remarque, dans ce conciliabule
d'hommes de combat, régnait la même indécision que
dans les journaux et les réunions de députés. La révo-
lution s'est faite seule, au milieu d'une inquiétude uni-
verselle, abandonnée de tous, mais soutenue par le
peuple et guidée par le génie du siècle.
La réunion se sépara isur ces deux mots : attendre et
observer. Tout le génie des républicains de février 1848
fut là.
Dans certains cafés, fréquentés des patriotes, l'anima-
tion était fort vive. Peu soucieux du danger présent et
des conséquences dans l'avenir, les soldats de la démo-
cratie s'effrayaient moins des chances d'une bataille.
Vers onze heures, au Café des Postes, rue Monlorgueil,
un jeune homme d'une organisation fébrile, qui est
sorti brisé pour jamais de ces luttes dévorantes, M. So-
hrier, donna un élan qui, généralisé, eût sans doute
perdu le parti républicain en l'amenant trop tôt sur le
terrain. Il entraîna chez lui quelques-uns de ses amis,
leur distribua des armes et marcha au quartier Saint-
Martin. Une vive fusillade les fit songer qu'ils man-
quaient de munitions. La garde municipale, à qui l'é-
meute disputait cinq prisonniers enfermés près des
magasins d'armes de Lepage, venait d'avoir recours aux
166 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
}»• t. ^ I
armes et d'enlever les barricades des rues Transno-
nain et Bourg-l'Abbé.
Il était minuit. Peu d^ instants après , au signal du gé-
néral Sébastiani, VorAre du jour du 25 décembre délivrait
Paris de son étreinte.
Dans cette soirée la Réforme et le National^ jugèrent
très-défavorablement la situation. Les hommes qui di-
rigent un parti se préoccupent justement de son avenir.
Au National où planait , encore Tombre aristocratique
et militaire de Carrel, l'aspect d'un vaste mouvement
populaire causait plus d'inquiétude et de répulsion que
de joie. A la Réforme^ on éprouvait plus de surprise que
de satisfaction, de voir une tentative insurrectionnelle
se produire contrairement aux avis de la presse. L'un
et l'autre de ces deux groupes savait par expérience que
si les petits souffrent souvent des sottises des grands,
les chefs des partis populaires paient aussi les sottises
du peuple.
Le roi ne doutait pas. M. Guizot menaçait. Quant à
M. Ducqâtel, qui représentait plutôt les intérêts maté-
riels qu'une pensée politique, il avait déjà Tinstinct dç
la peur.
^ Le matin, M. Caussidière avait dit : « Cela n'ira pas
jusqu^aiix fusils. » Le soir, M. Delessert disait : « C'est
une écbauffourée. » Le pouvoir et l'opposition commu-
niaient en une même pensée. I^ais la police, à bouche
d or, parlait comme le destin et écrivait à la fin de son
dernier bulletin : « Espérons que la journée de demain
» sçpassera sans troubles! nous ne l'espérons guère (1).»
(1) Voir aux Pièces Justificatives ^ n. 1.
LES BANQUETS. 167
Durant cette nuit, que semblaient rendre plus épais-
se les ténèbres du ciel unies à celles de la fortune,
M. Barrotput réfléchir à la portée d'un toast; M. Tliiers
dut niéditer sur les conséquences d'une intrigue, et le
janséniste Duvergier de flauri^q^ ^ur celles d'un entê-
tement parlementaire.
CHAPITRE IV.
33 fétrier. — Ingratitude de la garde nationale. — Habile manœnTre dn parti
républicain. — Moatements stratégiques. — Confiance du roi. — Morgue du
duc de Nemours. — Inaction des généraux Sébastiani et Jacqueminot. —
Courtoisies réciproques du peuple et de Tannée. — Les femmes. — La presse.
Commencement des hostilités; sept heures du matin. -> Ruse du peuple pour
désarmer la troupe. — L'armée manque d'ordres. — Onze heures du matin ;
le rappel. — Engagements entre la garde municipale et le peuple au centre de
Paris." Intervention de la garde nationale. •- Puissance delà classe moyenne ;
barricades. — Meurtres. ~ Incendies. — La garde nationale imprime une dé-
viation au mouvement. — Désarmements à domicile. — M. Besson informe le
pouvoir de la neutralité delà garde nationale. — Incurie du pouvoir. — Cinq
cents gardes nationaux de la 5* légion vont à la Chambre. — Terreur des dé-
putés. •— Réponse de MM. Crémieux, Marie et Beaumont (de la Somme). —
La confiance du roi brusquement ébranlée. — Stupeur de Louis-Philippe. —
M. Dupin prédit la République. — On pousse le roi aux concessions. — Ma-
rie-Amélie s'épouvante de l'impopularité de M. Guizot. — Chute du cabinet.
— Combinaison Mole, Dufaure, BillauU, etc. — Effet du changement de minis-
tère sur la Chambre des députés. — Prise de la caserne Saint-Martin. — PiU
lage du magasin d'armes des frères Lepage. — M. Etienne Arago sauve trente
gardes municipaux. — Illumination de Paris. — Perplexité du parti républicain.
•^ Harangues de M. Sobrier. — Promenades à la lueur des torches. — Ha-
rangues de M. Marrast. — Affaire du boulevard des Capucines. — Inter-
prétations nouvelles. — Le chariot de cadavres. •— Exaspération du peuple.
C'est à la garde nationale que revient le dérisoire hon-
neur de cette seconde journée. La fortune en a clos les
péripéties par un de ces coups tombés de haut qui dé-*
jouent les plus profondes combinaisons de la sagesse
humaine.
La garde nationale fut ingrate envers son roi. Trom-
LES BANQUETS. 169
pée, effrayée, caressée et surtout exploitée par les pa-
triotes et par le peuple, elle se mit en contradiction avec
elle-même. L'entraînement la jeta en deçà et au delà
de ses intérêts. Pour la première fois elle allait faire une
révolution au profit d'un autre idée que la sienne.
L'oubli de Tidentité, dans les institutions comme chez
les individus, est un diagnostic de décrépitude. Fille du
libéralisme et des Constituants, la garde nationale voit
expirer son rôle devant les envahissements de Tesprit
moderne.
Le pouvoir, éclairé par les banquets, par la presse et
par là police, connaissait les sentiments de la garde na-
tionale. Il savait par expérience la prépondérance qu'elle
exerce dansles crises insurrectionnelles. Aussi résistait-
il encore, dans la matinée du 23, à donner Tordre de
battre le rappel.
De son côté, le parti démocratique n'ignorait point de
quelle importance il était pour la cause révolutionnaire
d'absorber cette milice inviolée ; de s'en faire une sorte
de bouclier contre l'armée, un porte-voix pour le cri
réformiste. Dès le matin, le mot d'ordre circula, prompt
comme l'éclair, dans les diverses fractions de la démo-
cratie. Il était recommandé à tous les patriotes, dès le
premier coup de baguette, de revêtir le harnais et de
courir aux mairies. Un certain nombre de républicains
cachetèrent ou empruntèrent des uniformes etgrossirent
subrepticement le nombre des gardes nationaux réfor-
mistes. L'idée de celte dernière manœuvre a été attri-
buée à M. Flocon. Il est juste de dire qu'elle se re-
produit fréquemment dans les insurrections. Le génie
de la ruse vient au secours de la faiblesse. Sans cela
470 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
toute forme de rautorité demeurerait impiuabl^ el les
gouvernements seraient éternels.
Aux premières lueurs du jour, filtrant à travers un
mélancolique réseau de pluie, le pouvoir put reconnaître
la justesse de cette vieille leçon d'escrime italienne : il
est plus sûr de régner par la crainte que par Tamour.
L'incontestable modération de la force armée dans la
journée du 23, n'avait servi qu'à encourager la révolte.
Industrieuses et s' élevant par la passion au-dessus des
faiblesses du corps, les âmes damnées de l'enfer social
s'étaient agitées dans l'ombre. Le jour montra debout,
audacieux et railleurs, ces lustigs en blouse qui parcou-
rent en si peu de temps toute la série des sentiments;
qui jouent leur vie en goguenardant, parce qu'ils ont
une parfaite conscience de leur misère, et pour qui mou-
rir c'est cesser d'avoir faim et froid, de s'abrutir dan^
l'ivresse, de mépriser les autres et soi-même, d'envier
et de haïr.
L'ouvrier sérieux, sobre et rangé, le sectaire qui
pratique toutes les vertus domestiques et qui meurt
stoïquement pour l'irréalisable absolu, le vrai soldat de
la révolte n'avait pas encore pris les armes. Mais les
barripades l'appelaient du quartier Saint-Denis au quar-
tier du Temple, dans ce centre limoneux où bat tumul-
tueusement le cœur du monstre parisien.
Le pouvoir dut se préparer à la lutte. Il avait aussi
pris ses mesures. Un grand mouvement stratégique eut
lieu dès le point du jour. Des troupes arrivaient à mar-
ches forcées aux barrières de la ville. La place de la
Concordp, le Carrousel, l'île Saint- Louis, les portes
Saint-Denis et Sa jnt> Martin, la place de l'Hôtel de
LES BANQCRT8. 174
Yille garnis de soldats, hérissés de canons disposés ep
batterie, pouvaient d'un instant à Tautre devenir autant
de champs de bataille. Pâles d'unbivac de douze heu-
res dans la nuit humide et froide, les troupes n'atten-
dent qu'un signal pour se réchauffer au feu de la pou-
dre. La police prépare aussi son œuvre. Elle groupe
des noms sur le papier. Que manque-t-il donc au pou-
voir pour remporter sur la sédition la plus foudroyante
victoire? — Il lui manque Vesprii de la jeunesse et de
la vie.
La vieillesse du monarque semble frapper de paraly-
sie toutes ces forces vives. Du fond de son cabinet' si-
lencieux, le vieux roi jouit par anticipation d'un triom-
phe certain. Il ne croit plus aux barricades. Il en a tant
vu de barricades ! c'est par-dessus les barricades qu'il
a gravi les degrés du trône. Et d'ailleurs rien, dans sa
pensée, ne saurait briser son pacte avec la fortune.
L'inquiétude mal dissimulée quMl lit dans les yeux de
ses grands oiBciers et de ses courtisans l'étonné. Il Us
raille: « Qu'est-ce que cela? des voitures renversées,
une émeute d'étudiants.» De 1789 à l'heure qui sonne,
il égraine ses longs souvenirs révolutionnaires. Aucune
révolution ne ressemblait à ceci. Il oublie qu'elles ne se
copient jamais. Un jour vient où toute sasesse humaine^
est mise à néant par les combipaisons de l'infinie va-
riété.
Le duc de Nemours s'essaie à son futur rôle de ré-
gent par le commandement de la force armée. La mor-
gue qui l'a rendu impopulaire ne lui a jamai^ été plus
nuisible. Il eût fallu dans un pareil moment un prince
aimé du soldat et des classes (moyennes, un |eune hom
472 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
me actif et résolu, comme Tétait le duc d'Orléans ; un
prince de bivac et non un prince de cour. Autour du
jeune duc, l'action se noyait dans le cérémonial, le fond
dans la forme.
Les généraux à qui appartenait le commandement
effectif, n'étaient ni par le caractère ni par le talent à la
hauteur d'une telle situation. Le général Sébastiani, of-
cier constitutionnel , esprit hésitant et temporisateur ,
ne convenait pas plus que le joyeux général Jacqueminot
à une guerre qui demande beaucoup d'audace et d'é-
nergie. €e dernier, chargé du commandement de la
garde nationale, était indisposé. Un général d'Afrique,
implacable et infatigable, habitué aux combats d'em-
buscade, eût offert de meilleures garanties.
Rien n'est plus dangereux que dé temporiser avec
l'insurrection. Au Heu d'aligner des troupes et des ca-
nons, il fallait les lancer enavanl. Au lieu de dresser des
listes d'arrestation, il fallait arrêter. Le vieux monarque
aurait pu achever, dans le sang, les larmes el la terreur
de son peuple, un règne commencé sous les auspices de
l'enthousiasme el de Tamour. Cauteleux par goût et par
tempérament, le sage Louis-PhiHppe rusait avec le texte
de la Charte et avec le pays. Il était capable de tout ce
qu'on peut faire sans coup férir. L'audace lui eût man-
qué pour une violation franche et directe. Ce n'est pas
lui qui eût répété les deux vers qui revenaient sans
cesse aux lèvres de César (1).
11 est aujourd'hui parfaitement constaté que l'armée
manqua d'ordres. Le peuple de Paris a vu, le 23 février,
(1) Nam ti vioUmdum eii jus, regnandi gratta
Violandum eêt : aliiê rtàui pietaitm edat.
LES BANQUETS. <73
les barricades s'élever sous les yeux de la troupe. Il a
entendu les dialogues plaisants de Tinsurgé, derrière
ses pavés, avec le soldat à son rang.
Ce n'était pas tout à fait comnne à Fontenoy, entre les
Anglais et les Français ; mais il s'établissait une sorte de
convention qu'on ne tirerait pas sans prévenir. La seule
garde municipale se battait comme elle l'eût fait contre
des Russes ou des Autrichiens.
Les femmes, qui possèdent si bien, dans toutes les
classes, l'art d'amollir les cœurs, arrivaient avec des
vivres, des baisers, des prières. Elles rappelaient aux
soldats, dont elles imploraient la pitié, ces vieux souve-
nirs de famille si dangereux en politique et en guerre.
La presse, qui est femme, elle aussi, par la ruse et la
diplomatie de sentiments, ne se plaignait que de la
garde municipale. Éloge tacite donné à la ligne et dont
la ligne sentit la portée. Il est si doux, lorsqu'on est la
force, de se laisser aller à l'amour ! La garde nationale
eût changé de rôle le 23, si on l'avait convoquée le 22.
La presse, avec plus d'adresse que de loyauté, se plai-
gnait qu'on eût si tard battu le rappel.
Ce peu de mots suffit à faire connaître les dispositions
générales de la journée du 23. Le reste appartient à
l'action, au récit.
C'est vers sept heures du matin, au jour naissant,
dans les sombres quartiers du centre de Paris, que les
premières escarmouches commencèrent. L'insurrection
cherchait surtout à surprendre des postes afin de se pro-
curer des armes et des cartouches. Elle prit deux corps
de garde rues Géoiîroy Langevin etSainte-Croix-de-la-
Bretonnerie. Ces désarmements s'opéraient le plus sou-
174 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
vent au moyen d'une ruse qui se répéta jusqu'à dix
lieures du sbii*. Au milieu des cris de : «Vive la ligne! •
le peuple se rapprochait des soldats. Des poignées de
mainss^écliangeaient. La foule grossissait. Une sorte de
confusion iiatiirelle s'en suivait , et la troupe se voyait
arracher ses armes, sans qu'elle eût le temps et la
possibilité de se mettre en défense.
Quelques coups de fusil furent tirés, mais l'insurrec-
tion ne clièrcHait point à engager le combat. Privée de
direction, elle obéissait à son instinct. La défection de
l'opposition là laissait sans chefs, sans drapeau, sans
plan de bataille. Les Droits de l'homme et les Familles
n'existaient plus. Il ne restait que deux sociétés secrètes,
tes Saisons et la Dissidente. Là première avait seule quel-
qiie importance et son comité, à la tète duquel étaient
MM. Albeirt el Càussidière, ne se résolvait à rien.- Dans
lihe telle situation, les insurgés agissaient avec beaucoup
de tact èi d'hâbîlëte. Ils entretenaient la futte sans s'ex-
plfâèr aux chances décisives d'une véritàole bataille.
Rien n'était donc plus facile aux troupes que de
s'emparer des barricades. Mais le plus souvent les trou-
pes, comme fès soldais de rii:isurrection, manquaient
d'ordfres. Elles attendaient l'arme au repos. Lorsqu'el-
les franchissaient une barricade, elles ne trouvaient
pfersonne derrière. Et plus loin s'élevait une autre mon-
tagne de pavés garnie dé ses démons à blouse bleue, de
ses lutins ctiimèriques et railleurs.
Il faut ajouter aux tourments de la troupe, l'absence
de la garde nationale. Les heures s écoulaient et le rap-
pel ne se taisait pas entendre. Le truit courait que
l'ordre de l'état-major avait été révoqué à trois heures
LES BANQUETS. 475
du matin. Voulait-on laisser peser sur l'armée toute
la responsabilité de la répression? — Sans la garde na-
tionale, où est notre garantie? ajoutait la population de
Paris.
Plusieurs engagemeiits énergiques entre le peuple et
la garde municipale dans les quartiers Saint-Martin-des
Champs, Saint-Denis, du Temple, dans les rues Quin-
campoix, Beaubourg et Bourg-rAbbé augmentëreiit
celte complication. L'insurrection s'allumait. C'est à
peine siTétat-major en savait quelque chose. Le rappel
y était discuté. Le parti de la cour penchait pour qu'on
se passât de la garde nationale. Âpres une perte de
quatre à cinq heures, vers onze heures, quand déjà la
lutte a commencé, sans ensemble, sans précision, dans
tout le centre de Paris, quand un sang inutilement
versé a déjà rougi le pavé, l'ordre de battre le rappel
tombe enfin des lèvres de M. le duc de Nemours.
A dater de cet instant la journée change de face.
La garde nationale s'assemble en grande hâte. L'ar-
mée voit avec plaisir sa responsabihté déchargée.' tin
sentiment de confiance reriait dans les cœurs. Le peu-
ple se presse en foule derrière la garde citoyenne. Le
prolétariat se réfugie, eh quelque sorte, dans le sein de
la bourgeoisie et y cherche un abri contre les envahis-
sements de la royauté. Spectacle singulier, qui ferait
croire au bouleversement de la marche historique du
siècle !
Deux cris se mêlent, se confondent, comme un gage
de conciliation, comme un émbrassement fraternel en-
tre la nation et l'armée : « Vive la ligne ! Vive la garde
nationale ! » Celle-ci réplique par une acclamation pré-
176 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
vue des pouvoirs publics: «Vive la réforme!» c'est dire
au peuple : « Nous soutiendrons ta cause, » aux pou-
voirs publics : « L'opinion est la véritable souveraine
des sociétés modernes. »
Jamais peut-être depuis la Constituante, la puissance
de la classe moyenne ne s'est révélée d'une façon plus
complète. Mais dans l'enivrement de son orgueil, dans
Texaltation de son omnipotence^ elle ne s'aperçoit pas
qu'en protestant contre le système électoral, elle pro-
teste contre son propre principe; qu'en se révoltant
contre Louis-Philippe, c'est contre l'incarnation de son
propre gouvernement qu'elle s'insurge. Dans le cri de :
« Vive la réforme ! » poussé le 23 février par la garde
nationale, il faut voir, de la part delà classe moyenne,
une sorte d'apothéose de soi-même se terminant par le
suicide ; l'asphyxie dans l'encens.
Il était temps pour la cause révolutionnaire, que la
garde nationale intervint. Les engagements entre l'in-
surrection et l'armée devenaient sérieux. Un monceau de
pavés et deux diligences renversées interceptaient la rue
de Rambuteau. Le 69« de ligne, appuyé d'un bataillon
de chasseurs de Vincennes, fut obligé de donner trois
fois l'assaut à cette forteresse improvisée. La quatrième
fois, elle resta maîtresse de la position, mais cette vic-
toire lui coûtait seize hommes.
Les rapports de la ligne et du peuple s'aigrissaient.
Le sang versé irrite la vanité humaine, et la mort vio-
lente suscite le démon de la vengeance.
Quelquefois, comme à la place du Châtelet, une dé-
tonation s'échappe d'une fenêtre, et une balle lancée
par un fusil invisible vient frapper un officier à la tête
LES BANQITBTS. 177
de son bataillon. Cliaque instant augmente tes ran-
cunes du soldat. Chaque incident devient une promesse
de sang.
Les incendies, apaisés depuis la veille, reparaissent
comme s'ils manquaient aux prodromes de la guerre
civile. Ils éclatent soudain de divers côtés de T horizon,
des Batignolles au Rouler Leur sinistre fumée s'élève
des barrières de Paris comme des signaux de révolte
appelant au combat le paysan courbé sur sa houe, dans
les champs de la banlieue. — Les tables de la Morgue
deviennent trop étroites.
Sur ces entrefaites apparaît enfin la garde nationale.
Les légions se lèvent. La 8® a écrit sur son drapeau :
€ Vive la réforme ! » La <0« répond par ce cri séditieux
à son colonel, M. Lemercier, quiFinviteàcrier : a Vive
le roi ! » Et le colonel après une querelle avec un garde
national, M. Bixio, est forcé de renoncer à commander
des hommes qui lui refusent obéissance. Des détache-
ments des S^ et 9« légions descendent des faubourgs et
parcourent Paris, suivis de grandes hordes populaires.
Aux Petits -Pères, la 3« légion se fait remarquer par son
enthousiasme. On chante la Marseillaise, c Aux Tuile-
ries! disent quelques voix. « Cri prématuré qui n'en
trahit pas moins une préoccupation d'hostilité directe
contre la monarchie. Des patriotes comme MM. Perrée,
Pagnerre, Monginot, Lesseré, etc«i officiers dans la
garde nationale, que leur condition et leur caractère
rapprochent do la classe moyenne, secondent active-
ment la grande évolution qui se produit sur tous les
points de Paris. H. AUarocbe, capitaine dans la 8« lé-
gion, s'exalte et parcourt à la tète de sa compagnie la
T. I. lî
^79 SBGONDB RÈFD^IilQUS PPUNÇAISB.
ruQ Montmartre e^ les quartiers voisins» « A bas \e mi«-
aistère! à basGuizot! » s'écrie*t-Qn de toutes parts.
D^autreSi plus savants, ou inspirés par de vieilles ran-^
C^aeSv préfièirenjl( articuler : «A bas Thoinme de Gand! »
Le pepplq ii'a{>précie pas la valeur.de ces cris. 11 les
répète de confiance sanâ s'apercevoir qu'il donne dés
gages à la gauche dynastique. La finesse de ces. dis*-
tinctiotts lui échappe. Il ne s'aperçoit pas qu'un tel cri
met la révolution à la merci d'un changement de mi-
nistère.
Que l'attention du lecteur se fixe un instant sur ce
point. La crise réelle de la journée du 23 février, le
nœud de cette action dramatique, est tout entier dans
la déviation que la garde nationale imprime au mouve-
ment. Lapbysîonomiadu caractère de la classe moyenne
et de son rôle dans les révolutions de France, y apparaît
(^qu3 un jour éclatant. Son habileté est ri grande, que
m^lgr^ ses erreurs et la fausseté de la situation qu'elle
^'est faite, elle va comme en 4830 récolter les bénéfi-
ces de l'agitation, diminuer la monarchie et étendre sa
prjédominance. Il faudra qu'enfin la Providence elle-
m0iiïc déjoue violemment les oombioaisons d'une telle
wgesse.
; Le peufrfe troilve agréable et doux décrier : « A bas
Guizot! » ; il s'abandonne à ce dangereux plaisir. Multi*
tjdde et par conséquent élément, il se laisse aller comme
Téléntent à l'impulsiondela loi naturelle.
Il faut remarquer, d'ailleurs^ combien la garde natio^
nale lui fait un rôle aisé. JPartout elle lui ménage une
é€j)appée;;piartout elle le couvre. Protection intéressée
dontil nçf^aurait âe rendre ^eompte* Rue Bourtibourg,
•(■
LES BijiQqBva^ 4 lot
rue Royale Saint-^MitrÛQ^ la fusillade a commencé» La
garde nationale Tairréte* Place des Pe^ita-S^èvea, Wa
dragons chargent le peuple; la garde^ nationale eoupdlêi
passage aux chevaux. L'émeute s'empare dufoptsiM^.
Banque; la garde nationale le. protège.. Las gagdeS'imiir.
nicipaux accourent àuxPetits^Pètes; la S^légion croise
la baïonnette. Au boulevard SaintrMartÎA» la cavalerie
veut balayer la foule : « Le peuple est dans. soQt droit; 'iv^
s'écrient les officiers de la 5«< légion* ,. .
Tout cède à cette puissance, -rr- Madame Adélaïde,
répondant en 4 830 aux envoyés du Naihnal^ qui. ver
naient chercher le duc d'Orléans : « Faites de n^n
» frère un garde national, mais n'en faites pasunpresr
crit,» avait-elle pressenti qu'en effet, la ^rde natÛMnaie
serait un jour plus forte que la royauté 7 . ,
D'autres engagements partiels avaient lieu rue Grer,
netat; MM^ Albert et Caussidière:, traversant oe-qAiar*?
tier pour aller au rendez-rvous des5ai>aiu» Caillirent k.
essuyer la fusillade des gardes municipaux. IUfte/$aU)tatri
Oroix*de-la-Brdtonnerie^ les insurgés* perdiriént plu-
sieurs hommes. Un groupe des Sawiis élevai rue
Vieille-du-Temple , en face du m^ 434 où habitait
M. Albert, l'un des ohefe de cette société secrète,, une;
barricade qui montait Jusqu'à la bMteur du . premier*
étage. Un drapeau rouge la surmoalaité L'artillerie du.
boulevard y envoya deux pièces de >canon qui taènent;
un homme qui haranguait le peqplew La doubla déto-
nation répandit bientôt la colère, et l'alarme; dans les
environs. i t . . i
Les insurgés manquaient d'armes, un groupe aei
fbrme.^ Il fvappe ans partes* dfsitmaisona^KiDonnmr
480 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
nous VOS armes. » On s'empresse de les satisfaire. Cha-
que famille apporte les armes inutiles qu'elle possède.
Pour éviter de nouvelles perquisitions aux personnes
qui ont payé leur tribut, les insurgés, en se retirant,
écrivent à la craie sur la porte: Armes données. Ce signe
rend les maisons inviolables. Dans Tborreur des guer-
res civiles, le peuple de Paris sait encore mêler la cour-
toisie à la violence.
Tandis que les désarmements commençaient rue
Notre-Dame- de-Nazareth, rue Neuve-Saint- Laurent,
rue du Vert-Bois et généralement dans toute la partie
supérieure du quartier Saint-Martin, M. Besson, pair
de France, colonel delà 3^^ légion, ainsi que le lieutenant
colonel de la 5«, couraient à Tétat-major. ils apportaient
la désastreuse nouvelle de la neutralité de la garde na-
tionale, de la protection dont elle couvrait l'émeute, de
ses cris séditieux. On ne savait rien, et Ton feignait de
ne rien ignorer. L'étiquette veillait autour du prince.
Les deux généraux jouaient au billard.
Dans de semblables conjonctures, Charles X jouait
au whist. Les événements qui renversent les trônes sur-
prennent souvent, au plus fort delà crise, les gens les
plus intéressés à les défendre à table, au jeu ou à quel-
que fête. Comme Wellington à Waterloo, mais beaucoup
moins héroïquement, le duc de Nemours et ses deux
généraux n'avaient pas d'ordres à donner.
La garde nationale poursuivait son rôle avec une pro-
digieuse activité. « La réforme ! » s'écriait-elle, et Tor-
dre est rétabli. Et chaque fois que la troupe charge
l'émeute : « Ne tuez pas des hommes qui ne veulent
cotnme nous que la réforme et le renversement du mi-
LES BANQCBT8. 184
nistère ! » Le moral de la ligne commença de faiblir. La
colonne qui remontait la rue Saint-Denis en tirant aux
fenêtres visait à côté. Des larmes coulaient sur la joue
de quelques jeunes soldats : « Vive la ligne! » s'écriait
le peuple. On en vint aux poignées de main.
Pour compléter TefTet de ces habiles manœuvres,
500 hommes de la 5<» légion marchent vers la Chambre.
Ils ont déposé leurs armes, mais le seul uniforme de la
garde nationale est une arme en ce moment. -^ G^est
Farme de Topinion. Rien ne lui résiste. Les troupes, qui
enveloppent d'un cercle de fer les abords du Palais-
Bourbon, s'écartent durant son passage. Le seul conflit
possible, le conflit de légion à légion, pouvait s'élever
entre les pétitionnaires et le détachement ultra-conser-
vateur de la 1 ■'e légion à qui on avait confié la garde du
pont. Trois députés, MM. Marie, Crémieux et Beau-
mont (de la Somme), accourent au nom de la Chambre,
frappée de terreur, féliciter les gardes nationaux péti-
tionnaires et les renvoyer avec des promesses de chan-
gement de ministère et de réforme électorale.
Il est environ une heure et demie. La Chambre at-
tend impatiemment M. Gulzot, retenu au palais. L'op-
position brûle de commencer l'attaque. Les ambitions
ont soif du pouvoir qui va tomber comme un fruit mûr
et qui ne tient plus qu'à un fil. Elles trouvent que le
président du Conseil est bien longtemps chez le roi. La
peur, elle aussi, compte les minutes. Plus d'un conserva-
teur, transi sur son banc, croit entendre le bruit lointain
de l'artillerie mitraillant sa maison, et le hurlement
d'une multitude à longues dents.
Ce qui se passait au palais, était en effet, de nature
\%% SECONDE BÉl^mUQUE ^R ANC AISE.
à méfiter rintérèt du premier ministre et de la
Chambre.
'^ Le coup èe poignard de la gnrde nationale venait
d^ittèSndre te cœur du vieux roi. Sa confiance était su^
bitement et brutalement brisée; c La garde nationale a
€nifisê ià baïonnette contre la titoupe,» disait le général
Frimt. fja 4« légion Ta demander à ta Chambre le sa-
prifice du ministère. Une telle ingratitude aocablak
Louis^Philippe. Elle déjouait les calculs d'une longue
existencfe*, d'nne prudence et d'une habileté profondes.
irCe^n'est'pas un changement de ministère, Sire, arti-
<eUl&itH.Dupin, c'est une révolution. » Pour la pre-
mière fois, Louis-Philippe comprit que la classe moyenne
et Itfi étaient deux. Il avait si réellement et si sincère-
ihëùi servi les intérêts de cette classe il s'était si bien
identiflé à elle par les mœurs familiales, par le libéra-
liàthe des opinions, par une complète conformité de
^tieij ^u'ilBè croyait la chair de sa diiairv II lui avait
si' ottvef1emem< Baorifiéles deux autres dassesdu royau«
me, l'aristècracie etie peuple^ qu'une semblable ingra-
titudes i'atteigriaitau'fond de Tâme ^n même temps
qn^elleiÉfbmiilaitsa iôlide raison. Il ne tenait pas compte
'lîe^cieisimptefeit'qu'il n'était' devenu roi que par la vo^
%nté de cette'dasse. Elle ne faisait en s'attaquant à lui,
ijuë' poursuivre le cours de son envahissement. Louis-
VhiKppe tfvafi Vôutu étf e «n véritable roi ; elle voulait
^e ^ne ^viéHtable reine; £t, dans ceUe compétition
vi^aMoéiVé,'enire ««e classe et un monarque, le principe
<)è'pltt&4arge> l'emportait.
Fixé sur un seul pointy surla oonseiedoe de soBiUti-
lité fi^ur la olas^e ^yemie, sur la certitude que nul
^
LES BAKQOm. "1^3
autre ne pouvait le remplacer dans ce rôte et faire plus
qu'il n'avait fait, Tesprit du vieux monarque demeutait
siupéfié.Un tel acte lui semblait anormal, monstruetix.
« Qui donc mettraient^ils à ma place? » répétait-il. —
« Personne, peut-être, » répliqua H. Dupin, prophète
de la République à laquelle ne songeaient guère les ré-
publicains eux-mêmes.
Le roi garda le silence. « Si vous cédez, disait- on àce
prince accablé sous le poids d'une implacable destinée,
si vous cédez, pas une goutte de sang français iie sera
versée. » M. Duchâtel seul niait le péril. LMmpopuIarité
de M. Guizot jetait la reine dans une épouvante qu'elle
ne cherchait pas à dissimuler. Épouse et mère autant
que reine, Marie-Amélie songeait à la vie de son vieux
mari et de ses nombreux enfants. Le seul nom de M. Gui-
zot irritait la révolution. Le caractère de ce ministre
pouvait la jeter dans les plus grands excès. M. Duchâtel
comprit que l'heure de la villégiature et des loisirs
était venue. Il s'exprima en homme qui possède tous les
instruments des voluptés domestiques, et qui n'éprouve
pas un très-vif amour de l'humanité, ni un trop violent
désir de se dévouer pour elle. C'est ce que le roi sou-
haitait de lui.
Le résultat de cette conférence dramatisée par les
émotions de la reine, par l'arrivée des porteurs de nou-
velles et surtout parle glaive de la situation fût de faire
appeler M. Guizot.
Lorsque Vhomme de Gand^ comme disait l'opposition
pédante, lorsque le politique passionné dont l'orgueil et
l'insolence avaient créé à la monarchie de juillet cette
inextricable complication, sortit du cabinet du roi , il
184 SECONDE REPUBLIQUE FRANÇAISE.
apparut blême et amer comme le spectre de Banquo. —
Il n'était plus ministre.
M. Guizot but le vin de toutes les colères, le fiel de
toutes les humiliations. Le regard déjà glacé des cour-
tisans put le suivre, se dirigeant, pareil à un supplicié,
vers cette Chambre encore retentissante de ses superbes
dédains. Le roi, pendant ce temps, faisait appeler
M. Mole. Dans un moment où tout ce que la jeunesse a
en elle d'énergie, de vaillance et de spontanéité n'eût
peut-être pas suffi à tenir tête aux événements, un roi
de soixante-seize ans appelait à son aide un homme
d'État presque septuagénaire. Quand ces deux vieil*
lards, le monarque et le ministre, se contemplèrent en
face, cherchant dans leurs yeux éteints l'étoile du salut
de la dynastie, l'éclair de l'idée rédemptrice, comment
ne furent-ils pas effrayés de leur tâche? Comment ces
deux vivantes ruines de soixante années de guerres
et de révolutions , ne constatèrent- elles pas les ra-
vages que le temps, les passions, les affaires publiques
avaient laissés sur les cendres de leur visage? Comment
n'eurent-ils pas conscience de leur impuissance absolue?
Et quel Richelieu pour tenir tête à la féodalité indus-
trielle insurgée, que le comte Louis Mathieu Mole, cour-
tisan de tous les régimes, conciliateur, modérateur,
prototype des insuffisants ! Âh ! il était bien clair enfin
que la fortune voulait prendre contre Louis-Philippe sa
revanche de dix-huit ans de prospérité.
M. Mole proposa de composer le cabinet mixte des
éléments suivants : MM. Dufaure, Billault, Passy et de
Rémusat. Un administrateur, un avocat, un économiste
et un littérateur secondaires, eussent, en effet, pusuf-
LES BANQUBTS. 185
fire à former un ministère dans un temps de calme où la
chose publique va de soi. Mais la dialectique, la placidité,
l'enjouement réunis en faisceau dans la main d'un vieux
ministre blanchi dans les cours, sont des armes bien
fragiles pour résister à une révolution. Sentant tout ce
qui lui manquait, le président sans conseil demanda au
roi une icte : M. Thiers, un bras : M. Bugeaud. C'était,
en effet, quelque chose que l'alliance du petit cavalier
fantastique de Transnonain et de ce rude soldat, dont le
nom se rattachaitaux sinistres souvenirs de cette même
hécatombe humaine d'avril 1834. Le roi les refusa. Il
ne pouvait oublier que M. Tbiers avait, dans la discus-
sion de l'Adresse, puissamment contribué à la catastro-
phe. Il lui répugnait d'employer à démêler l'écheveau
de fil, celui--là qui l'avait embrouillé. Louis-Philippe
savait aussi que le fer appelle le fer. Moitié par crainte,
moitié par douceur de mœurs, plus accoutumé à la pa-
role et à la plume qu'à l'emploi du canon, il aimait mieux
gouverner par la ruse que par la force. Ami de la forme
et de la lettre, quoique peu soucieux du fond; jaloux
d'autorité, comme tout monarque parvenu, il voyait
dans le maréchal Bugeaud un serviteur incommode au
palais par ses rodomontades de héros de l' Arioste, dan-
gereux en cas d'insuccès par la haine vigoureuse qu'il
inspirait au prolétariat parisien.
H eût fallu prendre un parti quelconque, le roi et
M. Mole ne purent se déterminer à en arrêter un. La
monarchie constitutionnelle demeura suspendue entre
deux cabinets, l'un qui n'existait plus et l'autre qui
n'existait pas encore, dans une vague région qui n'a
pas de nom en politique. Les conférences qui eurent
41^6 SBGOIIBB itti^tïilVÈ FRANCAI8B.
liett le soir, n'àthetaèrent àucuïi résultat. Eti réalité,
Loéfs-Philippe avait déjà cessé de régner. Le coup dont
fe frap^it la garde nationale eh le précipitant du haut
de ses illusions et des calcula dé toute une longue exis-
tence, le laissait faible, déçu, en proie aux hésitations
du grand âge. Les ténèbres s'étaient faites dans cette
pensée si lucide. Comme Œdipe aveugle, le vieux mo-
narque n'avançait plus qu'en tâtonnant.
Nous avons laissé la Chambre épouvantée, félicitant
Témeutépar l'oi^ane de MM. Crémieux, Marie et Beau-
mont (de la Sommé). La séance reprise à deux fois né
suivit une marche régulière que vers trois heùreset un
quart. M. Guizot, clair de lune de lui-même, parut
afers. Il fut loisible à M. Vavin d'interpeller. Ce député
de laSeines*agitait depuis deux heures dans une impa-
tience extraordinaire. Il voulait savoir s'il était vrai que
Ton eût révoqué l'ordre de battre le rappel de la garde
nationale dans la nuit du lundi au mardi. Les événements
avaient marché depuis ce temps. Mais le besoin d'inter-
|>eller eè\ si fort inhérent auxmœurs parlementaires, que
l'hdnorable M. Vavin n'eût pas aisément renoncé à une
pareille occasion. Ce fut sans doute unbaume pour l'or-
gueil ulcéré du ministre déchu, de toucher ainsi une
dernière fois du doigt la nullité de ceux qui aspiraient
à lui succéder. M. Vavin parla « au nom de ses collè-
gues. » Quelques mots de M. Guizot suffirent à éclai-
rer la vanité de ces rétrospectives récriminations. Il
annonça à la Chambre que le roi venait de faire appe-
ler M. Mole.
Cett« déclaration fût le signal des triomphes, des co-
lères et des lâchetés. Bes applaudissements éclatèrent
^ LES ^AitSttftè. H1
emUme an Cir^è &la cbutë du taureau. «C'est tine
lâcheté! C'est déshonorant! » li'écria^nt lés ariciens
satisfaits. L'épingle venait de crever la veftsie des cen-
tres et il en St^rlait du vent. « Allons chez le roi! «
ajoutaient les plus animés. Ils ne songeaient pas qif ils
n'eussent trouvé aux Tuilerie^ que lé feritôme dé là
royauté. La comédie de la mise en accusaliôii essaya dé
se reproduire. M. Crémieux qui, depuis deux jours, se
donnait beaucoup de mouvement, ne dédaigna pas ce
rôle ingrat et se fit le porteur d'une pétition de là garde
nationale. Après un appel à la concorde, articulé pat*
M. Dupin, qui déjà évente l'avenir et mêlé artislement
de vieux souvenirs patriotiques de juillet 1830 à son
royalisme expirant, M. Guizot remonte à la tribune. Il
vient déclarer que lecabinet,îant qu'il n'est pas oflidiel*^
lement remplacé, se tient prêt à répondre à toutes les
questions ; que la Chambre peut reprendre son ordre
du jour réclamé par M. Salvandy. Le président du con-
seil a déjà poussé la générosité jusque promettre que le
cabinet rétablira Tordre. Promesse bien vite oubliée!
En sortant de la Chambre, M. Guizot s'en vadiher chez
M. Duchâtcl. Ces deux ministres aiguisent contre le
futur cabinet des plaisanteries saignantes encore déleur
chute. Mais quelqu'un troubla la fêté. Une lettre ap-
prend à M. Guizot que lé peuple dont la victoire s'étend,
manifeste T intention de goûter les vins del'hôleldes
Affaires étrangères et de Tlntérieur. Un historien, nôtre
prédécesseur, rapporte qu'àcette nouvelle, madame Du-
châtel, femme pleine de charmes, d^esprit et de grâces,
s^empressa de changer de toilette, craignatit sans douté,
non sans raison, que le peuple nelà tt'ouvàitfbpjiAie.
488 8BG0HDB siPUBUQUB FRANÇAISE.
Chacun se sauve donc, pâle de cette peur et de ce dîner
sur les ruines de la monarchie. Mais, ô vieux Louis-
Philippe, aujourd'hui dans la tombe, faut-il que This*
toire qui te condamne, te venge au nom de la pudeur
des bienfaits reçus 7 Combien fut légitime ta plainte
quand, aux derniers jours de Texil, tu disais de tous
ces gens qui ne sont pas seulement fils de leurs talents,
mais fils de ton système, de ces parvenus que tu aidas
à sortir de leur obscurité et de leur médiocrité, de ces
créatures illustrées et enrichies sous tes auspices : « Us
m'ont tous abandonné ! »
Chaque parole inutile, chaque minute de retard ap-
portée à la nouvelle du changement de ministère, coû-
tait du sang. Il semblait qu'une haine particulière, im-
placable, animât réciproquement le peuple et les
gardes municipaux. Partout où se montrait cet uniforme
détesté, un combat ne tardait pas à s^engager. Au poste
Mauconseil, une quarantaine d'entre eux est enveloppée
par la multitude et forcée de rendre les armes. La ca-
serne Saint-Martin servait de prison à un grand nom-
bre d'insurgés capturés dans la matinée. Le peuple,
animé de cette \ furie française à laquelle rien ne résiste,
attaque la caserne et s'en rend maître. En retour de
la protection qu'il doit à la garde nationale, sur l'in-
tercession de celle-ci, le peuple renonce à l'extermina-
tion des gardes municipaux vaincus. Nonobstant, sa co-
lère grandit à mesure qu'elle s'exerce. Maître du poste
des Arts et Métiers, il n'en laisse pas pierre sur pierre.
C'est un ouragan qui passe et détruit êtres et choses,
sans distinction.
Il existe rue Bourg-l'Abbé un magasin d'armes ap-
LES BANQUETS. 189
partenanl aux frères Lepage» qui depuis vingt ans
donne lieu à une scène qui se reproduit à toutes les
insurrections. Le peuple des quartiers du centre regarde
cet iniportant dépôt comme un arsenal que la Provi-
dence a mis à sa portée. Trente gardes municipaux
défendaient le magasin Lepage. Le feu durait depuis
douze heures. Eu)busqués dans une maison voisine, ils
tiraient à coup sûr. Chaque coup de fusil faisait une vic-
time ; le peuple grossissait et sa fureur grandissait à
mesure que la foule devenait plus épaisse. La garde na-
tionale, poursuivant son rôle pacificateur,cherchait vai-
nement à l'apaiser. L'assaut est donné à la maison. Une
multitude compacte, furieuse, rugissante, s'élance con-
tre les portes. La dernière heure des assiégés est venue.
« Arrêtez !» s'écrie une voix. Les patriotes reconnais-
sent M. Etienne Ârago, rédacteur de la Réforme. Il parle
à la foule, il fait appel à ces grands sentiments qu'il est
si aisé de susciter dans les masses populaires. Le maire
du 6« arrondissement, le colonel de la 7® légion, un
peloton de ligne et un détachement de cuirassiers prêtent
leur appui à l'orateur. On obtient que les gardes mu-
nicipaux sortiront sans armes. L'officier qui commande
le détachement, le lieutenant Dupouy, refuse seul de se
rendre et se retranche dans une mansarde. Il ne fut
sauvé qu'à huit heures du soir par un officier de la
garde nationale qui parvint à l'arracher à ce dangereux
asile.
Cependant, les cuirassiers fendaient la foule. Les
gardes municipaux désarmés suivaient. M. Ârago te-
nait le bras du lieutenant Bouvier, et lui faisait un rem-
part de son corps. Une multitude hurlante, comme une
meate à qui ou arracherait sa proî^ s'allachait aia
|kai daxorlége eu poussajpt des cris de mort. Les Tain-
cas cheminaient aussi peu rassurés que des voyageurs
qui s'attendent à. être déchirés par les loups.
En arrivant à la place de THôld de Yille un grand en
retentit : « A la Seine ! » Un détachement de cavalerie
entend ce cri* Il charge. La foule est séparée des gardes
municipaux désarmés, les troupes qui occupent la place
évoluent. Les malheureux qui viennent en moins d'une
heure de passer par toutes les terreurs de Tagonie pea-
vent enfin gagner sains et sauCs l'hôtel de la Préfecture
de police.
Ces faits si graves n'empêcheront pas le soir même.
M. Delessert d'exprimer le sentiment d'une parfaite
confiance et le même dédain que la veille pour ce qu'il
nomme «une émeute. » Peut-être espérait-H par. cette
contenance arrêter les progrès de l'inquiétude qui ga-
gnait la Préfecture de police.
Trop et de trop puissants intérêts concouraient à
dore l'insurrection pour qu'elle, ne s'arrêtât pas. La
gaudie dynastique triomphait^ La classe moyenne»
représentée par la garde nationale, avait prouvé au roi
sa suprême puissance en le forQant à changer de mi-
nistres;, c'en était assez pouteUe. L'oligarchie indus-
trielle, victorieuse de la monarchie représentative, pro-
tectrice du peuple et de l'apipéei gardienne des libertés
publiques et des propriétés, triplement souveraine, ne
songeait plus qu!à fixer l'éternel clou d'or à la roue de
la fortune. On la voyait» semant partout la bonne nou-
velle; déployant une activité' prodigieuse à n>étamor-
phosery^aa fêteâmpiro'i4$ôei,:eette jourAé|e,de sang.et de
LES . »AN^IÇR1il^. i^A^
larmes. Elle parcourait les eues au 3Qn des qqarches
jpyeuseSy des fleurs au canon du fu^il, suivie du peu-
ple qui chantait. On eût dit que ja milice, bourgeoise,
portant le printemps au bout|de ses bajipnn^ttes, appor-
tait en même tenfips parmi les bommesTabondance, la
liberté, le bonheur. Et tout cela parce qu'un vieux mon-
sieur venait d'être arraché à soa fauteuil pour rempla-
cer M. Guizot dans la présidence du conseil ; parce quQ,
M. Dufaure allait occuper les appartements de madame
Duchâtel, et M. de Rémusat négliger une fois encore
ses occupations littéraires pour contiijiuer les fonctions
de M. Jayr ou de M. de Salvandy.
Le jour baissa bientôt : comme la nuit tombait, chose
étrange dans une pareille saison» des éclairs furent
aperçus vers le sud, et l'on entendit plusieurs roule-
ments de tonnerre.
Le peuple , tout entier à sa joie factice et pu^ilet
ne songeait qu'à se réjouir. Paris, s'illumina soudain^
comme aux grandes solennités.. Ca n'était pasi le roi»
mais le souverain anonyme et multiple, qui ordonnait
cette fois les réjouissances. Un cri articulé, ou plutôt
psalmodié d'un ton monotone et, têtu, s'élève d'un
bout à Tautre de Paris : « des lampions I n On a tant de
fois battu le rappel depuis deux jours, que les trois
notes du tambour sont restées d^Q^Ji^ têtQ.des masses.
C'est sur l'air du rappel que le pçuple, commande l'il^
lumination de Paris. C'est à la classe moyenne qu'il
donne ses ordres; et celle-ci», absorbée dans son ^triom-
phe, ne songe pas à cet empiéteipe^nt. CUe,9e voit pas
que l'axe de la révolution tend à se.|(iéplacer« Elle ne
s'aperçoit pas que ce.Qri mpDptqnfii impérieux» qui .ref
492 SECONDE RÉPUBLIQUE FHANQAISE.
tentit sourdement sur tous les points de Paris, c'^t le
rappel du prolétariat battu par cent mille voix humaîbes !
Une sorte de malice révolutionnaire se mêle à cette
manifestation triomphale. La vindicte populaire n'est
pas réellement assouvie ; on le sent. Elle s'arrête de
préférence devant les maisons de riche apparence, dont
la sombre façade témoigne des sentiments hostiles de
leurs propriétaires. La voix du peuple prend alors un
accent plus énergique. M. Thiers a oublié d'illuminer :
une bande de prolétaires se charge de le lui rappeler. Il
y avait là pour le futur ministre matière à réflexions. Ce
diagnostic était suffisant pour s'apercevoir que la révo-
lution allait plus loin que lui. Mais rien n'égale l'infa-
tualion politique. Peut-être, à l'instar de Mazarin, pen-
sa-t-il que le peuple paierait les lampions. Le petit hôtel
de la place Saint-Georges s'éclaira splendidement.
M. Hébert, dont le caractère acerbe devait être aigri
jusqu'au caustique par sa chute insultante, fut con-
traint de manifester son enthousiasme. Il était temps
qu'il s'y résignât. Les vitres de ses fenêtres volaient
déjà en éclats et sa porte retentissait sous les coups de
bâton. Pendant ce vacarme, le reste de la bande pré-
sentait au ci-devant ministre un âne enrubané et mitre
d'un bonnet rouge. Un truand raclait de la guitare.
Des cuirassiers allaient charger cette foule, quand les
fenêtres s'illuminèrent.
Qu'avaient de commun M. Thiers, et M. Hébert?
Pourquoi le peuple, en choisissant les victimes de sa
malice, enveloppait-il dans la même hostilité, le vain-
queur et le vaincu? La gauche dynastique se trompait
donc sur la portée de la révolution.
LSS BANQUETS. .493
Selon toute probabilité, les bénéfices de la journée
allaient nonobstant rester à la classe moyenne. Léman*
que absolu d'initiative de la part du faible parti répu-
blicain laissait le peuple livré à lui-même. L'illumina*
tion éteinte, Paris retomberait dans le calme et le
silence. Le lendemain on remettrait en place les pavés,
rouges encore d'un sang inutilement versé. La garde
nationale retournerait gonflée d'orgueil à ses comp-
toirs, le peuple affamé aux ateliers, et la monarchie,
reprenant le texte de la Charte, chercherait quelque
moyen d'en tordre le sens, et de recommencer son
éternelle lutte contre la bourgeoisie. Déjà même la
police essayait dans d'obscurs cabareti^ et des ruelles
sombres le cri de : « Vive le roi ! »
Les patriotes n'eurent pas de peine à comprendre
que la révolution était perdue. Leur fureur s'exhala
bientôt dans les groupes et les conciliabules. Il y avait
en effet quelque chose de dérisoire dan^un pareil avor-
tement. La garde nationale triomphait prématuré-*
ment. En ceci elle manqua d'habileté et se sentit trop
pressée de déposer le fusil. Le gouvernement avait trop
ou trop peu concédé. Un peuple ne se bat pas pour
avoir M. MoIé pour ministre. Une capitale n'illumine pas
parce que le nouveau ministre a nom Mole au lieu de
Guizot. Le sang versé pesait plu&lourd qu'un change-
ment de cabinet dans là balance du bon sens et de la
justice.
Désespéré d'un telle issue, le petit noyau des hom-
mes de combat se fortifiait dans le centre de Paris.
D'autres semaient la méfiance dans les masses. Ils ins-
piraient la crainte des vengeances du pouvoir. Ces
T. I. 13
t9i SECONDE BÉPVBIIOOE FRANÇAISE.
manœuvres devaient sans doute rester infructueuses.
Pour rallumer le combat, il eût fallu une occasion.
Comment la trouver au tnilieu d'unejyareille allégresse ?
Pour entamer une lutte sérieuse, dans laquelle on
ne devait plus compter sur Tappui de la garde nalio-
nale^nisur la tolérance de Tarmée, il eût au moins fallu
des chefs. Or, les chefs officiels de la démocratie étaient,
le 33 au soir» à peu près dans la même incertitude
que le 21 et le 22. La Réforme et le National voyaient
s^écbapper la seule occasion de tenter un coup de main
que depuis 1839 et surtout 1834, le parti républi*-
cain eût véritablement rencontrée. Comment rallumer
le combat 7 Telle était Tinsoluble question que se po-
saient MM. Flocon, Marrast, Etienne Ârago, Louis Blanc,
Recurt. Les heures se passaient en inutiles discours, en
oiseuses démarches. L'homme qui eut peut-être pris
le plus d'influence sur le peuple, M. Ledru-RolUn,
était d'avis qu'il fallait attendre et observer. La logi-
que et le courage impatient lui donnaient tort; la
Providence devait lui donner raison. La politique,
comme le jeu, n'est pas à l'abri des merveilleux coups
du sort.
Tandis qu'on discutait, que la prudence et la timi^
dite se ralliaient à l'avis d'une politique expectante,
des patriotes secondaires mettaient le temps à profit.
Bans tes quartiers Montmartre, Montorgueil, Saint-
Denis, Saint-Martin, du Temple, on vit un homme, de
complexion nerveuse, qui paraissait en proie à une
grande exaltation , s'arrêter au sommet de cliaque
barricade. Un groupe de patriotes, parmi lesquels se
trouvaient MM. Pilhes, Cahaigne, Boivin et Zamma-
retti, V^ç^^ompagnait . Des hommes efi bjojtis^^ oo^r.
verts de boue et aroiéa de torches^ éclairaient ^
marche. Ces torches faisaient courir des Oamœes rpug^
sur ces vidages passionn.és. Le yei^t soijilçvak dai^f
Tombre des drapeaux lacérés par les ba^Uç i^ et sq.r Içjs.-
quels on lisait encore le^^ inscriptions de Is^ vea-
geance pop^laii'e. Du haq^des bs\rriçadçs^ Le ch^ç^ dç
cette proi[^çnadçinsurreçtionnelle artiçu^sût d'une VQqç
discordante, brisée, mais vibrante encore, la procjû)^
malien suivante :
Citoyens ,
« La satisfaction donnée au peupje n'est c[u'uaQ
dérision. MoIé ouThiers en place de Guizot, peu nou3^
importe ! Le peuple a été n^ssacré par les sergen^ d0
ville et les gardes municipaux; il faut que ces deux
corps d'assassins soient licenciés • Les droits du peuple
sont méconnu^ depuis quatorze sièdes,il fautq^'ilçQÇ^^ei;^^
solennellement reconnus ! Citoyens , vous êtes 19^9
convoqués ^^main à la Chambre deç députés po^^i^
demander justice ! »
Ce tribun de la révolte était M. Spbrier. l^ ^\\^
ainsi, suivi d'une foule immense, de barricade QO bar-
ricane, jusqu'au fond dii Maraia où il ^omb^ ^Pi?^^
de fatigue, dans un état pareil à la mo,^t.
D'autres chefs, plus obscurs et çuscUés p^arles qir-
cpnstances, jrpitèrent l'exemple de ^. Sç]fir\ej^ . L^
plupart de ces |)andes populaires arrivai^qV s^qx tffifx-^
levards et les parjuraient en chantapt. Quelques:^nçs,
formées d'hommes en hsii^loq^, de feq^meset d'enf^ntff
franchissaient les groupes compactes des portes S^j(|(7.
496 SECONDE RiPUBLIQUB FRANÇAISE.
Denis et Saint-Martin et poussaient, torches et dra-
peaux en tête, jusqu'aux quartiers élégants. Une foule
immense, rassemblée sur les vastes trottoirs du bou-
levard Italien, regardait avec une curiosité mêlée de
crainte et d'horreur ces hordes de la misère des gran-
des capitales , qui roulaient à travers la chaussée
boueuse, trouvant encore, dans leur détresse et leur
abjection, des chants et des cris d'amour pour la dure
patrie.
L'une de ces bandes s'était présentée vers neuf heu-
res sous les fenêtres du National. A dix heures, on en
vit paraître une autre. Elle venait de la Bastille. Les
regards s'attachaient à elle. Son aspect faisait songer.
Elle se déployait en une imposante colonne, chantant
d^une voix puissante : « Mourir pour la patrie ! » Un
ouvrier, à bras nus, nommé Henri, la guidait. Il por-
tait un drapeau rouge dont la sanglante oriflamme se
déployait au-dessus de sa tête, drapeau dissident, que
nous verrons paraître plus tard, mais complètement
proscrit alors par la tactique révolutionnaire. Une
dizaine de jeunes gens suivait sur un rang, aux
côtés du porte-drapeau. Derrière marchait un officier
de la 8® légion, M. Blot, suivi d'un groupe de gardes
nationaux. Venait ensuite la horde bigarrée, marchant
pêle-mêle et chantant. Une nuée de pâles gamins
secouait des torches fumeuses à la tête du cor-
tège. L'un d'eux portait au bout d'un bâton un man-
nequin enduit de goudron qui flamboyait, symbole
probable de quelque exécution en effigie. Des armes
étincelaient ça et là dans les rangs profonds de cette
bande.
LES BANQUETS. 497
Âla hauteur delà rue Lepelletier, un homme, Tépée
à la main, se détacha de la colonne et dit : « Au Na-^
tional ! » on s'arrêta sous les fenêtres du journal. Le
rédacteur en chef parut au balcon : c'était un homme
de quarante et quelques années, de petite taille, che-
veux noirs, œil spirituel , teint méridional. La foule
applaudit. M. Marrast prit la parole :
« Citoyens, nous venons d'avoir une belle journée :
mais il ne faut pas que la victoire du peuple soit es-
camotée cette fois, comme elle Ta été si souvent (non !
non !). Le peuple a le droit de demander des garanties
et une réparation (bravo ! bravo!). Il faut donc qu'il
exige : a la mise en accusation des ministres... le
» licenciement de la garde municipale... les deux ré-
» formes électorale et parlementaire , tant de fois
» et inutilement sollicitées ( tonnerre d'applaudis-
» sements).
» Enfin n'oublions pas que cette victoire n'est pas
» seulement une victoire pour la France; c'en est ;une
» aussi pour la Suisse et pour Tltalie ! »
Ces paroles causent un grand enthousiasme. Un
homme en paletot jaune, remarquable par sa maigreur,
sa haute taille, ses longs cheveux noirs, et par cet air
inspiré qui entraine les masses, s'élance vers le boule-
vard, a En avant ! » s'écrie-t-il. La colonne, grossie
d'une multitude de curieux, se précipite sur les pas de
ce chef inconnu, dans la direction de la Madeleine.
Quel était cet homme ? Dans quel but s'avançait-il
à longues enjambées, l'œil enflammé, les bras croisés
sur la poitrine , comme un autre Curtius marchant
vers le gouffre qui doit en l'engloutissant sauver les
fSiS SECONDE Bi^Pt^^QI^ FRANÇAISE.
dfeélinéés 'Aè1a jpjrtrïe? L'histdîré ne sotiTèVera jamais
Tfe voilé q[ui couvre 'cfe mystère. Si ïèsefcret de la catas-
^ophe'^iii va suivre est mort avec son auteur, Téter-
^itel sceau de là tombe Ta 'pour jamais enfermé. Si
Tàiiteurde dette terrible conception àédhappéà Tex-
^tôSidn de son œuVre, il n'avouera *point son infernale
idée. Il y a des expédients politiques que Ton emploie,
mais qtie l'on ne confesse jamais, quelque avanta-
geux ^u'en puisse être le résultat définitif.
Quelques historiens delarévolutionde février ont cru
reconnaître, dans cet inconnu, les signes généraux qui
se rapportent à la physionomie de M. Charles Lagran-
gé« L'histoire n'a pas le droit de préjuger aussi légè-
rement. M. Charles Lagrange se déclarât-il Fauteur
de cette effroyablie embuscade tendue à la contre-ré-
volution, il serait encore permis de s'abstenir. Il existe
dans les annales des peuples des incidents d'une telle
gravité qu'ils iie peuvent être attribués nominale-
ment à un homme, sans le contrôle d'une constatation
publique. Il y a (liés faits si décisifs, si soudains, si im-
périeux que la seule Providence èemble pouvoir en re-
vendiquer la perpétration.
Eh femôn'tant à l'origine dés faits, on est souvent
frappé de la IfutiUté dés causes qui les ont engendrés.
tel événement, le plus grand, le plus décisif de la ré-
volution, de février, est dû à une de ces causes infé-
riêures. Soit qu'il ait échappé aux investigations des pre-
miers chroniqueurs de la République de 1848, soit
qii*6h rait dédaigné parce qu'il ne répond guère aux
conventions héroïques de rhistoire, nulle part ce motif
n'a été rforinè . ^Peut-être n'esl-il pas flatteur pour
LES BANQUETS. iSÎI
Tamour-propre humain; mais il a du moins le mérite
de détruire ces noires accusations de complots dont on
a voulu charger le parti républicain. Il laisse à la seule
fortune la responsabilité du sang versé. Voici le fait
qui détermina la colonne insurrectionnelle à poursuivre
sa fatale promenade jusqu'au boulevard des Capucines.
La soirée était avancée. Il y avait foule dans les bureaux
du National. La colonne des patriotes assemblés dans
la rue Lepelletier avait délégué un certain nombre
d'hommes pour féliciter les rédacteurs de celte feuille.
Us encombraient les appartements du journal. M. Tho-
mas, le directeur, était dans une grande perplexité.
Il n'osait pas dans la crainte de les blesser, renvoyer
ces hôtes incommodes. D'un autre côté, il sentait que
ei leur visite se prolongeait, il deviendrait matérielle-
ment impossible de faire paraître le National le lende-
main, a Attendez, dit M. de Vaulabelle, je me charge
de les congédier. » Il ût aux délégués une petite allo-
cution pour les remercier de leur visite et il ajouta
qu'il existait un personnage auquel il serait véritable-
ment convenable de porter des félicitations à cause de la
grande part qu'il avait prise à la révolution en susci-
tant les banquets réformistes. M. de Vaulabelle nomma
M. Odilon Bnrrot. Or, ce dernier demeurait, on le sait,
près de la place de la Madeleine. Les délégués adoptè-
rent cette idée et se retirèrent aussitôt pour la mettre
à exécution.
Quant à M. Lagrange, parti à neuf heures du café
Saint- Agnès, rue Jean-Jacques Rousseau, il était en
effet dans les bureaux du National mais il n'en sortit
qu'un instant après le départ de la colonne, afin de se
200 hgohdb liPOiUQOB peahçaise.
rendre au quartier Latin où Tattendaient quelques jeu-
nes gens de ses amis.
Les délégués descendirent comme M. Marrast ache-
Tait son allocution et prirent la tète de la bande. Leur
marche vers la Madeleine avait un but.
Une foule immense, répandue sur ces magnifiques
boulevards illuminés comme dans un rêve, regardait
passer la colonne au drapeau rouge. Quoique depuis la
scène du Cbamp-de-Mars, cette vieille couleur du dra-
peau français soit devenue un objet d'horreur pour les
classes élevées» la foule ignorante ou distraite n'y atta-
chait nulle importance. Pour elle cela formait specta-
cle. Comment se fût-elle en effet doutée qu'un mystère
de sang se cachait dans les plis de cet étendard popu-
laire?
La cohorte, mugissante comme Touragan, devait
rencontrer sur sa route Thôtel du Ministère des affai-
res étrangères. Etait-ce pour elle un but fixé par la
haine? On Tignore; mais le pouvoir connaissait trop
bien Texécration qu'inspirait au peuple la personne
de M. Guizot, pour n'avoir pas songé à protéger
Tex-ministre contre une entreprise possible. Un déta-
chement du i 4« de ligne, commandé par le lieutenant^
colonel Ck)urant et le commandant de Brotonne occu-
pait l'emplacement formé par l'angle brisé du boulevard
et de la Rue-Neuve des Capucines, et par l'entrée des
rues.
De nombreux soldats occupaient en outre la cour et
le jardin de Thôtel. A l'aspect de cette colonne roulant
vers la troupe, aux clartés sinistresdes torches et agitant
des armes dans la fumée qui l'enveloppe, le lieutenant-
LES BANQUETS. 201
colonel Courant fait former le carré (4). Les chefs de la
bande s'avancent. On parlemente, aux cris de : « Vive
la ligne ! » Le soupçon se mêle à ces négociations. La
plupart des désarmements se sont opérés dans de
semblables circonstances. La multitude se presse con-
tre les soldats. Tout à coup un coup de pistolet part et
tue un soldat. Mais en même temps il tue un parti : la
gauche dynastique. Il frappe au cœur la monarchie
de juillet.
D'un bond de son cheval, le commandant rentre
dans le carré, les fusils s'abaissent et, sans sommation,
trois longs feux de file retentissent. Un épouvantable
cri de mort répond à cette décharge. A travers la fu-
mée, les troupes consternées de leur œuvre aperçoivent
une centaine de personnes couchées sur le pavé et plus
loin une foule terrifiée qui fuit comme une trombe.
Cinquante-deux personnes, dont vingt-trois morts et
vingt-neuf blessés restent sur le sol. Les autres, précipi-
tés par le choc, se relèvent et courent éperdus aux
maisons voisines. Les blessés se traînent sur leurs ge-
noux, dans Tespoir d'échapper à un massacre complet.
Le sang ruisselle et pendant huit jours on a pu en voir
les traces brunes dans Tinterstice des pavés.
Les promeneurs du boulevard Italien qui, au milieu
(1) C'est à ce militaire que revient Tinvolontaire paternité de la seconde Ré-
publique française. La Providence manifeste une i^perbe indifférence dans les
choix des moyens et des hommes. M. Courant, Corse d*origine, licencié après
Waterloo, étudiant en droit à Aix, patriote en 1830, décoré de juillet,
réintégré dans Tarmée en qualité de lieutenant, dut son avancement à sa belle
conduite au siège d'Anvers. Lieutenant-colonel le 23 février 1848, il est actuel-
lement général de brigade, commandant la place de Paris. C'est un homme
d'une physionomie commune dont le regard rappelle nn vague souvenir de M. de
Talleyrand.
902 SECONDE SilVBIifQUE FRANÇAISE.
<de*rilIummirtioa,oDt pris le bruit de cette décharge pour
latdétonationdequelques pièces de feu d'artifice, voient
accourir à eux une foule, ou plutôt un torrent humain,
Tœil égaré, la face blême et bouleversée. Un cri s'élève
de toutes parts: <k On assassine le peuple! » Les fem-
mes, les enfants, les vieillards qui arrivent à leur tour,
d'une course moins rapide, mais plus poignante par
Texpression d'effroi qu'elle apporte, soulèvent la fu-
reur en même temps que la pitié. « Aux armes ! » s'é-
crie*t-on. Jamais cri ne fut poussé d'une voix plus
vibrante de colère et de menace. C'est un cri de guerre
parti de l'âme, qui saisit le plus indifférent et lui com-<
nnunique instantanément la rage du combat. Le cri se
répercute, pour ainsi dire, avec une prodigieuse rapidité
et pénètre jusqu'au centre de Paris déjà préparé aux
émotions de la haine. Partout les illuminations s'étei-
gnent comme par enchantement, et dans les rues som*
-bres des voix retentissantes d'un accent suprême s'en
vont, répétant encore ce cri vertigineux : « Aux armes !
Aux armes!»
M. de Gourtais, député réformiste, court au boulevard
des Capucines demander des explications. Le lieute-
nant-colonel Courant a déjà envoyé un officier, M. Baille t
chargé d'expliquer la- boucherie qui vient d'être faite.
Il enire chez Tortoni. « Le commandant a seulement
donné l'ordre de croiser la baïonnette, dit- il; un des
fusils était armé, dans le mouvement il est parti; toute
la ligne a cru qu'on avait commandé le feu et a fait feu.»
Tandis que l'officier parle, un ouvrier entre et le couche
en joue. Des gardes nationaux s'opposent à ce meurtre,
et parviennent à ramener l'officier à son bataillon.
LB8 HANQtBfg. 203
Pendant cetemps, ceux de la cohorte 'populaire que
les balles ont épargnés, domptent leur première terreur
et reviennent vers l'hôtel des Capucines. Un spectacle
lamenlable s'offre à leurs regards. A côlé des cadavres
qui jonchent le sol, parmi les torches qui (Crépitent dans
1c sang, les mourants râlent et implorent un inutile se-
cours; d'autres vont expirer au coin des bornes, au seuil
des portes, aux pieds (les soldats. Tandis qu'on trans-
porte les moins grièvement blessés aux hôpitaux, on
amène un tombereau qui passait par hasard rue Neuve-
des-Âugustins et dans lequel la malveillance a voulu
voir l'instrument d'une mise en scène préméditée. On
entasse les cadavres sur ce tombereau. Le charretier
Junioux conduit par la bride ce char funèbre qui laisse
derrière lui une pluie de sang. Deux prolétaires sont mon-
tés sur le tombereau, l'un, les traits contractés, bran-
dit une torche dans l'attitude de la vengeance. L'autre,
Soccas, saisit de temps en temps dans ses bras un cadavre
de femme et le montre à la foule. Une multitude furieuse
rugit autour du tombereau. « Vengeance ! vengeance !
s'écrie-l-elle, on égorge nos frères ! » Des dragons enten-
dent ce cri et chargent la foule. « Respect aux morts ! »
s'écrie Soccas. I^es dragons s'éloignent. Un bataillon de
la i^ légion accourt pour dissiper le rassemblement.
« Laissez passer la vengeance du peuple! » s'écrie-t-on.
Certains chroniqueurs ajoutent qu'alors on vit re-
parnitre l'homme au paletot jaune, rangeant à la tête
du cortège les porteurs de torches et s'écriant, le doigt
tendu vers la rue Lepelletier : « ku National I » De
tels témoignages sont plus que suspects lorsqu'ils pas-
sent par des bouches impures.
20i SECONDE EâPUBLlQUE FRANÇAISE.
Rien de plus naturel que la colonne se dirigeât vers
le National où elle s'était arrêtée avant la catastrophe.
N'avait-elle pas à montrer aux chefs de la démocratie
la sanglante preuve dece qu'elle considérait comme une
lâche représaille du pouvoir humilié 7
A travers les boulevards déjà déserts, le tombereau
s'avance en cahotant. Du haut des fenêtres, Paris voit
passer ce tableau plus funèbre qu'une vision nocturne
de Maturin. De temps en temps le cortège s'arrête au
miheu de la foule. Soccas saisit un cadavre dans ses bras
rougisdesang, le montre aux curieux épouvantés et dit :
« Voilà vos frères qu'on a assassinés ! »
On arrive rue Lepelletier ^ un homme parait au bal-
con du National. Ce n'est plus M. Marrast. Au visage
méridional, spirituel et sceptique du journaliste a suc-
cédé une figure douce, bienveillante, sur laquelle un
peu d'élonnement, de crainte peut-être, se mêle à l'é-
motion bien naturelle que cause un pareil spectacle.
« Le malheur qui nous frappe, dit Thomme du Natio-
nal ^ ne peut être attribué qu'à un malentendu. De
grâce, rentrez chez vous, ne troublez pas l'ordre. Il y
a un coupable, justice sera faite. Nous obtiendrons que
le gouvernement prenne soin des familles des victimes.
Mais renoncez à cette démonstration qui peut amener
des malheurs plus grands. »
Est-ce bien du National, si menaçant deux heures
auparavant, que tombent ces paroles au moms étran-
ges? Telle fut pourtant la harangue de M. Garnier
Pages. Il y a des hommes à qui l'aspect des cadavres
ne rappelle que l'idée du tombeau et non celle de la
vengeance et du combat. Tel n'est pas en général le
LES BANQUETS. 205
mouvement du sang français. A ces molles exhorta-
tions, le peuple indigné laisse éclater ses cris. Qui donc
Tavait poussé dans la rue après tout ? Et maintenant
qu'on l'a précipité contre les baïonnettes, qu'on l'a con-
duit à la tuerie des carrefours, que son sang a inondé
les rues, que les veuves et les orphelins s'arrachent les
cheveux dans leurs tristes logis, est-il juste, est-il lé-
gitime de dire à ce peuple : « Rentrez chez vous 7 »
Les torches se détournent en ondoyant. Junioux, le
cocher des morts, entraine le tombereau. Soccas re-
jette au fond de la voiture l'inutile cadavre qu'il vient
d'offrir en spectacle au National épouvanté. La horde
populaire s'éloigne à grands pas de celte officine élé-
gante de l'opposition dorée. On quitte à la hâte ces
quartiers où les mollesses de la volupté ferment les
cœurs au sentiment de la vindicte publique. On arrive à
la Réforme. Là, apparaît une face où la bile des pas-
sions politiques a répandu ses teintes jaunes et aus-
tères. M. Flocon s'écrie : « La satisfaction sera terrible !
faites voir à toutes les familles l'épouvantable ouvrage
qui vient d'être fait, et que l'exécration pubhque
anéantisse la tyrannie ! v Ce n'est qu'une parole, mais
cela vaut beaucoup, cela est presque suffisant pour le
peuple.
Le tombereau roule alors à travers Paris. On heurte
aux portes : «Levez- vous et voyez ! » dit-on. On éveille
la ville entière. Aux barricades on s'arrête, et chaque
station laisse derrière elle, avec une trace de sang, la
fécondation des batailles qui semble faire sortir du
sol des myriades de combattants. Quiconque a vu
ce tableau a reçu en quelque sorte le sacrement du
Si9ft SECONDE B^^PITBUQUS FRANÇAISE.
mépris de la vie. C'est ainsi que s'écoule cette nuit
étrange, épouvantable. Le tombereau ne s'arrête enfin
que sur la place de la Bastille, au pied de cette colonne
où reposent aussi d'autres héros inconnus qui crurent
combattre pour la liberté. C'est là , dans ce lieu où
plane encore le souvenir de la tyrannie vaincue, qu'à
la lueur des torches expiirante3 s'arrête ce cortège en-
veloppé d'une foule immense, qu'on prendrait dans
les ténèbres pour les ombres irritées des patriotes
du 1 août et du 29 juillet.
Et pendant cette longue nuit les cloches de Paris,
furieusenpent agitées par le bras populaire, sonnent
un tocsin dont le son plane sur la ville comme un
glas universel. Cent mille hommes travaillent en
silence dans les ténèbres avec une prodigieuse activité.
Paris s'éveillera figé, cristallisé tout entier dans un
réseau de barricades. La générale retentit dans les
rues sombres ; marche sinistre qui indique un danger
pressant et dans laquelle chaque coup de baguette
ressemble à un coup de fusil. La 2® légion demande
des cartouches, qu'on lui refuse. Sa fureur s'exaspère.
Partout la colère s'allume comme un vaite incendie.
Le magasin d'armes de la rue Saiqt-Honoré est pillé. On
force les pharmaciens , le pistolet au poing, à fabri-
quer de la poudre. Sur les boulevards, les beaux arbres
qui tant de fois ombragèrent Paris élégant, tombent
sous les coups de hache. Les vespasiennes, les bancs,
leâ grilles, les balustrades, tout est renversé, arraché,
tordu, brisé etdevient matériaux à barricades. Les becs
à gaz, égueulés ou renversés, laissent échapper une
large flanome q^e le y^nt recourbe en panache. D'au-
LES BANQUETS. 20?
très flambent, à fleur de terre, comme des feux follets.
Ces lueurs fauves, vacillantes, éclairent le plus funeste
spectacle qu'il soit donné à un homme civilisé de
contempler : le spectacle d'umç y^ste capitale en mal
de révolution.
Mais la puissance de Tidée surgit alors dans toute
sa grandeur, car à côté de la multitude des intérêts
individuels, qui s'agitent dans les ténèbres du cœur
humain, plane une pensée, au nom de laquelle, de
bonne ou mauvaise foi, en vue d'un calcul personnel
ou général, par enthousiasme oi^ par la rigueur de la
discipline, un peuple va risquer la paix de ses foyers,
sa fortune, sa vie — et s'entre-déchircr implacable*»
ment.
CHAPITRE V.
24 férrier. SCapeur du roi. — Inaction des princet. — Négociations da roi ayec
M. Thiers. — Nomination de M. Bugeaud a« coamandement des troupes
de Paris, -y Obsession de M. Guizot. — Formation du cabinet Tliiers-
. Odilon Barrot. — Dispositions conciliatrices da nouveau ministère. — Rodo-
montades et impuissance du maréchal Bugeaud. — Paris hérissé de seize
cents barricades. — Mouvement des troupes. «-La colonne du général Bedeau
reçoit Tordre de se replier. — Prise du poste de Tavenue Gabrielle. — Mort
du député Lejoilivet. — Le duc de Nemours et le maréchal Bugeaud refusent
de donner des ordres. -^ initiative du parti républicain. — La garde natio-
nale jouée par le peuple. — Apocoloquintose de M. Odilon Barrot. — Démo«
rali«ation des troupes. — Prise de THôtel de Ville. — MM. Duvergier de
Hauranne et de Kémusat avertissent le roi de Tirominence du péril. — Louis-
Philippe passe la revue des troupes dans la cour des Tuileries. —M. Crémieux
à la cour. — M. Odilon Barrot est nommé président du conseil. — Le maré-
chal Gérard commandant de la force armée. — Abdication du roi. — Marie-
Amélie et la duchesse d*Orléans. — Étrange eonduite du duc de Monipen-
sier. — Projets de régence eu faveur de la duchesse d'Orléans. — Combatdu
Cbâteaa-d*Eau. — Intervention inutile de MM. de Girardin, Baudin, Mer-
man, maréchal Gérard, Lamoricière. — Rive gauche: la colonne du capitaine
Duuoyer. — Fuite du roi et de sa famille. — Incendie du Château-d*Eau.
Sac du Palais-Royal. — Départ de la duchesse d*Orléans et de ses enfants
pour la Chambre des dépotés. — Prise et sac des Tuileries.
Un bruit étrange circule dans le château durant cette
veillée de mort de la monarchie représentative. Il vole
de bouche en bouche, répété à Toreille. Dans le inonde
silencieux des cours, parmi ce peuple de grands per-
sonnages et de valets qui prend, comme les gens
d'église, des moeurs à part, l'imagination se crée aisé-
ment des fantômes. Les secrets filtrent avec une
LES BANQUETS. 809
prodigieuse discrélion, si l'on peut ainsi parler, et en
même temps avec une rapidité sans égale. Les objets
grossissent ou changent de forme dans le silence« aux
yeux de l'esprit, comme dans la nuit, aux yeux du corps.
Le bruit qui circule ainsi n'est guère propre à ras-
surer et à encourager les serviteurs du palais. On as-
sure que la veille, à la nouvelle de l'ingratitude de la
garde nationale, le roi a éprouvé une attaque d'apo-
plexie.
Depuis ce moment, en effet, cette agile pensée qui
se multipliait et présidait aux plus petites comme aux
plus grandes choses, semble se pétrifier dans une inac-
tion suprême. Elle ne se meut plus que dans le do-
maine des visions et des incertitudes. Les princes alar-
més ne cherchent même pas à dissimuler leur épouvante.
Au lieu de monter à cheval et de se faire tuer pour
sauver le trône du comte de Paris, ils racontent, comme
de vieilles femmes, les nouvelles du dehors. On dirait
qu'ils ne croient plus à la monarchie française ; que,
charmés d'échapper au joug paternel dont leur cor-
respondance trahit si souvent la pesanteur , ils com-
pliquent la situation d'une crainte qui leur sert de
masque.
Le massacre du boulevard des Capucines est connu
au château, connu de tous et dans toute son horreur,
excepté du roi, à qui on a déguisé l'étendue du mal.
Les courtisans du xix« siècle, comme ceux de l'anti-
quité, ont l'art de* dénaturer les faits. Eternellement
semblable à lui-même, l'homme vis-à-vis des mêmes,
situations se révèle sous les mêmes aspects.
Le général Tiburce Sébastiani et le joyeux général
T. I. 14
S40 SBGONDB RÉPimUQUE FRANÇAISB.
Jacqueminot, qui, la veille, jouaient au billard, se re-
gardent maintenant. M. Delessert déplœe un zèle inu-
tile. M. Mole ne revient pas. M. Guizotne ventpass'en
aller.
Pendant ce temps, le roi semble écouter le tocsin
qui sonne à toutes volées dans un ciel noir, au-dessus
de Paris silencieux. Lorsqu'il reçoit enfin le refus et les
excuses de M. Mole, cette blessure nouvelle qui expli-
que si bien ses paroles de Texil, lui montre la nécessité
de descendre un second échelon vers l'abime. Cette
formidable comédie, dans laquelle le mépris laisse à
peine place à la pitié, a été tracée par la Providence
d^une fâQon ingénieuse et cruelle que l'art n'atteindrait
pas. Les situations se déroulent avec une logique in-
flexible , mettant les hommes en contradiction avec
eux-mêmes et découvrant impitoyablement les plus
honteux vices de la politique.
Dans cette attellane de cour, brodée sur le canevas
d'une révolution, le rôle du monarque est conforme
aux règles les plus classiques : nous le verrons toujours
en arrière de la situation, ainsi que doit naturellement
se trouver l'homme le plus mal informé du royaume.
Les ministres se montreront ingrats ou perfides ; les
princes, impatients, selon la coutume, de voir changer
de mains les guides du vieux char symbolique. La reine
exhalera ses fureurs, et les traîtres, ou du moins ceux
qui auront causé le désastre, accourront avec em-
pressement donner des conseils. Un peu de conspira-
tion de cour complétera le cadre éternel de cette co-
médie à Soghstto.
L'abstention de M. Mole démasquait M. Tbiers.Xes
graiqi^s, 31 leirgiÇipent semées dans la discussion ^e l'a*
dresse, $ivaiept ac^pii^pli l^ur déyeloj^ei^ent. Le porte-
feuille, corptpe un frpit gâté qui towî^ d/s li^-:i[nê(n^qj
restait ^juxo^^ps 4^ ^^^} (f^ X^^^^ çoQvpUé. B^ççQl^iÇ
tardive , ^vijL j^. Thier^s ^eOiUt toute Y?ipieji^um. ^ç
messager royal trO|^valefuturIninig.re aun^^fi.d'Hqç
t>ande d'iwiur^ei^.qui t>iv^q\^ent da^ le jardia d^ çqp
hoifi] ^ au^^s, .as3i$it? 4e ^ b^He-rijdère, jJiaisji^1,4^
tribuer des vivres. Il apprit ep mêgne teipps 1^ npo^i-
nation du maréchal Bugeaud ^V copii^ndeitie^t génér
rai de la force armée (1). G,ette nominatiqn , vérita^^ç
dard de T^h^ille laûssé dans h p]aie, ^^v^git ét^sigifié^
par le roi, sur le conseil de M. Guizot.
Ce premier ministre a*t-ril obéi à un seyntiment de
vengeance, ou s'estril grossièrement abusé, en souf-
flant un pareil nqm dans de telles circonstances à Vor
reille d'un roi tombé dans (l'iaertie? C'est ce qitP sa
seule conscience pe^t savoir. Maisl'opioiQn pi44ique
pourra justement 3e depiand^r, s'il était pe^piis à up
bomme rompu à 1^ politiquei de.pe pa3 prévoir les n^^M-
yais effets d'uqe^ aussi absurde nomination . D^ l'sd^Çird»
qu'on eût a^oint le maréchal Bugeiaud au ministèçp,
c'eût été appuyprVentètçmeptde l'oEgqçilsurl'iïppl^r
cabilité du §f^bre. Ce pprti yjûleqt retardait ,s^sdp|il^
la chute d^ |a monarchie. dçi juillet. Qn l'eut cûipprjS;^p
le détestant, l^ajn de Uvrer bats^^Ile le gpuve^fijE^peijit
firme, prêt.^Uxéve^itn^Iités du çpipbtit, ays^it jfju çpn-
traire adopté, {pj^ystèm^, dçs conpQSiflpns*. L.^ population
de Paris espérait bjep que l'pn en feur^it encqi^e. Çlile
âlS SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
attendait d'immenses sacrifices. La faiblesse du gouver-
ment Tautorisait à y compter. Un cabinet pris dans la
gauche dynastique n'était que le commencement de
ce que le roi, d'une main avare, laissait échapper plu-
tôt qu'il ne livrait. Que signifiait la nomination du ma-
réchal Bugeaud dans de telles circonstances 7 que vou-
lait dire cette menace mêlée aux concessions de la
timidité 7 Or, s'il est vrai qu'il faille attribuer à M. Gui-
zot la nomination du maréchal Bugeaud, contresignée
Duchâtel et Trézel. Supposera-t-on que ce premier
ministre, dont on connaît les hautes prétentions, ait pu
agir ainsi par une ineptie qu'on pardonnerait à peine à
M. Jayr ?
Nous insistons sur ce point, parce que la nomination
tardive du maréchal Bugeaud créait au ministère de
conciliation une impossibilité flagrante. Elle le tuait à
sa naissance. Quelle conclusion tirer alors de ce fatal
conseil qui fut le dernier coup de hache porté a la mo-
narchie de juillet, lorsqu'on le rapproche des plaisan-
teries dans lesquelles M. Guizot exhalait le fiel de ses
humiliations ? En présence du vieil amphitryon de la
doctrine, M. le duc de Broglie, il traitait de fous ses
successeurs. La nomination du maréchal Bugeaud à la
main, ceux-ci n'auraient-ils pas été en droit de l'accu-
ser de trahison par esprit de vengeance, à moins qu'il
ne préférât l'ineptie par excès d'orgueil 7
En arrivant au château, le nouveau ministre avait
eu le temps de réfléchir à toutes ces choses. L'emploi
des moyens violents ne répugnait pas à M. Thiers, qui
a toujours eu certaines velléités belliqueuses, mais il
n'ignorait pas combien de tels moyens étaient devenus
LES BANQUETS. 213
impolitiques à cette heure. Il ne consentit à former un
cabinet qu'à trois conditions : l'adjonction de M. Odi-
Ion Barrot, la suspension des hostilités et la dissolution
de la Chambre. Le roi, quelles que fussent ses légitimes
rancunes contre deux hommes qui avaient si puissam-
ment contribué à le pousser vers Tabime, accorda les
deux premières. Il ne formait plus une volonté nette,
ne s'arrêtait à aucune opinion définitive. Une sorte de
résistance passive, qui faiblissait à mesure que la situa-
tion se tendait, subsistait seule en lui. II cédait alors,
mais trop tard, toujours trop tard. Et le débordement
de la révolution gagnait d'heure en heure du terrain
sur lui.
M. Thiers s'était àpeine retiré, que M. Guizot rentrait
dans le cabinet du roi. Ce masque pâle, plein d'a-
mertume et d'insolence, avait l'air d'un génie fatal at-
taché à la monarchie expirante. La reine, dont l'instinct
fut trës-sùr et très-droit dans ces jours de péril, avait
réussi à écarter le ministre. L'homme restait, pareil à
une ombre obstinée. Il assistait au spectacle des désas-
tres qu'il avait causés, guettant la destinée, comme
si la fortune avait des retours en faveur des sexagé-
naires ! Mais au moment de sortir par le guichet de l'É-
chelle, il entendit, dans la nuit noire, siffler des balles
à travers la rue de Rivoli. Il rentra vite et monta se
réfugier chez les militaires de l'état-major.
Pendant ce temps, M. Thiers prenait des dispositions
pour apaiser Paris. Il envoyait une note à la préfecture
de police et s'occupait de former le nouveau cabinet.
Les principaux membres de l'opposition constitution-
nelle devaient naturellement y trouver place. On y
s.
9iil SECONDE RÉ^UUlllQdB P^IANÇAISB.
ajouta un général de brigade popularKé par ses camp«i<.
gâêë d'Afrique. La première liste se Composait de:
MM. Oditon Ëarrot^, Lamoridè^e, Davergier de Haii^
tmné. Il fot aussi question d'adjoittdre à ces nomsr eévtà
de KM. de Rémusat, Pasery, Dtffawe, Coosiiï'^ de Ma4é-
^lle. On aur»t pu en âjcmer uofe cinquantaine dti
ntôine gëfire sans ramener uD éetrt rebelle. Quelques-^
uiis de ces hbmffîes étaient arrivés à ce déclin delà po-
ptrlarité qui suit la foi éteinte et les promesses trahies.
D'autres n'inspiraient que la plus parfaite indifférence
et enf raienft déjà jusqu'aux genoux dans la tombe anti-
cipée qui dévdre toutes virantes les médiocrités vain*
eues. Il faut être ceci ou cela. En voyant arriver au
pouvoir les aghafteurs des banquets et de la discussion
de l'Adresse» lepeuple dut se dire : le tour est fait. Or,
ces meules homnies, ministres, on sur le point de le de-
venir, disaient au peuple : « Plus de révolution. » fit
j^UUVi^ubi donc? Ob était làfartdu peuple dans eette
i^pârtition de l'autorité qui s'arrêtait à une transmis-
simA^ pbftéfeailles?
Vénà quafl^é heures du matin, après le départ de
M. Ouiïot, lé roi^ faiigué de cohseils contradictoires, de
bathitiîéi^, d'iiicertitudes, s^ét^ndit tout babillé sur un
caniàpé et s')eiiid()rmrt ^u obnehotteineut delsr courtisans
rârisonnant et déraisonnant sur les èventuâd^ités de la
situation. On dit que ta fusidinek l'éveilla vers sept
betires du rioatih. Des insurgés, el^busquésà l'angle* des
t\3ës de l'ÉCbi^lle et Saint-Louis, liraient aux fenêtres
des ^its phuces couchés dans un appartement don-
nait siir Iti rue Rivoli. Triste réveil pour un monarque
que d^s coups de fusil de ses sujets! On a peine à cdn^
cevoir une pareille audace lorsqu'on songe que le ma-
réob^ Bugeau.4 était investi, depuis une heure du una-
tin, d^i cûo^Enandement général de la force armée. Il
faut, pour s'en ifendre compte» examiner les motifs quît
paralysèrent les opérations militaires de la nuit.
Le détestable conseil de M. Guizot avait porté ses
fruits. Le maréchal, entouré des généraux Bedeau, La-
inoricière, Saint-Arnaud, de Salles, Rulhière, débuta
par ses rodomontades ordinaires. Dans une harangue
soldatesque mêlée des bouffonneries et des vantardises
dont il assaisonnait ses discours, ce général, qui avait
promis de faire avaler aux Parisiens le sabre d'isly jus-
qu'à la garde, trouva moyen de glisser quelques propos
dédaigneux contre la garde nationale. Combien il a eu
raison par la suite de se qualifier à'mbécile 1 Durant
cette nuit il fut réellement frappé d'imbécillité dans le
sens acceptable que les aociens attachaient à ce mot.
L'impuissance du maréchal Bugeaud ne venait ni de
son énergie, ni de ses talents militaires dont nul ne con-
teste l'existence. Accolé à un ministère de conciliation
qui avait obtenu du roi la promesse de suspendre le feu, il
lui fut littéralement impossible d'agir. Le roi, à qui son
grand àgù était peut-être l'impassibilité qu'il faut pour
régner, naturellement ennemi des mesures radicales,
résista au maréchal qui eut, d'ailleurs» la maladresse de
lui montrer dans ses projets, Paris nageant dans le sang.
La ville était coupée en tous sens par plus de seize cents
barricades. Les communications devenaient presque
impossibles. Les officiers d'ordonnance arrivaient après
des retards infinis ou n'arrivaient pas. Une portion de
la troupe obéissait à des ordres antérieurs lorsque déjà,
816 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
les plans étaient changés. D'autres se croyaient encore
sousleconf)mandementdu ducde Nemours, quand de-
puis plusieurs heures ils étaient sous celui du maréchal
Bugeaud. Les généraux, mieux informés, sentaient
qu'avec un ministère de conciliation il ne pouvait exis-
ter de répression sérieuse. Or, dans ces crises extrê-
mes, chaque fonctionnaire civil ou militaire songea l'a-
venir. Le sentiment de la conservation des places se
mêle singulièrement à celui de la fidélité au gouverne-
ment. On craint d'agir quand le maître hésite ; et si
l'opposition parait devoir l'emporter, on ne veut pas se
la rendre irréconciliable. C'est dans ces causes simples
et humaines et dans l'énorme perte de temps des dis-
cussions de la nuit, qu'il faut voir les motifs de l'inac-
tion de l'armée.
A dix heures du soir, après la fusillade du boulevard
des Capucines, il était encore possible de sauver la
monarchie de juillet. Il eût fallu pour cela décréter ins-
tantanément l'état de siège, ne pas nommer de minis-
tres, ordonner à toutes les troupes une initiative prompte
et foudroyante et lâcher le maréchal Bugeaud. Le pou-
voir ne se conserve pas par des négociations. Louis-
Bonaparte a donné, dans une situation différente, un
exemple dont pourront profiter les gouvernements
quelconques, monarchies ou répubhques, qui se croi-
ront endroit de résister aux insurrections.
Le désarmement des postes, la prise de plusieurs ca-
sernes, réduisaient les troupes disponibles aune dizaine
de mille hommes épuisés de fatigues, de tristesse, de
froid et mal pourvus de munitions. On les laissait dor-
mir deux heures, à tour de rang, sur le pavé. Ces pau-
LES BANQDBTS. 847
vres gens inspiraient plus de pitié que de terreur. Di-
visés en colonnes que le maréchal distribua entre le
Panthéon, THôtel de Ville, le Carrousel, la place de là
Concorde et la Bastille, sous les ordres des généraux
Sébastiani, Taillandier, Rulhière, Renaut, Duhot, ils at-
tendaient vainement Tordre de commencer l'attaque.
M. Odilon Barrot l'emportait au conseil et M. Thiers
commençait à regretter qu'on n'eût pas adopté le sys-
tèmede l'initiative. Les feuxdesbivacs s'éteignirent aux
premières lueurs du jour. Paria s'éveilla silencieux, hé-
rissé de forteresses improvisées, dévasté, lugubre. Une
déclaration du comité électoral démocratique et divers
manifestes émanés des journaux républicains conviaient
directement ou indirectement le peuple à la révolte. La
déclaration du comité électoral soulevait une des plus
épineuses questions que la politique ait à résoudre :
« Que l'application de l'armée à la compression des
» troubles civils est attentatoire à la dignité d'un peuple
»• libre et à la moralité de l'armée (1 ). » Le désordre était
tel aux premières heures du jour que l'appréciation en
devenait impossible. Les rues les plus paisibles, les plus
aristocratiques avaient leurs barricades. Dans les quar-
tiers galants, à défaut de prolétariat, les femmes
envoyaient le commissionnaire, le concierge et le char-
bonnier lever des pavés au bout de la rue et contem-
plaient du haut de leurs balcons cet étrange travail
qu'elles encourageaient de pièces de monnaie et de
bouteilles de vin. Aux fenêtres des casernes désarmées,
les soldats penchés regardaient et riaient. Jusqu'à midi
(1) Voir aux Piècet juttificatwei^ n" 10.
Sf 8 SECONDE iftnnNiIQUB FRANÇAISE.
h baprîcade fut une mode, une furie. Tout le inonde s'en
oièlait.
Les généraux ayaient ordre au point du jour d'an-
noncer au peuple la dissolution du ministère, et de ne
sévir que dan&le cas où cette concession ne le satisferait
pas. La colonne du général Sébastiani marcha jusqu'à
l'Hôtel de Ville sans coup férir. La troisième colonne»
composée d'environ deux mille hommes, était comman-
dée par le général Bedeau, officier distingué de l'armée
d'Afrique. Il devait se rendre du Carrousel à la Bastille
en passant par les rues Montmartre et Poissonnière.
Son avant-garde essuya le feu de la barricade du Fau-
bourg-Montmartre qui lui blessa deux soldats.
A travers une ville hérissée de montagnes de pavés
et de démolitions de tout genre, la marche des troupes
était fort lente. Sept heures et demie sonnaient quand
le général arriva au boulevard Bonne-Nouvelle, en face
d'une barricade si formidable qu'il fut contraint de
s'arrêter. Un combat devenait presque inévitable. L'at-
titude des insurgés était menaçante. Dans l'espoir
d'éviter re£Pusion du sang, le général annonça que
MM. Thiers et Barrot étaient chargés de former un mi-
nistère. Maisayant articulé le nom du maréchal Bugeaud,
des huées accueillirent ce nom exécré du peuple. De
notables habitants du quartier s'interposèrent alors et
firent sentir au général qu'avant d'engager le combat,
il serait sage de connaître les dernières dispositions du
château; qu'au prix delà réforme la garde nationale
était prête à soutenir le gouvernement. L'un des parle-
mentaires, M.Fauvelle^ accompagné d'un officier d'état-
major» se rendit auprès du maréchal Bugeaud, du duc
d6 Mamours el de M. Thiers^ Ces deux derniers pen-
chaient vers la suspension des hostilités, mais le mare-*
chai» aimé du soldat^ très-centeali de lui-même^ ne s'i-
maginait pas queson nom ne produisit peint lemeilleur
effet sur la populalkm. La volonté dn roi, à qui Ton fit
part de cette intercession» trancha la question.
Louis-Philippe arsiit servi la classe moyenne ; il eroyMt
en elle. La parole d'un garde national Temportaiftauprès
de lui sur celle d'un maréchal de France. M. Fauvelle,
qui attendait le résultat de cette délibération, put em-
porter l'ordre aux troupes de se replier sur les quais, le
long des murailles du Louvre. La joie du peuple éclata :
« Vive la ligne ! » s'écriait-on. Le soldat déineralisé,
épuisé de fatigue^ était heureux lui-même d'éviter le
combat. Mais au milieu de ces dispositions pacifiques,
k colonne en se repliant, en fraternisant avec les insur-
gés, se débandait peu à peu. La multitude augmentait.
Elle pilla deux caissons. Deux canonsde f arrîère-^rde,
commandée par le général de Sdles, restèrent aussi
aux mains d'un bataillon de la %^ légion. Ces actesétran-
ges se passaient au milieu des témoignages de paix ^
de fraternité, des supplications aux soldats démoralisés
de mettre la crosse en Pair. Le soldat, taincu sans
combat, obéissait.
Nous insistons sur ces faits parce qu'ils lexpliquent
l'exaspération de l'armée en diverses circonstances ,
notamment au 3 décembre. Âprès'l'aviQiir aussi pirofôn-
dément humiliée, on Itii devait la répâtraition du champ
de bataille. La seconde Répttbtiqde ne fit point la guerre,
elle eût au moins dû introduite de prtifoùxtes Ynodifi^a-
tiens dans Y armée . ftièti ne fût changé à scm organisa^
âSO SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
tion. L'humiliation et la haine restèrent et s'augmentè-
rent à la suite xle plusieurs maladresses qui furent
ultérieurement commises et que nous signalerons.
Courbé sur sa selle, Tâme triste, songeant peut-être
déjà qu'un jour on l'accuserait de trahison, le général
Bedeau se repliait par les boulevards, environné d'une
multitude de gardes nationaux et d'hommes du peuple.
Sous prétexte qu'il était utile de laisser voir son uni-
forme, un citoyen officieux l'avait débarrassé de son ca-
ban, contenant le contre-ordre du maréchal Bugeaud.
Il s'avançait préoccupé des oscillations de ce pouvoir
dont l'hésitation faisait à l'armée un rôle si difficile, et
résolu à éviter l'effusion du sang. C'était en effet le parti
le plus sage et le plus humain en de telles circonstan-
ces. Mais le sort en avait autrement décidé.
On sait qu'il existait à l'entrée de Tavenue Gabrielle,
un petit poste isolé, placé en vedetle de la rue des
Champs-Elysées. Depuis trois jours vingt-huit gardes
municipaux à pied, commandés par le sergent Fouquet,
l'occupaient. Il restait sur la place six escadrons des 2'' et
6« régiments de cuirassiers et quelques troupes d'in-
fanterie. Depuis neuf heures du matin, on était averti
qu'une colonne de troupes de ligne marchait, la crosse
en l'air, vers la place de la Concorde, escortée d'une
multitude armée. Il était convenu que les cuirassiers
enverraient du renfort au poste en cas d'attaque.
Vers dix heures un quart, un aide de camp, M. £spi-
vaut, vint annoncer aux troupes l'arrivée de la 3^ co-
lonne suivie de la garde nationale et du peuple. La rue
Boyale vomit soudain plusieurs centaines d'hommes ar-
més de fusils» de sabres et de piques. Cent gardes na-
LES BANQUETS. 321
tionaux, un détacfaement de chasseurs d'Orléans sui-
vaient cette bande. C'était la colonne du général Bedeau
qui débouchait. Le poste attendait sous les armes. Deus^
gardes sont blessés, un troisième, frappé d'une pique,'
lâche son coup de fusil qui devient le signal d'un feu de
peloton. Les insurgés se réfugient derrière la garde na-
tionale. « Rentrez au poste ! » crie au sergent l'aide de
camp du général. Mais le sang a rendu la multitude
implacable. Elle se rue sur le poste, tue un caporal,
deux gardes, et en blesse plusieurs autres. Les assiégés
font une sortie, le caporal Clément est criblé de dix-
sept blessures, le garde Vermont en reçoit quatre. Un
coup de hache atteint le garde Hédé à la tête. Quel-
ques-uns parviennent à se réfugier à l'ambassade Ot-
tomane ; d'autres à l'hôtel du ministère de la Marine.
Le sergent Fouquet s'est glissé sous le ventre des che-
vaux des cuirassiers, spectateurs immobiles et exas-
pérés de cette lutte. Il gagne la grille du pont tournant,
suivi de quatre personnes qui sans doute fuyaient
comme lui, mais qui semblaient le poursuivre. « Ne
craignez rien ! » lui crie le capitaine du poste. Il or-
donne à son peloton de faire feu. Les quatre inconnus
tombent : l'un, M. de Calvières, a l'épaule fracassée;
les trois autres sont morts. Quand on retrouva deux
jours après ces cadavres enfouis sous un tas de sable
au pied de la terrasse du bord de l'eau, on fut bien
étonné de reconnaître, parmi eux, un honorable député
conservateur, M. Lejollivet, victime expiatoire des cen-
tres, qui avait payé cher ses votes réactionnaires.
Le général Bedeau, galopant dans la mêlée, cher-
chait vainement à se faire entendre. La multitude,
9St& SBCONDB ^lif^mJiè^ FRANÇAISE.
D'ayant plus de ^ardo^ ouinicipaux à poursuivre, s'en
prenait aux pLemes et démolissait le poste. Deux jours
auparavant, sur cette même place, lagstrde municipale
chargeait, insolente et cruelle, la m^iUitude désarmée.
La cruauté était la tmâme; les réies seulement étaient
cbangés. Lorsqu'm aide de camp arriva au château
demander des ordres positifs, le duc de Nemours dé-
dara que le commandement ne lui appartenait plus ;
et le maréchal Bugeaud, blessé dans son orgueil et sa
volonté, refusa d'en donner.
 la suite des déterminations pacifiques prises parie
roi et par MM. Thiers et Barrot, le duc d'Isly avait
éprouvé une nouvelle déception. Un bataillon de la
1 0« légion s'était refusé à le suivre aux barricades où il
voulait haranguer le peuple. Le maréchal, en prens^t
le commandement supérieur, avait dit : « Si la garde na-
tionale n^ est pas avec nous, nous nous passerons d'elle. »
Et c'était la garde nationale qui se passait du maréchal.
Tous les hommes de quelqu'importance éprouvaient
le besoin de haranguer. Us s'imaginaient qu'en parlant
au peuple, celui-ci allait, comme la veille, iliumiaer Paris
pour un changemeot de ministère. Détestables obser-
vateurs, ils ne voyaient pas que la révolution avait
complètement changé d'aspect et de .signification. L'i-
nitiative n'appartenait plus à la garde nationale que Ton
apaise d'autant plus aisément qu'elle-même a intérêt à
n'aller pas trop loin, on la poussait. en avant, mais on
la poussait presque littéralement, et une pointe d'iro-
nie cruelle se mêlait à l'enthousiasme qu'on lui témoi-
gnait. Les gardes nationaux républicaips avaient pris
dans leurs compagnies .une attitude résolue. }\^ entrai-
LIS BAttQinn's. S23
naient, ils commaQdaient, pour ainsi (fire. Le 98, la bour-
geoisie s'était servie dtt peuple pour faire peur au rm ;
le 24» le peuple se servait de la boisegeoisie pour ren-
verser le gouvernenefit. Il fo ro«bit devant lui, à la
tète de ses cohortes indisâplinées , comme des £ai8ci-
nes derrière lesquelles s'abritent les assiégeants. Dans
cet assaut de diplomatie révolutionnaire, la classe
moyenne était, pour la première fois depuis soixante
ans, ingénieusement vaincue parle peuple. Nous ver-
rons plus tard, à ses vengeances, combien amère fat sa
rancune.
Il importait, à propos de la garde nationale, comme
nous l'avons fait à l'égard de l'armée, de bien établir
ces prémisses. C'est aux premiers jours des révolutions
que la destinée répand les semences des complications
futures. Une logique rigoureuse» des déductions cer-
taines, prévues, comme celles d'une action dramatique
régulière, président à ces conflits d'intérêts et de pas-
sions. En les signalant successivement, ces ^points im-
portants projetteront de grandes lumières à travers l'en-
semble du tableau et iront écl&irer une multitude de
faits obscurs ou incompris.
Parmi les harangueurs, M. Odilon Barrot ne fiit pas
des derniers. L'apocoloquintose du chef de l'opposition
dynastique allait commencer. Monté, comme les héros
d'Opéra, sur un cheval qu'on menait par la bride, l'O'
Connel du banquet du Ghâtéau-Rouge, le Gatilina dy-
nastique des dîners réformistes, voulut constater la
puissance de sa popularité et essayer sur les masses ar-
mées les effets de son éloquence. Il était accompagné
d'un peintre parfaitement grimé en militaire. M. Ho-
i2i SECONDE R^UBLTQUE FRANÇAISE.
race Vernet, de M. Lamoricière et d'un nombreux état-
major. Le triomphateur chimérique, salué d'acclamations
railleuses, poussa jusqu'à la barricade du boulevard
Bonne-Nouvelle. Une multitude sans cesse grossissante
s'était formée autour de lui. Ce méchant peuple finit
par bourrader le pauvre homme qui essayait de haran-
guer. Sans égard pour son âge et sa bonne foi, ils le
repoussèrent avec des huées, aigrissant irréparable-
ment le déclin d'une existence placide.
En 1830, Louis-Philippe, jaloux de la popularité
d'Odilon Barrot, lui avait dit : « J'ai aussi entendu crier :
Vive Petion ! » M. Barrot se souvint peut-être alors du
mot de Louis-Philippe. Le mépris du peuple est pire
que sa colère. Avec quelle insolente familiarité trou-
blait-il soudain les longues illusions de l'ex-membre de
la société Aide-toi^ de l'ancien convive des Vendanges
de Bourgogne I II faut que l'insulte ait été bien cruelle
pour avoir fait de ce bon avocat, doux, solennel et in-
digné, habitué aux faciles triomphes de l'opposition
parlementaire, adorant la couronne et la boudant par
dignité, de ce Jupiter Eolien, soufflant des phrases in-
nocentes et sonores, menaçant de son foudre en carton
les centres endormis; il faut, dis-je, que le peuple n'ait
gardé aucune mesure pour avoir faitde ce libéral quand
même un réactionnaire acariâtre.
Tel fut le début du ministère Barrot, constitué dans
la matinée. Il eut pour effet d'achever la démoralisa-
tion de l'armée, et n'obtint que le dédain du peuple. Une
proclamation du nouveau cabinet avait été affichée dans
la matinée. Elle était ainsi conçue :
LES BANQUETS. 2S5
« Citoyens de Paris !
« L'ordre est donné de suspendre le feu. Nous ve-
» nous d'être chargés par le roi de composer un minis-*
yi tère. La Chambre va être dissoute. Un appel est fait
» au pays. Le général Lamoricière est nommé corn-
» mandant en chef de la garde nationnale. MM. Odilon
» Barrot, Thiers, Lamoricière, Duvergier de Haiiranne
B sont ministres.
» Liberté, Ordre, Union, Réforme!
» Signé : Odilon Barrot, Thiers. »
Réduites à Tinaction, les troupes n'eurent plus qu'à
demeurer spectatrices des envahissements de l'insur-
rection. Désarmées eu grand nombre, ou obligées de
mettre la crosse en Tair, elles attendaient en vain de
nouveaux ordres. Le commandement du seul homme
qui eût jusqu'au bout, et bien inutilement, agi en soldat
était mis en question. Le nouveau cabinet pressait le roi
de révoquer la nomination du maréchal Bugeaud. De
sept heures à dix heures du matin le pouvoir, réuni à
l'état- major ou auprès du roi, perdit le temps en inuti-
les discussions ou en fausses démarches. Le peuple pro-
fita de cette suspension d'hostilités pour s'emparer des
points importants. L'Hôtel de Ville fut pris sans combat.
Le général Sébastiani n'était pas heureux durant ces
trois jours. La veille, alors qu'il commandait les troupes
de ligne, on l'avait dérangé dans une partie de billard.
Le Si, il allait se mettre à table, dans une belle salle
de l'Hôtel de Ville, lorsqu'on l'avertit que l'émeute en-
T. I. 45
%%6 SECONDE R]iSPU3LlQUB FRANÇAISE.
vahissait la place. Le 7® et le 34® de ligne, un escadron
de cuirassiers et quelques pièces de canon étaient
rangés ein bataille. Le général, suivi de son état-major,
se retira avec les trqupes qui regagnèrent leurs casernes
çn portant la crosse en Tair. Une soixantaine de gardes
municipaux qui occupaient le poste de rbôtel s'enfer-
mèrent dans la cour, et changèrent leurs uniformes
contre des blouses. Us s'évadèrent à pied par une
sortie de derrière, grâce à M. Flolard qui parvint à
apaiser la fureur du peuple. Un instant après la multi-
tude rompit les portes et se rua dans le palais.
Deux canons restèrent aux insurgés. Or, quand le
peuple a du canon il se croit invincible. Sa confiance est
en raison delà terreur que cette arme lui inspire. An^si
lorsque la Réforme envoya MM. Beaune et Cahaigne pour
amener ces canons afin de les diriger contre les Tuile-
ries,, le peuple ne voulut point les leur livrer. Ils trou-
vèrent une multitude en délire. HoQimes, femmes, en-
fants embrassaient les canons, les caressaient, montaient
sur les affûts et les eussent volontiers parés de fleurs.
Aux yeux du peuple, l'Hôtel -de- Vil le c'est Paris;
Dtès qu'il en devient maître, le vieil ipstinct des com-
munes du moyen âge se réveille et\ lui. Il semble com-
prendre que dans la maison de ville est en effet le vrai
centre de la cité, son être social et politique. La révolte
prend dès lors un caractère presqu'ofiiciel. Elle sent
qu'elle peut lutter victorieusement contre le suzerain
des Tuileries (1).
Là devait,. en eflfet, se eoncentrer le dernier effort de
(I) yoir wm Pièces justificatipeSf no 11.
LÈS BANQUETS. 22^
l'iiisuïi^ëdtioii'. Dé i6ales parts affluaient d'épaîè^es co-
lonnes c(ui se dirigealecPt vérâ lés Tuileries, tiinsééïte
matinée du 21 février, la (iôpiitatioti à peuprëé entfëi^é'
fut prise de la fièvre de marcher Hotiice fè éfiâtéïii'
qui succéda BrusquefMéiiift à la mode de'é ijai'ércaiiïies
épuisée vers dix heures dir fi^étin. Aussitôt à nie muTfi-
tude d'honhfmés ^ut tf âfait prié nû!!é part à la ba-
taille, s'â^I\Va de ce qxA lui tomba âoui^ Ist tàdii. Cëé
bandes singulières défilaient militairement, tambôbrs éti
tète, poussant deVànt eTlels une poignée de gardes natio-
naux et èriant : « Vive la réforme ! »
Le mot de République coïiiménçait pourtant à cir-
culer dans lesT masses. L'une (fés colonnes dont àous
parlons s' étant arrêtée soùs fes fenêtres du NatioMt;
M. Félicien MalléfiUe, qui faisait partie delà foulé,
poussa le cri ordinaire dé Vive là Réformié! riiafe M. Ert\-
nràtiuel Arâgô', se ]*>erichan( à là fenêtre', ré|)n\ïtïa. i Ce
n'est pas seuieffient la réforme qtie nous voufo^îs ré'ésï
la RépubOqàe. »— « Ouîf ouït VWè fa Ré[iubli<ïàfe I J
s'écria-t-6tf.
Onf se tromperait étrân^Oient eu supposaiit (^tfé Ye^
cohortes' ifn^tin'ectioïknellës qui, de toUs les points dé
Paris maréhaiéttt sûr lés Tuileries, aient obéîàrfàé*
impulsion dîrigeSnte. Pari*' était ypèti^^èsliVré à lui-
même. Le parti i^épdblicaiU se donnait* la vérité bféiià-
coop de mouvement, mais ce nibnvetttent étâîtîBdïiî-
duei. L'aictïondes jôurblaux et dëi^ chefs! dè-parïi, i^''
faible, sïhésitJanle,- le 21, le 22, et jusqu'au 23^ rfù sdîr','
s'étai* (îîoinplétefteiit noyée daniîf dtîtiôngênéi^le. L'iHSi.*'
tinct tint lieu de mot d'ordre; rac'éoiPd'(tes^vàïy)nïéS, d#
discipliné. O^inta la Réjf^libliqtté, elle devait pbûï Msi
228 SECONDE RÉPUBLIQUE fRANÇAISE.
dire éclore spontanément sur un terrain si bien préparé.
Il suffit aux Républicains d'articuler son nomaux der-
nières heures du conflit, quand elle seuljB à peu, près
était devenue possible.
Si une égale puissance d'unanimité et die volonté
avait animé le parti conservateur, la dynastie était
sauvée. Mais il avait pour se défendre deux corps incon-
ciliables, réunis sous le commandement général d'un
chef commun : l'armée et la garde nationale. Cette
dernière appartenait à l'opposition. De sorte que ces
deux forces s'étaient neutralisées l'une par l'autre et
laissaient toute initiative à l'insurrection.
C'est au poste du Château-d'Eau, en face du Palais-
Rpyal, qu'allaient se heurter les cohortes faubouriennes
marchant à l'attaque des Tuileries. Le poste delà fon-
taine était occupé par des hommes trop détestés du
peuple pour ne pas lui opposer une résistance désespé-
rée, par des gardes municipaux. Le seul combat sérieux
de la révolution de février 1848 eut Heu au Château-
d'Eau. Le résultat de cet incident fut double : il massa
des forces populaires considérables autour du châ-
teau, e^en assqrala prise. Par contre, jil donna au roi
le tempsde prendre la fuite. Sans cette résistance Louis-
Philippe était perdu.. Or, la mort du roi, dans de telles
circonstances, eût profondément et désavantageuse-
ment modifié le caractère delà révolution. En le lais-
sant échapper, la République perdit peut-être un gage
important; mais la multitude n'eût pas été assez
maîtresse d'elle-n)éme pour arrêter un roi sans tremper
les main^ dans son sang.
Ce vieux monarque, que la fortune frappait sicrueU
LES BANQUETS. 2S19
lement, s'imaginait pendant ce temps que ses dernières
concessions produisaient le meilleur effet sur lapopula-
lation. Selon l'expression de M. Lafitte, Louis-Philippe
aimait le petit mot pour rire. Sa tyrannie domestique
n'excluait pas un certain air jovial et beaucoup d'affabi-
lité dans les manières. La rondeur et la bonhomie
étaient autant dans son tempérament que dans ses
moyens de capter et de tromper les hommes. L'espoir
de sortir d'embarras lui rendait sa bonne humeur. Fa-
tigué d'une si longue contrainte, il descendit donc vers
dix heures, en pantoufles, pour déjeuner. La famille
royale prenait ce repas dans la galerie de Diane.
Le déjeuner fut presque aussitôt interrompu par la
fusillade du Château-d'Eau et par rentrée de MM. Du-
vergier de Hauranne et de Rémusat qui demandaient à
parler au duc de Montpensier. Le prince s'élança vers
les deux négociateurs suivi du roi et de la reine. « Sire»
» dit M. de Rémusat, vous vous faites illusion suriné-
» tat de Paris ; on vous trompe. Les troupes fraterni-
» sent avec le peuple. Dans une heure peut-être, Tin-
» surrection assiégera les Tuileries. Les instants sont
» précieux. »
Le roi affectait beaucoup dé tranquillité et s-effor*^
çait de calmer par le flegme de son attitude l'émôtioù
de la reine. Là famille entière s'était levée de tàblel
Un grand nombre de përsonni^ entrèrent tôiit à cètip,
l'air inquiet et agité. Parmi eUès se trouvait un offici'er
d'ordonnance du roi. M; de L'Aubè^pin, qui con-
firma les paroles de M. de Rémusat. « M^s 'voilures
» pour Vincennes! dit le roi. — Sire, on vous
» trompe ! s'écria le duc d'Ëlcbingen ! v Parole
230 SECONDE RÉPUf^Ui^UE FRANÇAISE.
étrapge, qui^ f*eteqti^9it poujr la seconde fois aux
oreilles du roi.
Louis -Philippe pe manquait pas d'une certaine éner*
gjie dansljes ijituatiQnç extrêmes. 11 rpitsoo unifornoe,
iponta iip cheval richemeot capf^rficppné et sortit. Il
étajt j^uiyidies ducs de Nemours e( de Mqatpeq^ier, jdu
ipar^hal Buge^ud, du général de Lamoricière , affublé
(}'uaeçapQte de garde natipoaU des généraux Trézei,
et de flumigny; de beaucoup d'autres personnes et de
deux p;étop3, HI^. Thi^rs et de Rémusat. Ce bizarre
cp|[*t^ge parcourut le front des troupes. Debout à Tun
des balcons ^i) château, la peine et les princesses con-
ler|iplaient ce spçcliçicle. Peut-être espéraient-elles par
lepr présence enflammer le dévouement des soldats.
Majs la premièro légioq ^p U gard^ natiqnale était là.
Les pris de « Vive le roi ! » furent couverts par ceux de
€ Ylve la Réfprn^e ! » Le roi ^? connaissait en.^nthou-
sjaspiç^ iJîygga la partie pftr<due. Il ne ^is^inUilU plus
çop a|i;iitte(nent, et ^e hâ^ de reatrer au château suivi
4e qon çlL^trin.ajo;' çqp^terpé.
(1 ^€;p[)^i)r;a quelque (f/pps ipo mobile et silencieux
dans son cabinet, plongé dans une méditation singu-
l\çjfpp^enl trpwt)\é,e par l'ipces^ple fusjUade du Qiâ-
tçi^ip-^'Pap, pVp^^rl^s cli^çho^em,eqts effrayés de 8.op
e^tpi^r^e. « Allqps ^ux l^^rricade^ ! » articulartril sou-
d^jp. .Ce {no^t, que les pr^ce^ eu^siept dû prpnonceir
^J^ftSft? IflPg^.epup^, ne tropvappint d'écho. M. d^eMon-
t^^llyet gurtout ne se septs^t aucune djspositjion pour al-
lerpij^ndrçi ripsurrepliflp corp§ à corps. A 1^ vé^rilé,
Ie3 princes ét^ent dajps un s^on vpisin. Mai$ il e^
î\\^\e d'^out^r qu^ la veille, M. de Girardin ay^U val-
LES BA!<QUBt8. 231
nemeDt inVîté te duc de Nemours à se mettre à la tète
d'un régiment.
Midi sonna sur ces entrefaites, lorsque le roi vit en-
trer un homme d'une laideur cynique et effrontée,
dont la chevelure ressemblait à une vigne touffue.
M. le duc de Montpensier Tamenait. C'était encore
M. Crémieux, que nous avons vu si actif dans la dis-»
cussion de l'adresse, si alerte à haranguer l'émeute et
qui venait maintenant, au milieu de cette éhute pro-
digieuse de portefeuilles, donner son petit conseil ail
château. Selon lui, il ne s'agissait que d'enlever la
présidence du conseil à M. Thiers et de la passer à
M. Barrot. Il avait parcouru Paris, et telle était son
opinion. Rien de plus simple et de plus facile, en effet.
Eût-il même fallu donner un portefeuille à M. Cré-
mieux, pour sauver un trône, on s'y fût sans doute ai-
sément résigné. M. Thiers, heureux de cette circons-
tance, offrit aussitôt sa démission. M. Barrot, poursui-
vant sa carrière, devint président du conseil. Et tan-
dis que le maréchal Bugeaud ranimait le courage des
troupes dans la cour du château, on passait son com-
mandement au maréchal Gérard qui n'était pas là.
L'absurdité de ces mesures in extremis est si fla-
grante qu'on se demande comment le bon sens n'en
fut point choqué tout d'abord? Mais le danger et l'in-
tervention des pécheurs eii eau trouble explique tout.
Peu d'instants après le cabinet du roi fut littéralement
envahi par une foule de personnes parfaitement étran-
gères au château. Tout ce monde, parmi lequel se trou-^
vaient d'assez nombreux démocrates et en grande ma-
jorité des coryphées de l'opposition, venait donner des
23S SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
conseils au roi. Ce fut au milieu de cette confusion
que M. de Girardin attacha le grelot de l'abdication.
€ Sire, s'écria-t^il» les changements de ministres ne
sont plus de aaison. L'heure passe. Pour sauver la
royauté , il n'y a plus qu un seul moyen. » — Lequel?
demanda le roi. — L'abdication ! » Le roi tressaillit
ei demeura pâle et silencieux. Le visage de la reine
respirait une grande exaltation. Le sang de Caroline
se réveillait en elle. Cette ambition, si profondément
ensevelie sous les cendres d'une austère piété, se mon-
trait à cette heure suprême. Ses yeux étincelants
étaient attachés aux lèvres du roi. Mais M. de Girar-
din complétant sa propre pensée ajouta : « L'abdica-
tion avec la régence de madame la duchesse d'Orléans.»
Une voix, dont le ton dur perça sans doute le cœur du
roi, s'éleva. C'était la] voix du duc de Montpensier.
«Abdiquez! » s'écria-t-il. — « N'abdiquez pas, sire !
répliqua la reine; mieux vaut se défendre ici jusqu'à la
mort! » Le vieux monarque balbutiait. Le pouvoir
tient si fort au cœur des rois, que Louis-Philippe s'at-
tachait encore à ce qui n'en était plus que l'ombre et le
péril. Mais comme son fils répétait ce mot « Abdiquez !»
et que d'autres le répétaient aussi, il leva vers eux un
regard atone et dit d'une voix faible : « Vous le vou-
lez... eh bien...» Puis surmontant ce moment de fai-
blesse, il se leva et articula d'une voix ferme son abdi-
cation. « Vous l'avez, s'écria la reine, vous vous en
» repentirez ! » Dans le même instant M. de Girardin
ouvrait la porte de la chambre où la duchesse d'Or-
léans, dans les pâleurs de l'attente, comptait les mi-
nutes.
LBS BANQUETS. 233
Ici se place une scène de famille qui mérite toute
ralteution du lecteur. La duchesse, dit-^on, versa des
larmes et supplia le roi de ne point abdiquer. Mais
pendant cette scène de larmes, à laquelle prenait part le
petit comte de Paris, la reine ne quittait pas des yeux
sa bru, et le duc de Montpensier poussait le coude du
roi vers une feuille de papier étendue sous sa main.
M. Crémieux ajoutait : « Hâtez-vous, Sire, hâtez-vous!»
— ail y a ici des traîtres ^ s'écrit la reine, n'abdiquez
pas ! »
Le grand mot était prononcé. Il y avait en effet des
traîtres. La trahison était partout, au dedans et au de-
hors. La situation les faisait naître. Il n'est pourtant
pas probable que la duchesse d'Orléans ait conspiré
de longue main. L'intérêt qui s'attache à une jeune
princesse veuve, les souvenirs que son époux avaient
laissés, rimpopularité du duc de Nemours, tout con-
tribuait à fixer les regards des ambitieux sur la du-
chesse d'Orléans. Dans un moment où la révolution
remettait tout en question, qu'était-ce que la loi de la
régence? De son côté, la duchesse stimulée à la fois
par les sourdes mésintelligences qui régnaient entre
elle et la catholique Marie-Amélie, la duchesse, prise,
elle aussi, du désir de gouverner un peuple, oubliait en
cet instant la défense formelle, défense plus sacrée
aux yeux d'une pieuse épouse que le veto des lois ,
inscrite au testament du duc d'Orléans. Quant au duc
de Montpensier, un double motif lui inspirait son
étrange conduite : l'espoir de prendre part avec sa
belle-sœur à la direction des affaires et d'échapper du
même coup aux rigueurs de la domination paternelle.
SS4 SECONDE IIÊMBLIQUE FRANÇAISE.
Tel est le sens réel de cette triate scène de famille.
Un seul homme, parmi cette foule de courtisans et de
démocrates» n'abandonnait point le parti de la vieil-
lesse et de l'infortune. H. Piscatory soutint plusieurs
fois, d'une parde énergique, l'opinion de la résistance.
Tandis que chacun se tournait déjà vers cette jeune
femme, soleil levant de la souveraine puissance, future
dispensatrice des faveurs de la royauté, lui seul res-
tait fidèle au vieux Louis-Philippe, qui chancelait, un
pied hors des marches du trône et l'autre dans la
tombe. La morale domine les opinions et les partis.
Plus l'histoire est sévère, plus elle doit mettre de soin
à relever les véritables traits d'honneur.
M. Thiers ne disait rien. A l'instar de M. Guizot,
la veille et le matin même, il attendait un retour delà
fortune. La régence de la duchesse semblait le lui pro-
mettre. Quant à M. Guizot^ n'ayant plus rien à espé-
rer, il n'assistait pas même au spectacle de cette dé-
confiture à laquelle il avait tant contribué, et se cachait
chez une beauté de la Restauration, madame deMirbel.
La passion de la reine, son ambition profondément
ulcérée, soutinrent son courage jusqu'au bout. Elle ré-
péta même un mot qu'elle avait articulé en 1830 en
présence de M. deLatour-Foissac « Louis- Philippe est le
plus honnête homme du royaume, » A défaut d'autres
preuves du contraire, la conduite de son mari à l'é-
gard de Charles X, fuyant lui aussi devant la révolu-
tion, plein de confiance dans la loyauté de son cousin,
aurait pu lui suffire pour ne plus prononcer ce mot. La
révolution lui en donnait à l'instant même un flagrant
démenti.
Pend^Qt ce temps le ntH écrWai(.WAtârn0nt, de sa
plus belle écriture» l'abdiiQatiQQ é impaùeiaaiiKeQt at?-
tendue :
« J^abdique cette couronné que là voit nationale
9 m'avait appelé à portëp, en foveur de mon |tetit^fils
» le comte de Paris.
» Pui6se-t-il réussir dans la grande tâché qiii' lui
» échoit aujourd'hui !
» Paris, le 24 février 1848.
» Sijfne'; Louis-PHtLippE.,»
Cette lenteur du roi à tracer son acte d'ab^lç^ûon et
le soin qu'il apportait d^ns la peintgriC de$ lettres;, est
comme un dernier trait de caractère. S^ ph^iponomie
acquiert ainsi ce degré d'achèyement quioQQstitue un
type. Il accentua la solennité du gffste d'pQ4)M)( fiogu*-
lièrement expressif. Fil^, coiirtisani^i étrangers W X^
pétaient : « Hâte^^vou^i! » II twrq^jla têiteçt4Hç « Je
n'ai jamais écrit plu^ vite. » Ceh f^H ii^volontairement
songer à un personnage de la comédie modprne dans
lequel l'auteur s'est efforcé ^e reproduire le^ principaux
aspects du c^tractère de la classe £ipoyetnne. Transpor-
tez-le d^ns des splière»! supérieures où l'aFt nte l'a pas
encore observé, mettez-lui aux lèvres les paDoles de
Louis-Philippe, et vous aurez PritiàhommerFoi sigaant
son abdication. Si haut que soit placé le pathétique, il
n'exclut jamais le ridicules aux yeux de quiconque a le
courage de poursuivre en toutefi dioses l'implacable
réalité.
M. Crémieux, debout derrière lei^oi, suiKak les mour
vements de s^ main» con^me le c^tguelte la sowis.
S36 8SG0NDB RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
A peine le dernier délié calligraphique était-il achevé,
qu'il enleva dextrement la feuille de papier. Il s'enfuit
aussitôt en disant : « Avec la régence de madame la
duchesse d'Orléans, Sire 7 » — « Non pas, répliqua
Louis-Philippe; et la loi de la régence! • M. Grémieux
était déjà loin.
Ce n'était pas avec une feuille de papier, eût-elle été
couverte de promesses plus larges encore, qu'on pou-
vait arrêter la lutte.
On peut reprocher au parti républicain son manque
de sagacité; ses illusions et ses préjugés ; mais ce qu'on
ne saurait lui contester, c'est le courage civil et mili*
taire, le dévouement et l'audace. 11 a trop souvent, et
presque seul entre les partis, payé de sa personne pour
ne pas mériter l'estime de ceux qui croient encore à
l'abnégation et à l'héroïsme. Son tort a été de considé-
rer ces vertus comme l'état normal de l'homme et d'en
avoir fait, pour ainsi dire, la base politique de son sys*
tème. On ne gouverne pas avec le sacrilBce. — L'at-
taque du Château-d'Eau fournit à ce parti Tôccasion dé
donner une nouvelle preuve de sa valeur. Elle ressor-
tit d'autant plus éclatante, que les assiégés de ce der^
nier rempart de la monarchie ne déployèrent pas moins
de bravoure.
La fureur du peuple contre les gardes municipaux
avait été violemment excitée, durant ces trois journées
d'escarmouches incessantes. Une circonstance vint aug-
menter encore l'ardeur des insurgés. Le bruit se ré-
pandit qu'un grand nombre de prisonniers arrêtés pen-
dant la nuit étaient renfermés dans le poste. 11 ne se
trouva malheureusement là personne pour déclarer que
LES BANQUETS. 237
les prisonniers, au non)bre d'une cinquantaine, avaient
été relâchés dès le matin.
Le Cbàteau-d'Eau a disparu sous l'infatigable piocbe,
qui transforn)e en ce moment nos carrefours en places
et nos rues en boulevards. C'était un petit monument
noirâtre enclavé entre les rues Saint- Tbomas et du
Musée. Il commandait la place et toutesles rues voisines.
Use composait de caves éclairées, d^un rez-de-chaussée
surélevé, avec perron et d^un étage. Les fenêtres étaient
garnies de barreaux de fer et protégées par des volets-
à l'épreuve de la balle. Des soldats résolus pouvaient
y soutenir un siège. Ce n'était pas l'intrépidité qui man-
quait à ceux dont nous allons parler.
La foule avait envahi la place du Palais-Royal. Elle
exigeait que les soldats rendissent leurs armes. M. Etien-
ne Arago intervint et chercha, pour éviter Teffusion du
sang, à déterminer le capitaine du poste à capituler.
Le capitaine refusait énergiquement. Un oiBcier d'état-
major passa rapidement et lui cria de se retirer avec ses
hommes. « Qu'on nous laisse nos armes ; à cette copdi^
tioD nous nous retirerons! » répliqua-t-il. Ln querelle
s'animait. Pendant ce temps des barricades s'étaient
élevées à Pentrée des rues environnantes. La plus
considérable était celle de la rue de Valois. Beau-
coup d'hommes d'action étaient arrivés. Il y avait là
MM. Caussidière, Albert, Lagrange, le major Poissât,
le capitaine Leserré, Boivin, Tisserandot, Jeanty-Sarre,
Fallet, Jouanne, Greinezer, Thomas, Fargin-Fayolle,
Pilhes, Lacolonge, Caussanel et un grand nombre d'au-
tres. Deux ou trois cents hommes, mal armés il est
vrai, étaient répandus sur la place et à l'entrée des rues
23^ SBGONDE lEâSPUètrOtB FHANÇAISB.
voilés. Derrilère ée pressBtietïl d^innttles colonnes qui
arrivaient de tous les côtés et ne servaient qu'à tasser
la foute et & p^silyser ses motr^ements. Ce spectacle
n*àffaiibKssait pas lé courage du lieutenant et du capi«
taine du poste. Ils résistaient aux medaces et aux priè-
res. Tout à coup une Vîve fûsillafde retëbtit de Tautre
côté de la place, d&nslà cour du Falais-Royal. Une cen-
tafine de soldats de ce 1 i« de Kgne, que fe massacre du
boulevard des Capucines vouait à l'exécration du peu-
ple, venaient d'être attaqués dans te palais confié à leu^
garde. La foule avait déjà envahi ^intérieur et tirait dés
fenêtres. Les soldats en désordre se répliaient sur le
poste duChâteau-d'Eau. Tout en battant en r^tVàite, ils
faisaient feu sur le palais. Le capitaine Leserré, frappé
d'une balle, tomba en criant : « Vive la République ! ^
La masse de personnesrépandue, sur la place et légrôupé
qui parlementait au pied du perron avec les officiersdu
poste, se crui*enf attaqués et se réfugièrent derrière lefe
barHcades.
La place resta vidé, jonchée seulement de quelque^
cadavres et de ces débris que laisse derrière elle
une fusillade inattendue. Le posté avait englouti les
fuyards. De ses Volets, percés de ifnéurtrières, on voyait
pointe^ des canons de fusil. Au premier étage les fenê-
tres moins bien protégées permettaient d'apercevoir un
instant Tenûemi lorsqu'il s'y présentait pour tirer sur le
peuple. En un moment, cette noire façade se trouva
criblée de mouclies blanéhes laissées par Feiupreiiite
des balles. Le combat était engagé.
C'est au milieu de cette tevriblé lutte qu'arrivèrent les
nouvelles de l'abdication apportées pai' lé généràl^ Gour-
gaud, par MM. B«u4in, Merrqaa, de Gûra^din. Elias
furent Fepoussées^v^e^indi^^tatkxiii. «Il est trop tardî
s'écriait-on, nous voulons la RépubUque ! » M. Lamo-
ricière, suivi de M. Trigaut de Ja CcMifr^ son aide de
camp, vint caracoler au milieu des £bûx croisé», iktk
lieu de Técouter on fit feu sw loi. La popularité de
son nom ne Teùt pas sauvée dand un p^eU moment.
Son cheval reçut un coup de fed et s'abattit. Pressé
par une foule qui le menaçait de mort, le général fut
blessé au bras d'on coup de baïonnette. Un eauon de
fusil s'appuya sur sa poitriyie; le fusil rata. C'en étail
sans doute fait de sa vie sans Tintervention de Charles
Lagrange qui le sauva. M. de Lamoricière blessé fut coqf
duit à l'ambulance du docteur Pellarin, rue de Cliartres.
Le vieux maréchal Gérard, vêtu en bourgeois et monté
sur le cheval du roi, fit aussi une tentative de concilia-
tion. H essaya de fendre la foule, tenant d'upe i^ain up^
rameau v«rt, de T autre l'acte d^^bdication. l»e papier
lui fut enlevé. On cria: « Vive le maréc^l Gérard! »
Et l'on ne voulut pas l'entendre.
Le bruit de la fusUlade couvjpait tput, d'ailleurs. Le
chant de la Marseillaise tonndài dans les rues voisines.
De nouvelles colonnes d'insurgés, arrivant de toutesr
parts, refoulaient les combattants sur la place et les ex-
posaient au feu du poste ; ne leur laissant d'autre resr
source que de combattre avec fureur. Ceux qui coq|-
battaient à l'abri des colonnades de fa cour du palais
étaient moins exposés. En voyant tout ce monde débor-
der aux angles de la place,^ les assiégés tei^èrent plu-
sieurs sorties, mais ils n'en firent pas une qui ne leur
coûtât quelques hommes. Ils durent reqyoncer à Tes-
240 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
poir de s'échapper ainsi , et se résigner à combattre
jusqu'à ce qu'il leur arrivât du secours. Mais ce secours
ne devait pas venir.
Tandis que les forces insurrectionnelles de la rive
droite se massaient dans les petites rues qui avoisinent
le Carrousel et les Tuileries, les guichets du bord de
Peau allaient bientôt livrer passage aux colonnes de la
rive gauche. Celle qui arriva la première était comman-
dée par M. Dunoyer, capitaine de chasseurs, 3« com-
pagnie, 4® bataillon de la 1 0« légion. Parti à sept heures
du matin du quai Voltaire, où il se sépara, avec sa com-
pagnie, du reste du bataillon, le capitaine Dunoyer alla
demander à la mairie du 10^ arrondissement les car-
touches que son commandant lui refusait. Il se dirigea
ensuite vers la prison de l'Abbaye tombée aux mains
du peuple et la préserva de la destruction. La compa-
gnie s'était grossie d'une masse d'insurgés et de quel-
ques élèves de TÉcole polytechnique. On manquait
d'armes. La caserne des sapeurs-pompiers de la rue du
Vieux- Colombier lui livre ses fusils. La colonne se
porte surlacaserne delà rue de Babylone qu'elle trouve
évacuée. Elle marche à la nouvelle prison militaire de la
rue du Cherche-Midi et la sauve de Fincendie.
Le capitaine Dunoyer commandait alors à environ
quinze cents hommes, armés de fusils, de haches, de
sabres.et de barres de fer. En parcourant les rues de
la Croix- Rouge, Dufour, deBussy et autres, ces forces
s'augmentèrent encore. La pensée lui vint de mar-
cher aux Tuileries. Il longe les rues Dauphine et
Contrescarpe, aborde le Pont-Neuf et le trouve occupé
par un régiment de dragons et un détachement de garde
LBS BANQUETS. 241
municipale à cheval. La colonne entonne la Marseillaise.
Les troupes imn)obiles regardent défiler l'insurrection
qui envahit le quai Malaquais. Deux incidents Tarrêtent
un instant. Dix gardes nationaux à cheval, secouant des
mouchoirs blancs, accourent au-devant de la colonne en
s'écriant : « N'avancez pas ; la réforme est accordée,
le roi abdique. » — « Nous avons été trop souvent trom-
pés, réplique Dunoyer; nous ne déposerons les armes
que quand Paris sera délivrédes troupes. AuxTuileries!»
Au pont des Saints-Pères, un général passe suivi de
son aide de camp. Quelques coups de feu retentissent.
L'officier supérieur disparait dans la rue des Saints-
Pères. Le volontaire Laurent saisit à la bride le cheval
de Taide de camp. Le chasseur Gatin conduit le pri-
sonnier à la 4 re division militaire, et Ton se met en mar-
che. « En avant ! » s'écrie Dunoyer en montrant le pont
des Saints-Pères, occupé par un détachement de ligne.
Six élèves de l'École polytechnique refusent de le suivre.
<K Le roi a abdiqué, tout est fini, » disent-ils. Cette dé-
fection entraine celle de presque toute la colonne, forte
alors de deux mille hommes. Il ne reste au capitaine
Dunoyer que cent cinquante braves disposés à tenter
la prise des Tuileries. On entonne la Marseillaise et la
colonne s'élance, tambours en tète, au pas accéléré.
La ligne se rephe sur le quai des Tuileries. A la gauche
du pont se tient le 57® de ligne, à droite le 7® de cuiras-
siers, deux pelotons gardent la tète du pont. Dunoyer
fait arrêter la colonne et s'avançant seul vers la troupe,
s'écrie : « Les trois légions de la rive gauche me suivent
avec tout le peuple en armes ! » Le colonel lève la
poignée de son sabre, les soldats mettent la cro3sc en
T. I. 16
242 SECO.NDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
Pair, la musique des régiments joue la Marseillaise. On
fraternise et des deux parts on échange les cris ordi-
naires.
Le capitaine Dunoyer s'élance sous le guichet de
rOrangerie, tandis qu'une portion de la colonne entre
par celui du Pont-Royal. Un détachement de chasseurs
d'Orléans leur envoie une décharge de la cour des Tui-
leries, où stationnent encore environ trois mille hom-
mes. La colonne fléchit. Dunoyer la ramène et Téparpille
en tirailleurs au bruit de la terrible fusillade du Ghâteau-
d'Ëau. Trois coups de canon chargés à blanc retentis-
sent. C'est le signal convenu depuis le matin pour la fuite
du roi ; le signal de la royauté en détresse. Il dut ré-
sonner dans le cœur de Louis-Philippe comme le timbre
qui sonne la dernière heure d'un condamné. Un homme
à cheval, en livrée rouge, débouche presqu'aussitôt de
la rue Saint-Thomas, et parait sur la place du Carrou-
sel. C'est le piqueur Hairon qui sort des écuries royales,
suivi des berlines de la cour. Deux voitures déjà sont
dans la rue. Tout à coup une trentaine d'insurgés dé-
busque de la rue de Rohan et fait feu. Le piqueur et son
cheval roulent dans la boue. Deux chevaux d'attelage
sont tués, deux autres blessés. La porte des écuries
déjà refermée est brisée par les insurgés, et le roi at-
tend vainement ses voitures. Un officier de la 5® légion,
M. Âubert Roche, suppliait pendant ce temps M. le duc
de Nemours d'éviter un inutile massacre en faisant re-
tirer les troupes.
Quand on vit au château l'inutilité des moyens de
conciliation, le roi dut songer à fuir. M. Crémieux était
revenu et pressait le départ, comme il avait pressé Fab-
LES BANQUETS. 243
dication. Quelqu'un alla donner l'ordre de faire avan-
cer les voitures. Il y en avait onze d'attelées depuis dix
heuresdu matin. Pendant ce temps, Louis-Philippe ôtait
son uniforme et ses plaques de roi. Il se débarrassa
également, aidé de la reine qui eût voulu pouvoir
en faire usage, de son inutile épée. Les mains de Marie-
Amélie tremblaient de colère et d'indignation. Elle jeta
un regard méfiant sur M. Crémieux, et attachant ses
yeux pleins de mépris sur M. Thiers, elle articula un de
ces mots cruels qui restent pour toujours dans le cœur
d'un homme comme le fer d'une flèche barbeléq:
a Vous avez été bien ingrat ! » M. Thiers reçut sans
mot dire cette vérité clouée aux pages indestructibles
de l'histoire. Qu'eût-il répondu? Quelques personnes
pleuraient dans la foule qui contemplait ce tableau d'une
grande et juste infortune. Devant le spectacle pathéti-
que des douleurs humaines, la pitié ne se souvient que
de l'homme et oublie le coupable.
On apprit au même instant qu'il ne fallait pas comp-
ter sur les voitures. Le seul parti à prendre était de se
rendre à pied par les Tuileries à la place de la Concorde
où devaient attendre deux petites voitures basses nom-
mées brougham et un cabriolet à deux roues restés dans
la cour des Tuileries pour le service des aides de camp.
Le duc de Nemours les envoya, par le quai, sur la place
delà Concorde. Louis-Philippe, ordinairement si précis
dans ses actes, était devenu soudain ce qu'on nomme
familièrement un vieillard tatillon. Il cherchait et de-
mandait mille objets inutiles. M. Crémieux répétait son
éternel a Hâtez-vous! »
Quand le roi fut prêt à partir, la duchesse d'Orléans
S!44 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
qui pleurait, se jeta dans ses bras : « Ne me laissez pas !
s'écria-t-elle. Que vais-je devenir? que puis-je faire,
sire, moi, faible femme, sans vos conseils î » — • Res-
tez, ma chère Hélène, répondit le roi, vous vous devez
à vos enfants et au pays. » Marie- Amélie lança un re-
gard hautain à sa bru , et ajouta sèchement : « Allez
à vos affaires, ma mie. »
Le roi passa son bras sous celui de la reine et les
deux vieillards sortirent pâles, courbés, de ce palais
où ils étaient entrés triomphants dix-sept ans aupara-
vant. La duchesse de Nemours et la princesse Clémen-
tine les accompagnaient. La duchesse de Montpensier,
dans un état de grossesse avancée, ne pouvait s'exposer
à un voyage précipité. Son mari croyait d'ailleurs à la
régence. En la laissant aux Tuileries, pour accompagner
le roi jusqu'au lieu de sa retraite, il n'imaginait pas
qu'elle pût courir le moindre danger. Un libéral, M. de
Lasteyrie, devait veiller sur elle; un médecin, le docteur
Pasquier, lui donner ses soins. Des personnes de la
suite portaient les six petits-fils du roi déchu. Un
groupe d^amis, parmi lesquels on distinguait MM. les gé-
néraux Dumas, Gourgaud, MM. Roger (du Nord),Mon-
talivet, Lavalette, le peintre Ary Scheffer et quelques
autres amis de la famille, formaient un dernier cortège au
monarque qui, croyant aller à Saint-Cloud, partait déjà
pourrexil.M. Grémieuxsuivait aussi. Le duc de Nemours
seul était resté dans la cour des Tuileries où il avait
spontanément repris le commandement. 11 faisait en ce
moment défiler les troupes par le quai, afin qu'elles pro-
tégeassent la fuite du roi. Le reste se retira par le jardin,
en passant sous le pavillon de l'Horloge.
LKS BANQUETS. 245
Arrivé au bas du grand escalier, dans le vestibule du
pavillon, Louis-Philippe tourna la tète et jeta un regard
vers le Carrousel que commençait à envahir la colonne
du capitaine Dunoyer. Cette vue augmenta son trouble.
<( Voici la garde nationale et le peuple ensemble, s'é-
cria-t-il; mes amis, je suis perdu. Partons! »
En sortant du vestibule, le roi et son cortège passèrent
dans le jardin entre deux rangs de gardes nationaux
envoyés là par le général Dumas. On traversa la grande
avenue. Au lieu d'attendre à la sortie du jardin, les
voitures stationnaient au pied de l'obélisque. Le roi jeta
sur la place un regard inquiet. L'aspect n'en était pas
rassurant. La multitude tourbillonnait autour du peu
de troupes qu'on y voyait encore. Elle afflua autour du
cortège qu'un petit nombre de gardes nationaux à cheval
s'efforçait de faire respecter. Ce court trajet fut un long
supplice. Des cris de mort, proférés contre le roi et
M. Guizot, s'élevaient parmi la foule. Eii approchant des
voitures, la reine, heurtée, faillit à tomber. Un jeune
homme voulut la retenir. Il fut bien mal récompensé
de son zèle. « Ne me touchez pas! » s'écria l'altière
Marie- Amélie. Elle plaça aussitôt dans la première voi-
ture deux enfants de la princesse Clémentine, le petit
prince de Cobourg et le duc d'Alençon, fils du duc de
Nemours. Elle monta ensuite et le roi après elle. Pendani
ce temps la duchesse de Nemours, ses deux enfants,
la fille de la princesse Clémentine et trois femmes delà
suite s'entassaient dans la seconde voiture. Le cabriolet
appartint au général Dumas , au duc de Montpensier
et à une dame de la reine. Trois autres personnes mon*
lèrent sur les sièges. La princesse Clémentine et son
246 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
époux parvinrent à gagner à pied le chemin de fer de
Versailles. Madame de Dolomieu et madame Ângelet,
dames de la reine, furent recueillies plus tard par une
voiture de blanchisseuse, qui les rencontra cheminant
en pleurant sur la route de Saint-Cloud.
Tandis qu'on montait en voiture, la foule était deve-
nue si menaçante que d'imprudents officiers du cortège
imploraient la pitié du peuple. «Hâtez-vous départir ! »
répétait M. Grémieux. Louis-Philippe éperdu se pencha à
la portière et dit : oc Mes amis, la France est à vous ! > Les
cochers fouettèrent leurs chevaux, et les voitures, sous
la protection de gardes nationaux à cheval, d'un esca-
dron de dragons et du général Regnault de Saint-Jean
d'Angely, partirent au galop. Quelques coups de fusil
retentirent. Deux hommes de l'escorte tombèrent. Le
général de Berthois tomba aussi de cheval et subit quel-
ques mauvais traitements : mais il échappa. M. le géné-
ral de Rumigny et le capitaine de Pauligne, officier
d'ordonnance, purent se joindre à l'escorte qui fut
bientôt hors de portée. Elle eut encore à repousser une
agression en face du pont des Invalides. Mais les che-
vaux lancés à bride abattue balayèrent aisément la
multitude. A la barrière de Passy, le poste daigna pré-
senter les armes. Ce fut le dernier honneur rendu dans
Paris à la monarchie en fuite.
Les événements qu'on vient de lire s'étaient passés en
moins de vingt minutes. Le combat du Ghâteau-d'Ëau
avait continué pendant ce temps et devenait de plus en
plus meurtrier. Les masses populaires qui arrivaient de
toutes parts pesaient sur les premiers venus, et les
exposaient au feu du redoutable poste. La générale re-
LES BANQUETS. 247
tentissait assourdissante, infatigable. Le chant de la
Marseillaise s'élevait comme un mugissement du fond
des rues où Ton voyait rouler des milliers de têtes. Au-
dessus de la foule, les baïonnettes et les sabres res-
semblaient à une blanche vapeur du matin. La fusillade
résonnait sans cesse. De longues volutes de fumée sul-
fureuse enveloppaient ce tableau et répandaient dans
Tair les émanations enivrantes de la poudre. Du haut des
fenêtres du Palais-Royal saccagé par une foule furieuse,
tombaient à chaque instant des meubles qui se broyaient
avec un grand bruit sur le pavé. Çà et là on mettait le
feu à ces débris. ,
Cet incident inspira peut-être la pensée d'incen-
dier le poste , et de clore ainsi un combat meurtrier.
La fureur ne recule devant aucun moyen. Le plus vio-
lent, le plus exterminateur est le meilleur pour elle.
Irrités de combattre à découvert contre des ennemis
à peu près invisibles, les insurgés poussèrent un cri de
rage : a 11 faut les brûler ! s> Aussitôt la multitude se
rue vers le poste, entassant au pied du perron des nion-
ceaux de meubles. Les balles pleuvent sur ces hardis
assiégeants. Rien ne les arrête. Et comme le feu tardait
à prendre, un zouave roula un tonneau d'esprit-de-vin
jusqu'au bûcher. Une fumée épaisse, tachée de flammes
rouges et bleues, s'éleva. Derrière cette muraille de feu
le poste apparaissait de temps en temps, teint de reflets
ardents. La fusillade se ralentit alors. Rientôt elle cessa
tout à fait. Gomme la charpente de T édifice s'écroulait,
plusieurs soldats cherchèrent une issue du côté de la
place. Quelques-uns furent immolés ; d'autres sauvés
par la multitude. On venait au même instant de forcer
2i8 SECONDE SiPUBLIQUE FRANÇAISE.
la porte des écuries royales. Les voitures bourrées
de foin furent traînées vers le poste et incendiées. Une
méprise singulière montra qu'au milieu de ces saturnales
insurrectionnelles le peuple conservait le sens politique.
DeuxYoilures restèrent intactes. On avait écrit à la craie
ces mots sur les panneaux : «Respect aux voitures des
ambassadeurs. 3» Ces voitures appartenaient en réalité
à M. le duc de Wurtemberg. Elles étaient ornées d'ar-
moiries étrangères. Aux lueurs fauves de l'incendie, la
canaille qui n'avait pas combattu se livrait dans l'in-
térieur du Palais-Royal au plaisir vertigineux de l'ico-
noclastie. À défaut d'hommes, ils tuaient des statues
et des tableaux; moissonnant d'ailleurs, selon le génie
du temps, plus de médiocrités que de chefs-d'œuvres.
D'autres, oubliant la liberté, l'égalité, la fraternité et les
utopies du bonheur, cherchaient tout cela au fond des
caves et trouvaient l'idéal, comme Panurge, dans les
fumées d'une gigantesque fête bachique, environnés de
fraîches ombres souterraines, au milieu de cent mille
bouteilles de vin.
Quand la pitié revint, le peuple éteignit l'incendie du
poste du Ghâteau-d'Eau. La place inondée ressembla
bientôt à un étang. On put alors pénétrer dans ces
ruines noires et fumantes. On trouva vingt-neuf soldats
à peu près carbonisés. Quelques autres râlaient à demi
brûlés, ou atteints par des balles. Le reste avait pu s'é-
chapper par une porte de derrière. Partout où passaient
les morts ou les blessés le peuple se découvrait.
Le passage pour aller aux Tuileries était libre. Les
cohortes populaires débouchèrent sur le Carrousel ,
comme une mer qui crève ses digues. Mais la colonne
LES BAKQUBTS. S 49
du capitaine Dunoyer n'avait pas attendu la fin du
combat du Château-d'Eau pour pénétrer dans les Tui-
leries. Repoussée d'abord, elle s'était promptement re-
formée. Tandis que les troupes défilent par le guichet
du Pont-Royal, le capitaine Dunoyer ordonne aux
tambours Pagnier et Sauvineau de battre la charge et
marche vers l'état-major. La plupart des troupes
avaient quitté la cour des Tuileries. Il restait seulement
quelques compagnies du 52® de ligne. Des gardes na-
tionaux des 4«, 5e et G© légions étaient rangés en bataille
le long de la grille près du guichet de l'Échelle. Du-
noyer se déploie au cri de : « Vive la réforme ! » dans la
cour des Tuileries. Tandis qu'il parlemente avec un
chef de bataillon, le valet de chambre du comte de Pa-
ris lui offre une voiture de la cour en l'engageant à se
rendre à la Chambre des députés, afin de protéger le
retour de la duchesse d'Orléans. H repousse ce mal-
adroit corrupteur et s'élance, vers le pavillon de l'Hor-
loge, au cri de : «Vive la République ! » La ligne et la
garde nationale regardent en silence la colonne insur-
rectionnelle entrer dans les Tuileries. Elle ne ren-
contre d'autre obstacle que le colonel Rilfeld qui
donne des marques du plus violent désespoir. Plus
loin, c'est le général Carbonnel qui passe enveloppé
dans son caban ; puis un valet qui nettoie philosophi-
quement un verre de lampe, avec cette certitude inté-
rieure qu'il ne manquera jamais de maîtres.
La duchesse d'Orléans venait de quitter le château.
Abandonnée, après le départ du roi, des gens qui n'es-
péraient plus rien, elle demeura environnée d'un fai-
ble groupe de personnes attachées au château :
250 SECONDE BiPUBLIQUE FBANÇAI8E.
MM. Gourgauâ,de Montguyon» Villaumez, de Bois->>Mi-
Ion et d'ËlchiDgen. On entendait gronder Témeute.
La future régente eut peur au milieu de ce palais dé-
sert. Son tempérament n'était pas à la hauteur de ses
vues. La nature faiblissait en elle. Ce nom de Marie-
Thérèse, murmuré à son oreille une heure auparavant
par quelque langue dorée, dut lui paraître alors une
amère dérision. Un regard aux fenêtres lui permit de
voir le Carrousel envahi.
En ce moment, M. Dupin entra, plusieurs députés
raccompagnaient. Quelques paroles rapides, fiévreuses,
furent échangées. Malgré l'inquiétude de H. Dupin, il
était aisé de voir briller, à travers les coutures de ce
visage de paysan madré, une vive lueur.d' espérance. Il
croyait à la régence. Le bon sens et la finesse de cet
homme étaient en défaut. Les juristes manquent de
sagacité en temps de révolution. Ils accordent beaucoup
trop d'importance aux moyens légaux et à Tintervention
des corps constitués. « Il faut aller à la Chambre, » dit
M. Dupin. — <t J'irai, répliqua la faible duchesse, j'ap-
partiens à la France et à mes enfants. > On descendit. Le
duc de Nemours, encore à cheval, attendait en bas sa
belle-sœur. Il se joignit au petit cortège qui traversa si-
lencieusement te jardin. Le valet de chambre des enfants,
Hubert, suivait un aide de camp qui portait le petit duc
de Chartres. La pauvre duchesse traînait parla main le
frêle enfant que l'abdication de son grand-père faisait
roi pour quelques heures. A la grille du Pont-Tournant,
on ne trouva ni M. Thiers, ni M. Barrot qu'on devait y
rencontrer. Il fallut hâter le pas et gagner la Chambre
sanseux. En traversautle pont de la Révolution, le petit
LES BANQUETS. 251
comte marcha sur les cordons de ses souliers ei tomba.
Gela ne fait-il pas honte à penser que, la fortune aidant,
ces deux chétives créatures, la veuve éplorée et trem-
blante et son pâle nourrisson, auraient pu se trouver à
la tête d'un peuple de trente-cinq millions d'âmes,
puissant par la triple force de la plume, de la baïon-
nette et de Toutil ?
La prise des Tuileries était consommée. En entrant
dans la salle du Trône, le capitaine Dunoyereut la sa-
tisfaction de s'asseoir sur le royal fauteuil. Un républi-
cain qui s'assied sur un trône, se délasse en un instant
de trois jours de combat. Les autres gardes nationaux
vinrent à tour de rôle s'y asseoir, chacun tenant à sa-
voir comme l'on s'y trouvait. On arracha un des dra-
peaux du dais, et le cri de : « Vive la République ! » fit
vibrer les vitres. Presque aussitôt un oflScier de la 5«lé-
gion, fendant la foule, monta sur les marches du
trône et prononça une allocution en faveur de Louis-
Napoléon Bonaparte. On l'interrompit, ne se doutant
guère qu'on venait d'entendre un prophète. Assisté
du chasseur Cochet, le capitaine Dunoyer grava, de la
pointe de son sabre, sur le bois du trône, la formule
du sphinx démocratique : liberté, égalité, fraternité.
Un coup de théâtre termina cet épisode de la prise des
Tuileries. La porte d'une salle voisine s'ouvrit brus-
quement et démasqua trois cent soixante-quatre gar-
des municipaux, rangés en bataille, le fusil à l'épaule 9
et pouvant brûler chacun quarante et une cartouches.
Fort heureusement, on parlementa ; et la réconciliation
eut lieu au cri unanime de : « A bas Guizot ! » —
« Maintenant, camarades ,s' écria Dunoyer, à la Cliam-
^252 SECONDE RiPUBLIQUE FEANÇAISB.
bre et pas de régence !» — « Pas de régence, répondit-
on, Vive la République! » Quelques chasseurs firent
évader les gardes municipaux. Le citoyen Lacombe
se chargea du maréchal des logis qui commandait le
détachement et le conduisit rue des Boucheries, à son
propre domicile. Le reste de la colonne, rallié au dra-
peau, partit pour la Chambre.
Un instant après, la multitude se précipitait de tous
côtés dans le château qui fut mis à sac avec une furie
bien inquiétante pour les pasteurs de peuples qui croient
à la toute-puissance et à Téternité du sceptre.
Une foule déguenillée, boueuse, sanglante avait en-
vahi ces vastes et silencieux appartements, troublés à
peine la veille par le pied léger d'un courtisan ou la
sandale d'une princesse. De toutes parts éclataient des
coups de fusil. On brisait tout à la fois. Ce n'est pas
seulement le plaisir de la destruction qui anime le peu-
ple en pareil cas. Une petite part de calcul se mêle à
l'ivresse de l'ouvrier. Créateur de toutes ces merveilles
de Tindustrie, il songe qu'en les détruisant il se crée du
travail dans Tavenir. Trop peu éclairé pour entrevoir
les conséquences de ce faux raisonnement, il ne voit
pas que la destruction d'un capital ne saurait jamais
être une source de richesse.
Le peuple passait sur ce palais comme le fléau de
Dieu, marquant chacun de ses pas par la destruction.
Quelques observateurs erraient au milieu de cette foule.
Un romancier, M. de Balzac, s'y promena quelques ins-
tants. Des légitimistes vinrent s'y donner le plaisir de
contempler les ruines delà monarchie de juillet. M. de
Girardin, qui se trompait sur la situation et renonçait
LES BANQUETS. SS3
difficilement à Tidée dont il avait été le promoteur,
écrivait d'inutiles bulletins de Régence. Mais, voyant
grossir la foule et croître le délire des vainqueurs, il
suivit àla Chambre une colonne commandée par M. Du-
moulin.
Il n'y eut bientôt plus de place que pour ta baccha-
nale. Quand on eut fusillé tous les portraits du roi,
mutilé les bustes des maréchaux Soult et Bugeaud dé-
clarés traîtres à la patrie; quand on eût incendié et lancé
par les fenêtres des torrents de papiers ; lorsqu'il ne
resta plus un lustre, une glace, un objet d'art, ou meu-
ble quelconque à briser , la gaité parisienne reprit le
dessus. Des flots de vin inondèrent les caves. On but
à même les tonneaux. Sur les balcons, des hommes re-
vêtus des robes des princesses, dansèrent des danses
désordonnées. On respectait pendant ce temps le trésor
et les diamants de la Couronne. M. de Yertbois, le tré-
sorier, put le lendemain, assisté de quelques gardes
nationaux, les mettre aisément en sûreté. Le peuple
poussa généralement la probité jusqu'au fanatisme.
Une fille de joie, en bonnet rouge, représentant sans
doute la déesse République, se tenait debout, appuyée
sur une pique, dans l'immobilité d'une statue. On dé-
posait à ses pieds les objets qu'on forçait de restituer.
Dans la tour de l'Horloge, on voyait sous le vestibule un
cadavre affaissé dans une mare de sang. Au-dessus de
ce corps à peine refroidi on avait écrit cette courte et
expéditive sentence : « Mort aux voleurs! » Il y a au
fond de tout cela, en même temps qu'une vanité féroce,
un bien grand amour de la propriété. Le trône fut
brûlé le jour même à la Bastille. Pendant plusieurs
251 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
heures, Paris assista à un poëme macaronique en action .
Des bandes d'insurgés, sortant des Tuileries, traversè-
rent les quartiers élégants traînant d'étranges trophées,
des débris de toute nature. Le soir il y eut illumination
de lampions, commandée parle peuple, aux frais des
bourgeois et Ton chanta dans les carrefours des couplets
improvisés, tout pleins d'images grotesques, sanglan-
tes, vineuses et guerrières.
Les Parques avaient filé de leur plus rude chanvre
les dernières heures de la monarchie de juillet. Elle
allait venir, celte réforme tant demandée ; elle allait
venir sous l'aspect de bête changeante, de chimère
au sein de femme, à queue d'aspic, le suffrage univer-
sel, le dieu qui avale tout.
*En même temps, la France allait pour la seconde
fois tenter l'essai de la République. Voyons au milieu
de quelles circonstances devait renaître cette grande
forme gouvernementale, la plus sublime et la plus abs-
traite des conceptions pohtiques qu'ait imaginées le
génie humain.
CHAPITRE VI.
Le goaTeruement provisoire se forme dans les bureaux de journaux. — La
seconde République française natt de la presse. — L*hôtel Bullion. — For-
mation des listes au National et à la Réforme, — Rivalités des deux jour-
naux. — Tentatives de conciliation faites par MM. Louis Blanc, Félix Pyat,
Etienne Arago et Martin (de Strasbourg). — Partage du pouvoir. —
M. Odilon Barrot est rayé des listes. — Nomination de M. Albert. — Si-
gnification réelle de cette nomination. — Le peuple marche vers la Chambre
des députés. — La Chambre des pairs oubliée. — Intrigues dans les bu-
reaux. — MM. Emmanuel Arago , Odilon Barrot , de Lamartine. — Épou-
vante de M. Thiers. — Inquiétudes des députés. — Séance du 24 février.
— MM. Lafitte et Cambacérès proposent la permanence. — Suspension. -^
Entrée de la duchesse d*0rléans, de ses enfants et du duc de Nemours.
— M. Dupin. — Acclamations des centres en faveur de la régence. — - Pre-
mier envahissement de la Chambre. — La duchesse d*Orléans va s'asseoir
sur un des bancs du centre gauche. — M. Marie. — M. de Genoude réclame
rappel au peuple. — M. Crémieux. — M, Odilon Barrot. — Raillerie de
M. de Larochejaquelein. — Seconde invasion , la colonne Dunoyer. — Pro-
testation de M. Ledru-Roliin contre la Régence. — Hésitations de M. de
Lamartine. — Troisième envahissement. — M. Sauzet chassé du fauteuil.
— Fuite des députés. — La duchesse d'Orléans s'échappe par les jardins. —
Elle est séparée de ses enfants. — Le comte de Paris ramené à sa mère.
— Le duc de Chartres ramassé par un huissier. — Le duc de Nemours fuit
sous un déguisement. — M. Dupont (de l'Eure) an fauteuil. — Lecture
d'une liste de membres du gouvernement provisoire. — Départ pour l'Hôtel
de Ville.
Lorsqu'un jour nos descendants, compulsant les san-
glantes annales de ce siècle civilisé, apprendront que la
seconde République française sortit de Tofficine de deux
gazettes, ils ne manqueront pas de se faire de nos
mœurs une idée bien différente de celle que nous nous
s 56 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
en formons. lis se représenteront le journaliste comme
unprêtreou unapôtre. lisse diront: ce peuple de trente-
cinq millions d'hommes était plein de foi, de confiance
et d'humilité. Sur la parole de quelques hommes de
lettres il passait de monarchie en république. Il acceptait
pour pasteurs ceux qui, les premiers, se donnaient à lui
comme tels.
La réalité est que le gouvernement provisoire sortit
des bureaux de journaux. La grande scène de la Cham-
bre des députés ne fut que la répétition générale d'un
imbroglio exécuté ailleurs.
Le gouvernement provisoire restera une puissance
issue de la presse. La seconde République française est
née de l'encrier des feuiilistes ; type éternel de la beauté
gouvernementale, gâté par les circonstances mesquines
desonéclosion.
Considéré de haut, on verra dans ce fait une dernière
conséquence des principes de la Constituante. Le libé-
ralisme eut encore cet extrême et fugitif triomphe d'in-
stituer le gouvernement sous lequel il ne saurait du reste
longtemps vivre à l'aise. La presse est fille du libéra-
lisme, et elleafait la seconde République française. Mais
la République est le gouvernement de la discipline, de
l'obéissance à la raison sociale. En s'affermissant, elle
n'eût pas longtemps toléré les excès de sa mère.
Dans cette rue Jean-Jacques Rousseau jetée en-
tre le Palais-Royal, les halles et le quartier Montmartre,
il existe une petite maison nommée l'hôtel Bullion. La
maison est vieille, sombre, étroite. Le jour qui pénètre
entre les hauts étages de cette rue, l'éclairé d'une lu-
mière sale, douteuse. Là, vivait la it^/brme ; là , fut en
(SOUVBRNBMBNT PROYISOIRB. 257
réalité le berceau disputé de la République. Le National
inclinait intérieurement vers la Régence. Cette feuille
en eût aisément pris le bel air et les mœurs, s'il est per-
mis de supposer que la Régence ait une tradition.
N'est-ce pas un fait étrange et tout à fait conforme
au génie des temps modernes que la République, dont
le seul nom envoie à Tesprit toutes les splendenrsde la
gloire, de Pabondance et de la justice» soit sortie d'un
bouge qu'environnent des boues éternelles? El quels
hommes proclamèrent ce grand nom qui fait songer
aux plus beaux souvenirs de l'histoire : Athènes, Rome,
Venise et Florence? Cinq ou six journalistes et une
trentaine d'artisans illettrés que l'organisation des so-
ciétés secrètes groupait autour de la feuille républi-
caine. Une ou deux centaines de prolétaires armés de
fusils, les uns ivres de poudre, les autres de vin, se
pressaient dans l'étroite cour du journal. Ils représen-
taient en cet instant la vaste multitude, les trente-cinq
millions d'habitants répandus sur le sein de la mère
patrie.
Il ne faut point sourire ici, ni de pitié, ni de hai-
neux mépris. Le petit nombre de ces hommes, l'hu-
milité de leur condition, le peu de culture de leur es-
prit, attestent au contraire la grandeur de l'idée, la
puissance incalculable de la foi. On sait d'où sortit
la religion catholique. La crèche du sans-culotte
Jésus n'était pas parfumée de roses. Le pauvre logis
(le la Réforme pouvait donc receler un grand symbole.
Cène furent ni Tartisan, ni Tinsurgé taché de sang, ni
même le délire du truand aviné qui amoindrirent, dès
son origine, cette pâle et souffrante ligure de la se-
T. 1. il
SlôS SBGONDB RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
conde République française. C'est le dépècement du
pouvoir livré aux mains d'une poignée de scribes et de
rétheurs, parmi lesquels il ne se trouva pas un seul
homme capable de rassembler dans sa main nerveuse les
courroies qui attellent un peuple à l'idée qu'il en-
traine.
Les Tuileries prises, le roi parti, la Réforme et le Na-
tional sentirent la nécessité d'un rapprochement immé-
diat. Il n'y avait pas une minute à perdre en vaines que*
relies. La Chambre pouvait se remettre de sa stupeur.
Le peuple lui-même n'attendrait pas longtemps qu'on
lui offrît un gouvernement. Ce qu'il a de plus pressé, est
d'en constituer un aussitôt qu'il a renversé l'ancien ;
nul n'ayant plus d'horreur et de crainte que lui de l'a-
narchie. Les haines étaient vives entre ces deux jour-
naux. La compétition du pouvoir ne semblait pas de
nature à les ramener à des sentiments de conciliation.
De part et d'autre on avait formé un comité en per-
manence. Depuis plusieurs heures, ces deux comités
rivaux recrutaient les notabilités de leur faction. Au
National se tenaient MM. Emmanuel Arago, Marrast,
Martin (de Strasbourg), Sarrans, Dornès,Recurt, Vau-
labelle, etc. A la Réforme MM. Beaune, Flocon, Gervais
(de Caen), Cahaigne, et vingt autres discutaient sans
arrivera une conclusion. Les premiers rayonnaient au
dehors au moyen de délégués et de gardes nationaux.
Les seconds se servaient de leurs sections et de leurs
sociétés secrètes.
On s'imaginera aisément combien la nouvelle de l'ab-
dication du roi avait dû porter d'ardeur dans l'imagi-
nation de ces deux groupes. L'instinct politique, au-
GOUVERNEMENT PROVISOIRE. 259
quel se mêlent beaucoup de passions bonnes et mau-
vaises, poussait les deux factions vers la même idée :
profiter d'un court instant d'interrègne pour former
un gouvernement de leur choix. L'heure était venue
après tant d'inutiles conspirations, tant de manœuvres
impuissantes, tant d'encre et de sang versés.
Des deux parts^ on dressait des listes de gouverne-
ment provisoire. Hais si l'on parvenait à se rencontrer
sur quelques illustrations qu'un mérite spécial et qu'une
gloire extra-poUlique plaçaient dans une sorte de neu-
tratité ; il n'en était pas ainsi des autres. On acceptait
M. Lamartine comme poète, M. Arago comme astro-
nome, M. Dupont (de l'Eure) comme honnête homme
et comme octogénaire. Hais H. Harrast ne voulait pas
entendre parler de H. Ledru-Rollin. H. Flocon avait
H. Garnier-Pagès en horreur, et H. Harie frémissait à
l'idée de partager le pouvoir avec le communiste Louis
Blanc.
Quelques hommes d'un esprit conciliant, HH. Etienne
Arago, Félix Pyat et surtout Hartin (de Strasbourg), se
donnèrent beaucoup de peine pour amener les deux
factions à s'accorder sur une liste commune. H. Louis
Blanc s'y employa lui-même avec énergie. Sa petite taille
lui donnait un grand avantage dans ces tumultueux con-
ciliabules, parce qu^elle lui permettait de monter sur
les tables et d'y haranguer plus aisément qu'un ora-
teur mêlé à la foule.
L'impossibilité de s'entendre amena purement et sim-
plement un partage du pouvoir. Ce fut une conclusion
fatale, inévitable. Il en résulta plus tard dans le gou-
vernement provisoire un manque d'homogénéité, qui
260 flCONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
devint pour la secoode République la source de tant
de maux. La patrie en saigne encore et les larmes en
couleront longtemps !
Des deux côtés, la liste se forma donc. Chacune des
deux factions y assurait sa place. Cela ressemblait in-
finiment plus aux préliminaires d'un combat, qu'à un
traité d'amour et de paix. La Réforme et le National
avaient plutôt Tair do deux adversaires qui se partagent
le terrain et le soleil, que de deux pensées qui s'unis-
sentdansunecommunepolitique pour travailler au bon-
heur du peuple.
Cette double scène prit dans les bureaux de la Ré-
forme un caractère sombre et passionné, auquel les
circonstances ajoutaient mille détails de mise en scène.
Une quarantaine d'hommes, noirs de poudre pour la
plupart, quelques-uns tachés de sang, se tenaient de-
bout, appuyés sur leurs fusils, autour de la table de ré-
daction. M. Flocon, en uniforme de garde national,
présidait. On remarquait dans celle réunion MM. Louis
Blanc, vêtu aussi en garde national, Beaune, Thoré,
Etienne Ârago, Cahaigne, Sobrier, Albert, Fargin-
Fayolle, etc. La séance s'ouvrit par la lecture d'une
liste que le National s'était empressé de lancer dans
Paris en apprenant la fuite du roi. Cette liste se compo-
sait de MM. Marast, Marie, Garnier Pages, Recurt,
François Arago, Lamartine, Ledru-Rollin/Louis Blanc
et Odilon Barrot.
Quand le nom de M. Odilon Barrot sortit des lèvres
de M. Flocon, il est aisé de comprendre qu'il fut mal ac-
cueilli. M. Odilon avait commis de grandes fautes, mais
nul ne but plus profondément qne lui le calice d'expia-
i
GOUVERNEMENT PROVISOIRE. S()1
tion. La révolution se montra implacable envers ce
royaliste fourvoyé. Après avoir toléré MM. Marie, Cré-
mieux et Garnier Pages, dont il est au moins permis de
suspecter le républicanisme, n'y avait-il point quelque
partialité à en exclure M. Odilon Barrot? Son nom fut
rayé de la liste. Cet agitateur recevait au déclin de sa
carrière la plusrude leçonqui puisse frapper un homme
politique.
On parvint enfin à s'entendre sur une liste ainsi con-
çue : « Dupont (de TEure), François Arago, Ledru-
Rollin, Flocon, Marie, Armand Marrast, Crémieux,
Garnier Pages, Lamartine, Louis Blanc. » Ce dernier
alla aussitôt lire la liste à la foule de combattants qui
se pressaient dans la cour de l'hôtel. De rauques accla-
mations Taccueillirent. Pourquoi applaudissaient-ils?
Sans doute parce qu'applaudir est un besoin des mas-
ses^ un prurit qui se déclare à la paume des mains de
riiomme-multitude aussitôt qu'un homme-individu se
place en face de lui et parle. Cette liste éclectique ne
méritait certainement pas l'approbation du peuple. La
science, le talent et la vertu s'y trouvaient réunis. Il y
manquait Tunité. L'impéritie gouvernementale devait
résulter de cette impuissante mixture de noms si di-
versement nuancés. Cela ressemblait trop à un dépè-
ment du pouvoir par des ambitions secondaires. On ne
sentait là personne qui eût le nerf d'un Cromwel ou
d'un Robespierre, qui dût absorber les individualités
inférieures et imprimer au gouvernement de la Répu-
blique une forte impulsion.
Les combattants pressés dans la cour eurent peut-
être une vague perception de ce partage de la proie
26;^ SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
gouvernementale, car la pensée de s'en attribuer une
part leur vint à l'esprit. Il fallait pour cela qu^un des
leurs fût pronf)u au rang des futurs dictateurs. La lec-
ture de la liste était à peine achevée qu'un nom volait
de bouche en bouche : «Albert! Albert!» s'écriait-
on. Lorsque ce nom arriva dans la salle de la rédac-
tion, où se trouvaient de nombreux ouvriers, le cri de
c Vive Albert ! » retentit et consacra sa nomination.
Un ouvrier allait prendre place au gouvernement d'une
des premières nations du monde.
M. Albert était-il donc un de ces génies inconnus que
les révolutions font soudain sortir delà foule? En au-
cune façon. Ouvrier mécanicien, appartenant d'ail-
leurs à une famille aisée, M. Albert ne se distinguait
par aucune de ces hautes et rares qualités qui dési-
gnent un homme aux fonctions gouvernementales. Sa
notoriété ne s'étendait pas au delà des régions dans
lesquelles s'écoulait sa vie. Depuis longtemps affilié aux
sociétés secrètes, il avait pris part, dans les derniers
temps du règne de Louis-Philippe, à la direction des
Saisons. Hâtons-nous d'ajouter que M. Albert était es-
timé de tous à cause de la pureté de son caractère, de
sa bravoure, de son dévouement à la cause républi-
caine. Il faut que ces nobles qualités aient été bien in-
contestables chez lui pour qu'aucun des agents secrets
qui ont infecté la presse de dégoûtantes calomnies n'ait
osé touchera cette simple et honnête figure.
Il est à regretter, au point de vue démocratique,
que M. Albert n'ait pas été doué de facultés éminentes.
Il eût donné à sa nomination une portée considérable
qu'elle n'avait pas en réalité. Examinée de bonne foi,
GOUVERNEMENT PROTISOIRB. 263
la nomination de M. Albert au gouvernement provisoire
de la République française atteste bien plutôt la puis-
sance des sociétés secrètes, que la volonté déterminée
chez le peuple de se gouverner lui-même et d'arriver
à une répartition plus rigoureuse, plus exacte de Tauto-
rité. L'ouvrier des sociétés secrètes est un homme dé*
classé. Il n'appartient plus en réalité au travail ; il ap-
partient à la politique. La nomination de M. Albert, dans
la cour et dans les bureaux de la Réforme^ par une foule
d'hommes auxquels il avait commandé dans les sections,
n'a pas d'autre sens que l'hommage rendu à un bon
chef par ses soldats. Pour que cette élection eût pris
le caractère que les hommes du parti avancé cherchè-
rent à lui donner, il eût fallu, au lieu de M. Albert, voir
surgir quelque ouvrier connu de tous, désigné parTac-
clamation générale des légions du travail, ou plutôt
par une sorte de sentiment public. 11 n'en existait pas
de tel.
Lanomiaationde M. Albert eut donc plutôt Tair d'une
flatterie à l'adresse du peuple , qu'un fait de la volonté
du peuple lui-même. Que ce soit là un signe consi-
dérable dans rhistoire d'une nation , quoiqu'il soit
permis d'en relever l'importance, on ne saurait sans
exagération lui donner un caractère de réforme sociale.
Après tant de sottises perpétrées au soleil, quiconque
a conservé des convictions démocratiques, est sommé,
sous peine de mort éternelle, de déposer la dernière de
ses illusions. M. Albert justifia d'ailleurs les réserves
que l'histoire enregistre aujourd'hui par une inaction
et un effacement absolus. Paris se demanda longtemps
quel était cet Albert, ouvrier, en qui l'humble artisan et
le penseur fondaient une secrète espérance. LWti-
San se disait que les bienfaits du pouvoir allaient descen-
dre, sous forme de lois généreuses, jusque dans son
humble logis. Le penseur entrevoyait déjà Taurore
d'une grande évolution de l'esprit humain, le dernier
cadre des classifications rompu, la naissance d'une so-
ciété en participation collective, que sais-je? la vertu, le
mérite personnel, débarrassés de toute entrave et deve-
nant la vraie, l'unique distinction entre les hommes.
Quelque disciple d'Emerson y vit peut-êlre l'aurore
du gouvernement des héros. Le nom de M. Albert a été
un grand leurre.
La liste ainsi couronnée par un hommage rendu au
peuple devenait inattaquable. Le National l'accepta.
Le temps pressait d'ailleurs. En révolution les minutes
valent des années pour l'avancement des gens pressés.
La distribution des hautes fonctions commençait déjà.
Un homme de stature gigantesque, coiffé d'une cas-
quette, et portant à la ceintuie un bout de cordeau
rouge auquel pendait un grand sabre de cavalerie du
temps de l'Empire , fut nommé préfet de police.
C'était M. Marc Caussidière qui arriva tardivement à
la Réforme^ encore échauffé de l'affaire du Château-
d'Eau et d'une promenade dans les appartements des
Tuileries. On adjoignit à M. Caussidière, M. Sobrier
qui leva ainsi les répugnances que M. Caussidière
témoignait pour une fonction aussi pénible et aussi
délicate. M. Etienne Arago fut nommé à la direction
des Postes.
Pendant ce temps une sorte de course au clocher,
dont la Chambre des députés était le but, avait com-
mencé de tous les centres politiques de Paris. Les
ambitions vont vite comme la mort.
Le moins hâtif fut peut-être M. Odilon Barrot, qui
vint en fiacre accompagné de MM. Garnier Pages, Aba-
lucciet Degouves-Denuncque. M. Pagnerre était sur le
iiiége à côté du cocher. Une petite horde de gamins de
Paris tourbillonnait autour du fiacre en poussant des
cris réformistes qui n'étaient plus de saison.
Le général Bedeau occupait encore avec ses troupes
la place de la Concorde et la tète du pont de la Cham-
bre des députés ; sa situation était très-fausse. Le roi
parti, de qui devait- il recevoir des ordres? nul d'ailleurs
n'avait qualité pour lui en donner. Le président de la
Chambre des députés eût peut-être pu le faire. Mais
un homme du caractère de M. Sauzet n'était pas capa-
ble d'assumer une responsabilité quelconque en temps
de révolution. En faisant rigoureusement garder les
abords de la Chambre, peut-être eût-il donné le temps
à la Régence de revêtir le sceau de la légalité. La garde
nationale se fût peut-être ravisée alors. Entre la Répu-
blique et la monarchie constitutionnelle, elle eût peut-
être compris de quel côté penchaient ses intérêts. L'ar-
mée se ralliant, une lultepouvait encore s'engager, lutte
peu douteuse, il, est vrai ; mais elle eût laissé dansl'a-
venir au jeune comte de Paris une sorte de droit de
revendication dont il ne saurait désormais se targuer.
Ne recevant d'ordres de personne, legénéral Bedeau
laissa d'abord passer quelques notabilités démocrati-
ques. La foule vint ensuite. La Chambre fut bientôt en-
vahie.
C'est au Palais-Bourbon que se concentrèrent les
§166 8EG0NDR RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
derniers efiforts de la monarchie vaincue et de la Répu-
blique naissante.
Quant à la Chambre des pairs, on l'oublia. Ne rece-
vant d'avis ni du château, ni de la Chambre des députés
elle dut se dissoudre elle-même. Son impuissance, son
inutilité, le dédain dans lequel la tenaient le peuple et
le pouvoir, éclatent dans ce fait. Il y a des époques où
les institutions sont tout à coup réduites à ce qu'elles
valent. C'est Tévénement qui les juge. Que de gens
avaient commis les plus honteuses bassesses pour de-
venir pairs de France ! que de luttes le pouvoir avait
jadis dû soutenir pour créer à la monarchie un rempart
qui s'écroulait sans que la révolution daignât même y
toucher !
A la Chambre des députés il y eut du moins un sem-
blant de lutte. Pour dissoudre cette consulte de cen-
sitaires, il fallut que le peuple fît résonner sur les dal-
les la crosse d'un fusil. Les députés du centre, si
insolents quelques jours auparavant dans la discussion
de l'Adresse, promenaient des couloirs à l'hémicycle,
de l'hémicycle à la salle des Pas-Perdus, leur visage
blême et effaré. Mais un observateur désintéressé n'eût
pas été moins frappé de l'attitude de l'opposition. La
plupart de ces orateurs qui, peu de jours auparavant,
promenaient en roulantes périodes Fa menace d'un
orage révolutionnaire, semblaient craindre les premiers
d'être frappés de la foudre. Ces graves personnages
ressemblaient à une troupe d'enfants qui, par impru-
dence, ayant mis en mouvement quelque terrible ma-
chine, ne savent plus comment l'arrêter.
Les bruits les plus absurdes, les plus faux circulaient
GOUVERNEMENT PR0YI801HB. 267
dans celte foule de législateurs que les lointaines déto-
nations de la mousqueterie troublaient dans leur paisi-
ble palais. Il ne manquait pas là de chefs populaires ;
mais ils savaient peu de chose de la bataille. Le bruit
de la fuite et de l'abdication du roi n'était pas encore
avéré. Il est si dangereux de se tromper en de telles
circonstances et sur de si délicates matières, qu'avant de
croire on hésitait. A leur figure animée, mais beau-
coup moins perplexe , on reconnaissait les personnes
étrangères à la Chambre qui s'introduisaient peu à peu
dans le palais. Celles-là intriguaient et se donnaient
beaucoup de mouvement ; on intriguait pour la Répu-
blique, pour la Régence et pour quelque impossible
combinaison.
Les groupes jetaient de soudains dévolus sur la con-
science de telle ou telle notabilité politique. L'embau-
chage des célébrités commençait. Quelques heures plus
lard, les plus étonnantes transactions se fussent révélées
au grand jour. Qu'eût-on dit de voir Y Union Monarchi--
que ïncYiner vers la Régence, et le National vers la mo-
narchie ? M. Emmanuel Arago fit subir à M. Odilon
Barrot, qui revenait de paperasser au ministère de Tln-
térieur, la tentation de la Répubhque. Il refusa. Tout
ce monde croyait à la régence de la duchesse d'Orléans
comme à une ressource facile et immanquable. M. de
Lamartine fut endoctriné par un groupe républicain ; il
ne savait pas leurs noms. Ces noms n'étaient pas montés
jusqu'aux spirales bleues de son empyrée. Il les écouta
parler : quand ils eurent dit, le poète mit sa tète dans
ses deux mains. Et de Taveu même que sa plume en a
tracé depuis, il se trouva que le royaliste Lamartine,
268 SECONDE RÉPIBLIQIË FRANÇAISE.
lorsqu'il prit la parole, était plus républicain que les
républicains. Voilà par quels hommes la République
française a été gouvernée. En vérité, qui (Ior)c aujour-
d'hui s'étonnerait de sa chute ?
Il eût été doux à l'histoire d'atténuer lès fautes d'un
homme sans mauvaise volonté. A défaut du politique,
il restait en M. de Lamartine le poète et l'orateur ; au-
cun panégyrique n'est possible aujourd'hui. Un jour
de folle ivresse, ce personnage a livré à la foule le vice
secret de son âme. Éperdu d'adoration pour lui-même,
il n'a pas seulement laissé au dessinateur la faculté d'en-*
noblir d'un coup de crayon complaisant les lignes de
son visage. Sous le prétexte de relracer les événements
de la révolution de 1848, M. de Lamartine s'est livré
à un éloge effréné de lui-même. Accoudé sur ce livre
qu'inspira le plus étrange délire, le lecteur attristé re-
passe dans sa mémoire le rôle de cet homme qui brilla
un instant comme un météore. Et lorsqu'il voit que la
plume de Thistorien ne recule même pas devant un
éloge dont la plus coquette des femmes oserait à peine
se vanter, il se demande quelle folie singulière a pu
s'emparer de cette tête blanchie. Un trait de lumière,
incisif comme une flamme, traverse l'esprit du lecteur.
L'infatuation de cet homme qui se fait en face du public
l'adulateur partial de la beauté physique, frappe sa pen-
sée. Le rôle de ce tribun était donc une pose? se dit-il.
Lorsqu'il articulait ses grandes paroles, il se préoccu-
pait donc des applaudissements du parterre? Tout
s'explique alors, tout jusqu'à cet universel syncrétisme
qui n'était qu'un moyen de chercher des admirateurs
jusque dans les opinions les plus contraires à sa com-
«OUVERMEMENT PROVISOIRB. 269
plexion. Ce qui s'explique le mieux, c'est la profondeur
de sa chute.
Il est pénible sans doute d'avoir à écarter le manteau
de l'acteur jadis aimé du public, et de montrer com-
bien en dessous Thomme était chétif et comme les au-
tres rongé de quelques plaies secrètes. Mais au moment
même où, dans ce récit, l'acteur va s'emparer de la
scène, il était indispensable de signaler un trait de ca-
ractère aussi capital et qui doit jeter tant de clarté sur
le geste. Ah ! dans quel siècle vivons-nous donc, pour
qu'il ne soit pas possible de saisir une gloire solide et
qu'aussitôt qu'on étreint ces grandes outres, elles se
dégonflent et s'affaissent en rendant un souffle fade!
Tandis que M. de Lamarline était en conférence dans
un des bureaux, la confusion augmentait dans la Cham-
bre. Aussitôt qu'un journaliste on quelque autre per-
sonne du dehors entrait dans la salle des Pas-Perdus,
on l'entourait, on raccablait de questions. M. Thiers
survint au milieu de ce désordre des imaginations. Ses
traits étaient bouleversés. L'historien de ^793 savait
à quoi s'en tenir sur les dangers des colères du peu-
ple. Quand on a beaucoup trahi la démocratie, on est
porlé à la craindre plus qu'il n'est raisonnable. Malgré
son trouble, telle est la puissance des habitudes parle-
mentaires et du style de tribune, que M. Thiers ne put
s'empêcher de parler métaphoriquement : « La marée
monte, monte, monte! » s'écria-t-il en élevant son
chapeau en l*air. Et il s'enfuit, songeant infiniment plus
à sauver sa barque qu'à protéger la monarchie en dé-
tresse.
La peur de M, Thiers fut contagieuse, Tanxiélé aug-
270 SECONDE RÉPUBU(^ FRANÇAISE.
menta. Les révolutions ont cela de singulier, qu^en un
jour elles liquident un arriéré considérable de vengean-
ces impuissantes. En un moment elles soldent quinze
ou vingt ans d'arriéré. Le niveau du malheur universel
se rétablit. Les gens trop heureux expient leur bon-
heur. Les grandes calamités publiques courbent l'or-
gueil le plus inflexible, et rouvrent les cœurs au sen-
timent de la justice et de l'humanité.
Les centres éperdus erraient dans les couloirs et Thé-
micycle, sentant, mais trop tard, qu^il eût fallu faire
quelque chose jadis. Ce n'est pas qu'ils éprouvassent
un véritable remords. Cependant l'idée d'équité, de ré-
paration, se mêlait bizarrement dans leur esprit à la
crainte de perdre ces bonnes sinécures dont ils s'en-
graissaient depuis dix-sept années. Le président de ce
pâle troupeau, M. Sauzet, se fut volontiers dérobé aux
honneurs du fauteuil. On le trouva enfin, et il y monta
comme s'il eût monté au Calvaire. Le courage manquait
à ces gens de tant d'esprit.
Les tribunes gonflées, débordantes, attendaient en
silence, un spectacle instructif et intéressant. Il était
un peu plus de midi et demie. L'heure de la séance
publique n'avait pas encore sonné ; on l'ouvrit nonobs-
tant en raison des circonstances. Le procès-verbal fut
lu au milieu de l'agitation et du bruit. La plupart des
députés, répand us dans les salles des conférences, étaient
sourds à l'appel des huissiers. MM. Laffitte et Camba-
cérès proposèrent à la Chambre de se déclarer en per-
manence. M. Sauzet eût préféré aller aux champs.
« Il ne peut pas être question de permanence autre
que celle-ci, articula-l-il, la Chambre a ouvert sa
GOUVEBNEMBNT PROVISOIRE. 271
séance, et elle restera ouverte tant qu'il ne sera pas
fait motion de la fermer. »
Le bruit des conversations particulières augmenta.
Faute de pouvoir se former, la séance demeura sus*
pendue. L'inquiétude était telle que nul ne cherchait
à feindre l'assurance. On invoque la présence de M. Odi-
lon Barrot, Où est-il? que fait-il ? pourquoi ne vient-il
pas? M'a-t-il pas été nommé président du conseil?
Avec leur instinct ordinaire, les conservateurs vou-
draient s'accrocher, comme à une planche de salut, aux
hommes avec lesquels ils se sentent de secrètes affi-
nités. C'est ainsi que, sans les événements de décem-
bre, la classe moyenne se fût, en 1 852, cramponnée à
la personne de M. Ledru-Rollin.
L'objet le plp général des conversations était la
nouvelle de l'abdication de Louis-Philippe, en faveur
de son petit-fils le comte de Paris. L'entrée d'un officier
d'état-major en uniforme coupa court à ces caqueta-
ges parlementaires. L'officier parla bas à M. Sauzet
qui réclama le silence ; il annonça l'arrivée de madame
la duchesse d'Orléans et de M. le comte de Paris. Deux
chaises et un fauteuil placés au pied de la tribune, en
regard de l'Assemblée, marquèrent l'humble place où
devaient s'asseoir les derniers membres de cette fa-
mille royale dispersée, qui venaient mendier la con-
servation d'un trône, déjà brisé, à une poignée de
propriétaires impuissants.
On fit silence. Le respect de la monarchie était d'au-
tant plus grand encore, qu'on ignorait la fuite du roi.
Le malheur, la jeunesse et la beauté ont d'ailleurs une
majesté indépendante du prestige royal, et qui suffit à
27S fBGONDB RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
imposer le respect à tout homme dont Pâme n'cbt pns
absolument insensible.
La jeune duche^sse parut à l'entrée de la salle. Des
vêtements de deuil faisaient ressortir sa blonde pâleur.
Des larmes tremblaient à ses paupières. Elle tenait
d'une main son petit roi d'un jour, et de l'autre un duc
à collerette blanche et à veste ronde. Ce n'est plus le
temps où de tels spectacles peuvent ranimer Tidée mo-
narchique. Les sentiments de tendre compassion qu'une
telle scène pouvait exciter, protestaient contre la pen-
sée de la fiction royale. Eh quoi, était-ce bien dams
un pareil moment qu'on songeait à une régence fémi-
nine? Le bon sens ne se refusait-il pas à l'idée d'un
peuple, plus terrible que les lions, gouverné par cette
femme et cet enfant?
Une partie delà Chambre se leva, et poussa les cris
de : « Vive la duchesse d'Orléans ! Vive le comte de Paris !
Vive le roi ! Vive la régente ! » La jeune duchesse s'in-
clina. Une rougeur fugitive anima un instant sa joue.
Peut-être en entendant articuler ce mot de régente,
songeait-elle aux volontés dernières du duc Fer-
dinand, son époux, couché dans les caveaux de
Dreux.
Le duc de Nemours accompagnait sa belle-sœur.
Quelques officiers, des gardes nationaux, formaient une
sorte de cortège à la jeune régente. Des personnes
étrangères à la Chambre, se pressaient à l'entrée de la
porte pour assister à cette scène. La duchesse alla s'as-
seoir dans rhémicycle, à l'ombre de cette tribune, qui
depuis soixante ans est devenue en France une puis*
sance isolée, redoutable, qui no fonde rien et détruit
GOUVERNEMENT PROVISOIRE. 273
sans cesse, et qui brise, au profit de vaines gloires,
républiques et monarchies.
Mais il y a des jours où cette puissance factice s'*é-
vauouit soudain. Ce sont les jours où l'action succède
au verbe. Le règne des avocats cesse alors. Le pays,
délivré d'un mirage qui trouble sa vue, reprend le sen-
timent de son être. Le peuple formule sa volonté dans
une révolution. La tribune, foulée sans cesse par le
pied fiévreux des orateurs, demeura un instant creuse
et muette comme le destin.
Mais telle est la foi de ces rhéteurs dans la puissance
des mots, qu'entre la révolution et la monarchie, ils
voulurent élever une muraille, c'est-à-dire un discours
et un vote. Étrange prétention, dans un moment où
le peuple fumait sa pipe dans la salle du Trône!
M. Lacrosse demanda la parole pour M. Dupin.
M. Sauzet s'empressa de la lui accorder. « Je ne l'ai
pas demandée! » s'écria H. Dupin. Il eût préféré se
taire. M. Dupin n'était pas né pour affronter les orages
révolutionnaires. Son goût pour l'agriculture n'est
jamais plus vif qu'aux heures où gronde la révolte. Les
situations complexes et qui forcent à prendre un parti,
répugnent au caractère d'un homme qui ne craint
rien tant que de se rendre impossible. Très-habile à
flairer le \euifi\ a mis tout son art, durant sa carrière
politique, à concilier ses scrupules de légalité avec la
volonté déterminée de rester aux affaires. Il a fallu
pour l'en faire sortir une circonstance tout à fait excep-
tionnelle. Peut-être bien aussi, pour la première fois
de sa vie, a-t-il fait une fausse spéculation deTavenir.
« Parlez! Parlez! » lui cpia-t-on. On vit alors pa-
T. I. *8
274 SECONDE HK^UBLlQtJK PHANÇAISB.
raitre à la tribune cette face matoise et isolennellei si
accoutumée à ce genre de représentation. C'était un
curieux spectacle que ce type accompli du vieux tiers
état devenu réellement maître et seigneur, du tiers
état tel qu'il s'est transformé en ce siècle, depuis que
les fils de paysans se font notaires ou magistrats et
rédigent les lois du pays. Un robin penché à une tribune
sous laquelle un roi, trois ducs et une duchesse do sang
royal étaient humblement assis, protégeait maintenant
le trône de France. H l'eût battu en brèche en 1789 et
en 1830. En politique comme en jurisprudence crimi-
nelle, bien des choses s'expliquent par le eut proc/e^/.
« Messieurs, articula M. Dupin, vous connaissez ia
situation de la capitale, les manifestations qui ont eu
lieu... »
M. Dupin était bien complaisant de qualifier la prise
des Tuileries de manifestation. La fiction parlementaire
commençait, et déjà un prisme menteur enveloppait la
situation.
« Elles ont eu pour résultat, contioua-t-iU Tabdicà^»
tion de S. M. Louis-Philippe, qui a déclaré en même
temps qu'il déposait lé pouvoir et qu'il le laissait à la
libre transmission sur la tête du comte de Paris, avec la
régence de madame la duchesse d'Orléans. » --^ Le roi
n'avait rien dit de semblable. On sait, au contraire,
qu'aux sollicitations qui lui étaient faites en ce sens, il
avait opposé l'inviolabilité de la loi de la régence.
Des cris de « Vive la régente! » n'en suivirent pas
moins ce préambule. Les centres se rendaient complices
de M. Dupin, par un enthousiasme qui dissimulait mal
leurs secrètes terreurs. L'orateur, continuant son au-
GOUVERNEMENT PROVISOIJUC. 275
(lâcieuse fiction, ajouta que la duchesse d'Orléans
était arrivée à la Chambre au milieu des acclama-
tions de la garde nationale et du peuple réclamant la
régence ?
On sait si tel était Je vœu du peuple. On sait encore
si la marche précipitée de la pauvre duchesse, entre
une frêle escorte d'amis et de serviteurs, avait en rien
ressemblé à une marche triomphale. Si le peuple vou*
lait la régence, pourquoi n'amenait-il pas lui-même la
*
duchesse aux Chambres? ou plutôt , pourquoi ne la
reconduisait-il pas à la salle du Trône 7 Pourquoi ne
jurait-il point de mourir pour elle, comme firent jadis
les Hongrois pour leur reine Marie-Thérèse ?
Croyant en avoir asse^ dit, M. Dupin quitta la tri-
bune aux mensonges. On demanda une harangue de
M. Odilon Barrot. M. Barrot n'était pas là. M. Dupin
reprit la parole de sa place, voulant entretenir un fac-
tice enthousiasme^ Cette fausse manœuvre alarma l'op-
position. Elle comprit qu'on voulait surprendre un de
ces votes par acclamations, dans lesquels cinquante
poumons vigoureux constituent une majorité. L'ex-
trême gauche protesta éne)*giquement. Le président
Sauzet, voyant la victoire prête à échapper, ne craignit
pas d'ajouter ces mots : « Messieurs, il me semble que
la Chambre par ses acclamations unanimes... » Ce fut
le signal d'une tempête universelle, dont le bruit cou-
vrit la voix du président. La partie changeait de face.
Bompu à la tactique du barreau qui consiste à tirer
d'une cause, même mauvaise, tout le parti qu'on peut,
M. Dupin se hâta de prendre ses conclusions. «Je con-
state avant tout, dit-il, les acclamations du peuple et
276 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
de la garde nationale. » De sorte que ces prétendues
acclamations semblaient acquises au procès.
Sur ces entrefaites, la porte de gauche fut enfoncée
par des gens du peuple. La foule, agglomérée dans le
couloir, se répandit en un flot, qui roula jusqu'au pied
de la tribune et heurta la princesse et ses enfants. Le
petit comte de Paris pâlit. M. d'Houdetot offrit à cet
enfant un verre d'eau qu'il refusa. Quelques apos»
trophesauduc de Nemours se firent entendre. La du-
chesse et ses deux enfants s'étaient levés. MM. Mauguin,
Oudinot et quelques autres députés entouraient, comme
pour les protéger de leur poitrine , ce groupe infortuné
que son rang désignait aux fureurs de la multitude.
On réussit à refouler dans les couloirs une partie des
curieux. Le silence ne parvient pas à se rétablir. Il 7 a
à la tribune un avocat maigre, haut de taille, qui sent
venir le pouvoir et parait décidé à ne pas céder au tu-
multe. C'est un des athlètes de la discussion de l'adresse
et des banquets réformistes, M. Marie, u Je demande
à M. le président, s'écrie de sa place M. de Lamartine,
de suspendre la séance par le double motif du respect
que nous inspirent, d'un côté, la représentation natio-
nale, et de l'autre la présence de l'auguste princesse
qui est ici devant nous. » Un feu croisé de « Oui ! » et
de ^ Non ! » accueille ces paroles. Le duc de Nemours et
un grand nombre de députés supplient la duchesse
d'Orléans de se retirer. L'ambition lutte encore, dans
son cœur, contre la crainte que lui inspire cette foule
d'inconnus qui augmente sans cesse et déborde des
couloirs. Elle sent aussi qu'en se retirant, elle laisse le
trône de son fils à la merci d'une foule de passions dé«
GOUVERNEMENT PHOVISOIRB. 277
chaînées. Vainement le président déclare que la séance
va être suspendue jusqu'à ce que la duchesse d'Orléans
et le nouveau roi se soient retirés, elle résiste. Le tu*
multe redouble. Le président Sauzet fait appel au res-
pect dû à une princesse, à une femme. Le bruit con*
tinue. < La princesse, s'écrie M. Oudinot, demande à
rester dans cette enceinte, qu'elle reste et elle aura
raison, elle sera protégée par notre dévouement.
M. Sauzet supplie alors les personnes étrangères à la
Chambre de se retirer. Vaines prières.
Cette résistance alarmait sans doute la duchesse. Elle
fait quelques pas. Le duc de Nemours lui fraie un che-
min et Tentraine. Suivie de ses deux enfants, elle gravit
les marches de la salle du côté du couloir du ^centre.
Sous rhorloge se trouve une porte. La princesse va
sans doute se retirer par cette issue. Une hésitation
nouvelle l'arrête. Elle s'assied au dernier banc du cen-
tre gauche et reste cachée derrière le groupe qui l'en-
toure. Une partie de la Chambre applaudit. La gauche
demeure dans une attitude immobile et glacée. La
foule des personnes étrangères à la Chambre aug-
mente à chaque instant. Mais malgré le bruit, malgré
le désordre, H. Marie est resté debout à la tribune. Il
joint ses instances à celles du président pour faire reti-
rer les gardes nationaux qui encombrent l'hémicycle.
H. Odilon Barrot arrive enfin au milieu de ces
conjonctures extrêmes. « A la tribune, M. Odilon Bar-
rot ! > s'écrie-t-on. M. Marie sent qu'il est plus que
jamais important de n'en pas descendre. M. Crémieux
qui comprend parfaitement, lui aussi, combien il est
dangereux délaisser parler M. Barrot avant que le grand
278 SECONDE RÉPUBLIQUE FfUNÇAlSE.
mot de la situation ait été jeté dans les esprits, soutient
son collègue Marie, a Messieurs, s'écrie celui-ci, dans
la situation où se trouve Paris vous n'avez pas un ins*
tant à perdre. Vous ne savez pas jusqu'où peut aller le
désordre. Il est urgent de prendre un parti. On vient
de proclamer la régence de la duchesse d'Orléans.
Vous avez une loi qui a nommé le duc de Nemours ré<-
gent, il faut que vous obéissiez à la loi. Cependant il
faut à la tête de la capitale, comme à la tète de tout le
royaume, d'abord un gouvernement imposant... Je de-
mande qu'un gouvernement provisoire soit constitué.»
Le coup était porté. Les applaudissements éclatèrent
dans les tribunes, où la liste des journaux avait déjà
transpiré. Un légitimiste schisiloatique, mais infatigable,
M, de Genoude, crut le moment propice pour renou-
veler une proposition maintes fois depuis plusieurs
années développée à la tribune et dans la Gazette de
France: l'appel au penpie. Un mot amer lui fit sentir
qu'il se trompait sur la situation et qu'au fond la parole
était au parti républicain. Comme il disait en se diri-
geant vers la tribune : «Je n'ai pas d'autres intérêts
que les intérêts du pays. » — « Laissez vos intérêts de
côté, » lui répliqua-t-on.
M. Crémieux parlait déjà au milieu des bravos qui
l'interrompaient chaque fois qu'il ramenait avec art le
mot de « gouvernement provisoire » dans la broderie
de son discours. Il parla de 1 830 et de 1 838 et dit qu'il
ne fallait pas se hâter. D'un ton inimitable, cet avocat
républicain qu'on a vu si assidu au château durant tes
dernières heures de la monarchie, ce partisan de la
régence, qui avait si subtilement saisi l'abdicatioii de
j^ouis^Philippe, protesta de son profond respect pour
la duohesse d'Orléans, il ajouta qu'il avait conduit tout
à l'heure (il avait eu ce triste honneur) la famille Vocale
jusqu'aux voitures qui l'emportaient dans son voyage.
Puis par.un genre d'hyperbole dans le goût de M. Du-
pin, il ajouta : « Je n'ai pas manqué à ce devoir, et
j'ajouterai que toutes les populations répandues sur la
route ont parfaitement accueilli le malheureux roi et
sa malheureuse famille, » Une rumeur tumultueuse le
rappela à la pudeur et à la vérité. Qu'était-ce donc qge
ces coups de fusil tirés sur l'escorte du roi? Se relour-
naqt avec une souplesse merveilleuse, ce prodigieux
avocat mit le comble à son audace par quelque chose
d'inouï, il parla de la population parisienne et de la
garde nationale, et il osa dire « la fidèle garde natio-
nale !» — « Nommons un gouvernçment provisoire, »
répéta*t-il deuK fois en terminant.
La pauvre duchesse dut, en ce moment, faire de
triées réflexions sur la fidélité des avocats républicains
et se demander si tout cela était un rêve. Ce double jeu
avait en effet de quoi la surprendre. M. Crémieux lui
avait remis des notes un moment auparavant.
M. de Genoude essaya de parler au milieu des inter-
ruptions. Ne pouvant parvenir à se faire entendre, il
jeta dans le bruit une prophétie de malheur, qui ne
s'est que trop réalisée, mais dont l'appel au peuple n'eut
poiiat préservé le pays.
Le tour de U. Odilon Barrot était venu. L'œil évidé,
la joue blême et pendante, il monte à la tribune. On
fait silence pour entendre la parole de cet orateur^ de-
venu^ par un des étranges retours de la politiq^ue, le
280 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
dernier espoir des centres et de la dynastie. « Notre
devoir est tout tracé, dit*il. il a heureusement cette
simplicité qui saisit toute une nation. H s'adresse à ce
qu'elle a de plus généreux et de plus intime, son cou-
rage et son honneur. La couronne de juillet repose sur
la tète d'un enfant et d'une femme. »
Les nouveaux enthousiastes de M. Barrot font éclater
leurs transports. Croyant ou feignant de croire à une
véritable et universelle acclamation, la duchesse d'Or-
léans se lève et salue l'Assemblée. On applaudit encore.
« Saluez, » dit-elle au petit prince. L'enfant se lève et
salue. La duchesse pense que le moment est peut-
être venu de se servir des notes de M. Grémieux.
M. Dupin les a trouvées à son gré. Elle se lève donc et
balbutie quelques mots qui n'arrivent pas au bureau.
H. de Girardin, homme de bon conseil en temps de
crise, l'engage à monter à la tribune. Il y avait peut-être
en effet, dans cette idée hardie, le germe d'un réel en-
thousiasme. Les grands spectacles frappent les imagi-
nations. « Écoulez! écoutez! s'écrie le groupe qui en-
toure la princesse, laissez parler madame la duchesse !»
Mais elle n'était pas à la hauteur d'un tel rôle. L'énergie
lui manque. Entendant d'autres voix réclamer le silence
en faveur de M. Odilon Barrot, elle se rassied et attend
en victime, que d'autres interviennent pour elle dans
ces grands jeux de la destinée.
M. Odilon Barrot reprit ses périodes ampoulées.
Il parla de liberté, d'ordre, de la révolution de juillet,
au lieu de parler de la mère et de l'enfant. Il ne fit ap-
pel ni aux bonnes ni aux mauvaises passions.Son discours
flotta dans des généralités hors de saison. « Je demande
GOUVERNEMENT PROVISOIRE. 281
la parole ! » dit une voix sonore qui glaça la péroraison
du bon avocat. — Il avait reconnu la voix de ce confrère
plus jeune, plus vigoureux et plus républicain qui
i^'était déjà trouvé en face de lui au banquet de Lille,
M. Ledru-RoUin.
M. Barrot se bâta d'achever une amplification qui ne
laissa pas plus de trace dans la Chambre qu'un caillou
sur l'eau, M. de Larochejaquelein que cette scène parais-
sait rendre tout joyeux, venait ensuite par ordre d'ins-
cription. Ses rancunes de légitimiste étaient enfin assou-
vies. Sa réplique fui brève et pleine d'impertinence.
« Nul plus que moi, articula-t-il, ne respecte et ne sent
profondément ce qu'il y a de beau dans certaines situa-
tions. » — Il s'inclina comme s'il eût envoyé ce salut
ironique à la pauvre duchesse. — La phrase suivante
s'adressait à M. Odilon Bari^ot et valait la première. «Je
répondrai à l'honorable M. Odilon Barrot qu'il n'a pas
servi comme il aurait voulu servir les intérêts pour les-
quels il est monté à cette tribune.» Le bruit des cen-
tres mécontents couvrit un instant la voix de l'orateur.
«Messieurs, continua-t-il, il appartient peut-être bien
à ceux qui, dans le passé, ont toujours servi le roi, de
parler maintenant du pays et de parler du peuple. Au«-
jourd' hui , vous n'êtes rien ici ; vous n' êtes plus rien ! ... »
A ces mots d'une si patente réalité, les centres s'indi-
gnent. Le grand jour blesse leurs yeux. Ces gens qui,
selon M. Desmousséaux de Givré n'avaient rien fait,
rien, rien, rien, ne voulaient pas que la révolution vînt
enfin leur dire : vous n'êtes rien. — C'est inconvenant!
s'écriaitH)n. — Comment donc! — Nous ne pouvons
accepter cela ! « Monsieuri s'écria M. Sauzet, vous vous
))98 sEqo9ioi» MPtJiiiQvs fiiançaise.
écartez de Tordrai je vous rappelle à Tordre. » Ce fut
le dernier qu'il donna. Et comme M. de Larocbeî^que**
lein cbcrcbâit une inutile explication de se3 paroles, le
vérité apparut enfin et tout à coup aux yeux de ces
aveugles, sous la forme d'une multitude en armei qui
se rua dans la Cbambre, drapeaux en tête, au isri de :
« Â bas la régence ! Vive la République ! »
C'était la colonne du capitaine Dunoyer revenant du
sac des Tuileries» augmentée d'une foule de patriotes
déguenillés et fiévreux, comme des hommes qui oqt à
se plaindre des rigueurs de \^ fortune. Le général
Gourgaud n'a pu les arrêter. « Les anciens y sont ve-
nus du temps de la Convention, disent-^ils, pourqu(û
n'entrerion^Bous pas cbe% vous autres qui n'êtes que
des corrompus ? •
Les armes résonnent sur le parquet. Les cris, le
désordre causent un épouvantable vacarme. Lapbysio^
nomie de la Chambre est sinistre et imposante. La
gauclie demeure immobile ; les centres, frappés d'épou-
vante, expient dix^buit ans d'insolence et de prospérité.
« C'est infâme ! C'est affreux ! s'écrie un conservateur,
H. de Mornay, il n'y a plus de liberté ! la représentatiop
nationale est violée par une borde de brigands ! » «^
« Veux-tu taire ta gueule ! » répliqua un homme du
peuple en lui montrant le poing, M. de Mornay prit
son chapeau et s'en alla en essayant d'apaiser son rude
interrupteur. Les drapeaux s'agitaient, les baïonnettes
étincelaient, un bruit sourd, mêlé au cliquetis des
armes, grondait dans les couloirs.
Pâle au pied de la tribune, M. Odilon Barrot semble
inppé à ce spectacle d'une mélancolie extatique*
60UVERNBMBNT PROYISOIRK. 383
M. Sauzet a reeours à sa sonnette, qu'il secoue fréné^
tiquement. Mais personne ne prête la moindre atten-
tion au grelot de cet instrument ridicule en un pareil
moment. Il eût fallu, pourdominer l'Assemblée, les pou-
mons d'un Danton. M. Sauzet se couvre, comme si
cela eût pu faire la moindre impression sur le peuple*
On voit aisément que le président de la Chambre ai^
merail mieux être aux champs qu'au fauteuil de
Boissy-d'Ânglas. « Il n'y a plus ici d'autre autorité
que celle de la garde nationale et du peuple représen-
tés par quarante mille hommes qui cernent cette en-
ceinte ! » s'écrie le capitaine Dunoyer. Le colonel Du<-
moulin^ ancien officier d'ordonnance de VEmpereur»
saisit le drapeau du trône et le porte à la tribune*
M. de Larochejaquelein, charmé, se promène dans l'hi^
micycle et s' écrie : « Tant pis pour eux, nous allons
droit à la République. « Un garçon boucher, revêtu de
son tablier, couvert de sang et brandissant un large
coutelas, se dirige vers les centres sur lesquels il pro-
duit l'effet d'un ogre. Ilss'écartent à son passage cowme
un troupeau de moulons fuyant la dent du loup.
Les uniformes de gardes nationaux et d'élèves de
l'Ecole polytechnique dominaient si bien dans cette
Assemblée, et les cris de : «la déchéance du roi! la
déchéance! la déchéance ! » étaient si souvent répétés,
que les républicains des tribunes crurent à une trahi*-
son. « Ce n'est pas le vrai peuple,» s'écria M. Marrast
en s'éiançant de la tribune des journalistes, je vais
chercher le vrai. » Les partis ont tous leur vrai peuple
en dehors duquel le reste n'est pas même peuple.
Un orateur étranger à la Chambre, M « Chevallier,
284 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
escalade la tribune, et confirme en quelque sorte par
ses paroles les soupçons des républicains. Au milieu
des cris et des interruptions, il parvient à faire enten*
dre ces paroles : « Si vous voulez sauver la situation ,
vous n'avez qu'une chose à faire... Gardez-vous de pro-
clamer sans droit le comte de Paris, mais que la du*
chesse d'Orléans et le comte de Paris aient le courage
de se rendre sur les boulevards, au milieu du peuple
et de la garde nationale, je réponds de leur salut. Si le
peuple'ne consent pas... 3» — a Assez ! assez ! Vive la
République ! » s'écrie-t-on. M. Chevallier veut in^s-
ter. « Vous êtes sûrs de proclamer la République... >
dit-il. Le tumulte étouffe sa voix. « Yous savez, s'é-
crie M. Dumoulin, que le trône vient d'être brisé aux
Tuileries et jeté par la fenêtre. » D'autres ajoutent:
« Plus de Bourbons ! » MM. Crémieux, Ledru-Rollin et
Lamartine sont parvenus à gravir les marches de la
tribune, ils y paraissent tous trois. « A bas les traîtres !
hurle la multitude. Un gouvernement provisoire à
l'instant! »
La duchesse d'Orléans, pendant ce temps, prenait
des notes. Ce fut aussi l'occupation du duc de Ne-
mours durant une partie de cette séance insurrection-
nelle. A quoi cela pouvait-il être bon?
M. Ledru-Rollin , dont la forte voix parvient à do-
miner le bruit, réclame le silence au nom du peu-
ple. < Au nom de M. Ledru-Rollin, silence ! » s'écrie
un prolétaire. A l'aspect de l'orateur républicain, un
grand nombre de députés du centre perd tout espoir
et cherche à gagner les portes.
Le silence se fait enfin. « Au nom du peuple partout
GOUVERNEMBNT PROVISOIRE. 28S
en armes, dit M. Ledru-Roilm presque obscur, im-
possible la veille, et dont la personnalité prend en un
moment des proportions d'une puissance considéra-
ble, au nom du peuple, maître de Paris, quoiqu'on fasse,
je viens protester contre Tespëce de gouvernement
qu'on est venu proposer à cette tribune. Seul dans
cette enceinte, j'ai déclaré que la loi de la régence ne
pouvait être faite sans un appel au pays. » — « Et moi
donc!» interrompt M. de la Rochejaquelein mon-
trant au peuple sa large face et sa forte chevelure. Ce
mot de courtisan pouvait le mener loin dans un pareil
moment. Il eût été assez curieux de voir M. le mar-
quis de la Rochejaquelein, membre du gouvernement
de la République. Les destins ne le portèrent pas
jusque-là.
Soutenu par des applaudissements qui indiquaient
assez de quel côté soufflait le vent de Topinion, M. Le*
dru-Rollin discuta le principe delà régence. Il prouva
que la Constituante elle-même n'avait pas eu le droit
de faire une loi sur cette matière; qu'elle impliquait
en tout temps un préalable appel au peuple. Il qualifia
d'expédient et d'usurpation la tentative que les centres
venaient de faire pour violer cette loi qu'ils avaient
votée en 18iS^ contre les efforts de l'opposition.
L'argumentation de M. Ledru-Roliin surexcite vio«
lemment un député des centres. «Je proteste !... » s'é-
crie-t-il. On étouffe sa voix et on l'entraîne. Le garçon
boucher, exalté par le discours qu'il vient d'entendre,
roule des yeux féroces et brandit son coutelas en disant
qu'il est temps que tout cela finisse.
S'appuyant d'exemples historiques, M. Ledru-Rol«*
386 8BC0NDB RBPUBLIQUB FRANÇAISE.
]iQ cite Tabdioation de Napoléon en faveur du roi de
Rom^, celle de Charles X en faveur du due de Bor-
deaut. < Concluesi nous connaissons rhistoire, » in*
terrompit M. Berryer. M. Ledru-Rollin se résuma en
demandant la nomination d'un gouvernement provi^^
soire. Celte motion fut énergiquement applaudie.
M. de LamartinCf qui s'était tenu debout au fond de
la tribune, prit aussitôt la parole. « Messieurs, dit-iU
je partage aussi profondément que qui que ce soit parmi
vous, le double sentiment qui a agité tout à l'heure
cette enceinte en voyant un des spectacles les plus tou-
cliants que puissent présenter les annales humaines,
celui d'une princesse auguste se défendant avec son
fils innocent, et venant se jeter du milieu d'un palais
désert, au milieu de la représentation du peuple. >
Cette longue phrase dans laquelle se reflètent le trou-
ble des idées de l'orateur et les hésitations de sa con-
science , excite dans l'Assemblée des mouvements
divers. On se demande ajuste titre, si c'est un ami de la
régence qui parle, ou un partisan de la souveraineté du
peuple. M. de Lamartine comprend qu'il est nécessaire
de détruire cette fâcheuse impression et de prendre un
parti. Tout en répétant ses assurances de respect, de
sympathie pour la duchesse d'Orléans, il imprime à sa
pensée nuageuse, -^mais comme les nuages, colorée de
brillants reflets, — une direction nouvelle. Il parle d'un
gouvernement populaire qui réconciliera les diverses
classesde la société. Sa phrase, énervante et pareille à de
la musique, promène des images de bonheur, de paix
et d'amour dans l'imagination de ses auditeurs. Un
vieillard, armé d'un glaive romain, qui se tient en sen-
âOttSKHBmilT MOTISOin. 187
tinelle au pied de la tribune, remet son arme au four-
reau» en criant : «';BraYO I » comme au spectacle.
L'orateur poursuit son discours et finit, ainsi que ses
prédécesseurs» par la demande d'un gouvernement
provisoire. La duchesse d'Orléans» du haut delà ban«
quette du centre gauche, où elle était assise» suivait des
yeux et des oreilles les péripéties de cette scène* Elle
put voir définitivement glisser de la tête de son fils cette
belle couronne de France, tant de fois disputée depuis
soixante ans. Les listes des membres du gouvernement
provisoire, élaborées au iVa/fonct/et à la A^/brme, com-
mençaient à circuler. Des mains actives les répandaient.
Quelques-unes arrivèrent jusqu'à M. de Lamartine.
« Attendes» > dit-il.
Mais comme il poursuivait son discours désormais su-
perflu, des coups de Crosse de fusil résonnent de nouveau
contre les portes des tribunes publiques. Ébranlées,
brisées, les portes tombent. Un torrent d'hommes du
peuple et de gardes nationaux déborde en cascades des
tribunes dans la Chambre. « A bas la Chambre ! Plus
de députés ! » s*écrient les envahisseurs» Une forêt de
piques, de barres de fer al de fusils» s'agite au-dessus
des députés. Les centres ne savent de quel côté fuir.
M. Sauzet» qui a repris le fhuteuil de la présidence, perd
toute contenance. Il balbutie quelques paroles inintel*
ligibles et met son chapeau. « Chapeau bas ! Respect au
peuple ! » hurle une voix terrible. M. Sauzet éperdu sait à
peine ce qu'on lui veut. Il faut qu'un huissier lui ôte son
chapeau de dessus la tète. Un autre homme du peuple
s'élance alors vers lui et lui crie : « Président des corrom-^
puS) va^t'en! » M. Sauset ne se le fit pas répéter.
288 SEGOMDB RÉPUBLIQUR FRANÇAISE.
M. de Lamartine était resté à la tribune. < On
vous mire ! » lui dit tout à coup le capitaine Dunoyer.
En effet, un insurgé, le prenant pour M. Guizot, le
couchait en joue du haut de la galerie du second
étage, et l'ajustait avec soin. « Ne tirez pas ! ne tirez
pas! C'est M. de Lamartine! » s'écria-t-on. Le ser-
gent Duviliard releva vivement le fusil de cet homme.
De toutes parts, les cris de : « À bas la Régence ! Vive
la République ! » éclataient avec une violence assour*-
dissante.
La Chambre offrait alors un spectacle impossible à
décrire. Complètement envahie par une foule nmre de
poudre, enflammée par la fureur du combat du Châ-
teau-d'Eau et le sac des Tuileries, elle n^était plus qu'un
cri, qu'un geste, en mille cris, en mille gestes divers.
Il ne restait qu'une vingtaine de députés appartenant
au coté gauche, et qui pouvaient par conséquent res-
ter à leur banc. Au milieu du bruit, quelques voix s'é-^
criaient : « Où est la duchesse d'Orléans? »
Le groupe qui entourait la princesse, se hâta de l'en-
traîner par la porte du couloir qui ouvre sous l'horloge.
M. de Mornay déploya surtout une grande énergie
dans cet instant critique. Il s'efforce, aidé de quelques
amis du château, de percer la foule qui encombre les
corridors. La confusion qui règne dans cette cohue
furieuse l'empêche d'être reconnue. Elle parvient à
gagner un escalier qui conduit à la salle des Pas-Per-
dus. Son épouvante fut grande, en s'apercevant qu'il
lui manquait ses deux enfants, et que le duc de Nemours
n'était plus anprès d'elle.
Comme un naufragé que le courant de l'eau entraîne^
GODYERNBMBNT PROVISOIRE. 289
la malheureuse princesse ne put même pas s'arrêter.
Le torrent la pousse, folle de terreur et d'anxiété, con-
tre une porte vitrée qui s'écrase et s'ouvre. Elle don-
nait sur les jardins de la Présidence. Là, elle passa
quelques instants d'une attente affreuse.
Séparé de sa belle-sœur parla foule, le duc avait pu
se réfugier dans un bureau, prendre un déguisement
et gagner l'hôtel de la Présidence. Quant aux deux en-
fants, ils couraient les plus grands dangers. Le comte
de Paris était tombé entre les mains d'un homme du
peuple, républicain exalté. Cet insurgé songeait peut-
être à éloigner par une régicide des complications, qui
menacent encore l'avenir, car on rapporte qu'il fit plu-
sieurs fois le geste d'étrangler le malheureux enfant.
Un garde national le lui arracha des mains et le porta
tout pâle à sa mère éperdue.
Mais elle attendit vainement le petit duc de Chartres.
Elle ne devait le revoir que plusieurs jours après. Un
huissier de la Chambre, M. Lipmann, entendant au mi-
lieu de la foule de petits gémissements qui partaient de
dessous un banc, reconnut le duc de Chartres. Il ra-
massa l'enfant éploré, l'emporta dans son logement et
l'habilla en petit pauvre. Il le porta plus tard à monsieur
et madame de Mornay, qui n'osèrent pas le cacher. Il fut
remis à une femme du peuple qui le garda deux jours.
Si ces enfants-là deviennent hommes, ils auront à
réfléchir avant de poursuivre les rêves ambitieux de
leur famille. La fortune leur a de bonne heure pu inspi-
rer la terreur des peuples.
Toujours débouta la tribune, M. de Lamartine s'ef-
forçait inutilement de rétablir le silence. La Chambre
T. I. i9
290 Sl^GONDE RiPUBLIQI}R FRANÇAISE.
n'existait plus en réalité. Le fauteuil vide de la prési-
dence attestait que nulle autorité parlementaire n'avait
survécu à cette tempête. Le nom de M. Dupont ( de
l'Eure ) est prononcé. C'est une heureuse inspiration.
M. Garnot, accompagné de quelques jeunes gens, con-
duit au fauteuil ce patriarche de la démocratie. Des
applaudissements éclatent de tous les points de la salle.
« Ecoutez! s'écrie-t-on, laissez parler Dupont (de
l'Eure)! » — « Je vais lire les noms... » articule
M. de Lamartine. Le bruit redouble, de nombreuses
voix réclament le silence. Mais ce n'est plus M. de
Lamartine qu'il faut maintenant en spectacle au peuple ;
c'est M. Dupont ( de l'Eure). Une sorte de débat s'en-
gage. Il semble que M. de Lamartine ait fait la ga-
geure de ne pas descendre de la tribune. Il essaie une
nouvelle et inutile allocution pour dire au peuple, ce
qu'il sait fort bien, qu'on va nommer un gouvernement
provisoire. « Lisez les noms ! » s'écrie- t-on. M. Dupont
( de l'Eure ) prononce au milieu du tumulte les pre-
miers noms de la liste ; il ne parvient pas à se faire en-
tendre. Le peuple craint que la République ne dispa-
raisse dans un nom et il tient à préciser sa volonté.
« Plus de Bourbons ! s'écrie-t-il. Un gouvernement
provisoire et ensuite la République !» — « Ils ne l'au-
ront pas volé, » dit M. de la Rochejaquelein. Un ins-
tant de silence se fait. M. Dupont ( de l'Eure ) en pro-
fite pour lire les noms suivants, que répètent à haute voix
les sténographes: Lamartine, Ledru-Rollin , Arago,
Dupont ( de l'Eure). Une voix proposa M. Bureau de
Pusy qui refusa. Le nom de M. Marie vint ensuite, et
fut contesté, ainsi que celui de M. Georges Lafayette,
GOUVERNEMENT PROVISOIRE. 291
prononcé par quelques voix, interrompue par les cris
de Vive la République ! la lecture ne put se continuer.
Il y avait là beaucoup de gens pressés. Un débat plus
long eût évidemment modifié singulièrement la liste des
journaux» intacte jusqu'alors. «A. Thôtel de ville, La-
martine en tète ! » s'écria l'acteur Bocage.
M. de Lamartine sortit» suivi d'une partie des assis-
tants. M. Ledru-Rollin lui succéda à la tribune et obtint
un moment de silence. Il rappela la gravité des circons-
tances et engagea le peuple à mettre un peu plus de ré-
gularité dans la nomination d'un gouvernement provi-
soire. <K A mesure que je lirai les noms, dit-il, suivant
qu'ils vous conviendront ou ne vous conviendront
pas, vous crierez oui ou non. Et pour faire quelque chose
d'officiel, je prie messieurslesslénographes du Moniteur
de prendre note des noms à mesure que je les pronon-
cerai. »
MM. Dupont ( de l'Eure ), Arago, Lamartine et Le-
dru-Rollin passèrent sans contestation. Les noms de
MM. Garnier Pages, Crémieux et Marie, furent accueil-
lis par les uns, repoussés par les autres, a II est mort,
le bon !» s'écria une voix en entendant nommer
M. Garnier Pages. Il est à remarquer que MM. Louis
Blanc, Flocon, Marrast et Albert furent omis dans les
listes de la Chambre des députés. Est-ce par un pur effet
du hasard? il est aujourd'hui permis d'en douter. Les
éléments de discorde existaient, on le voit, dans le gou-
vernement provisoire avant qu'il ne fut entièrement
constitué.
Les cris : A l'hôtel de ville ! Vive la République !
retentirent de nouveau, plus étourdissants que la pre-
292 SECONDE RÉPnBLIQUE FRANÇAISE.
miëre fois. Escorté de quelques citoyens, M. Ledru-
Bollin se mit en marche pour l'hôtel de ville. L'arène
resta à la multitudesans chefs. C'est l'heure du tumulte
délirant, des motions folles, des grandes excentricités
populaires. « Plus de liste civile ! » s'écriait Tun.
«Plus de royauté ! » ajoutait un autre. La trihune débor-
dante comme un pressoir, et toute chargée de grappes
humaines, laisse échapper mille cris incompréhensibles.
C'est le gouvernement de l'anarchie dans le royaume
de Babel. Un bras montre le tableau qui représentait
lipuis-Philippe jurant la Charte. «Il faut le détruire ! »
s'Àcrie-t-on. Les épées^ les sabres, les baïonnettes
menacent la toile à laquelle ils ne peuvent atteindre.
« Attendez !je vais tirer sur Louis-Philippe! » s'écrie
ui| insurgé. Deux coups de feu partent et trouent la
foile. « Respect aux monuments ! » crie du haut de la
tribune, un ouvrier tapissier, Théodore Fix. Cet ami de
l'ordre parvient, dansune courte allocution, à dissuader
le peuple de détruire le tableau. La foule privée d'objets
d'amusement commence à se retirer. Elle s'écoule enfin
entièrement. Il est quatre heures. Le jour s'assombrit
déjà. La Chambre si agitée, si retentissante tout à
l'heure reste vide, muette, poudreuse comme la scène
d*un théâtre lorsqu'on a éteint les lustres.
C'est à l'hôtel de ville que se continue et se con-
dense actuellement l'action du drame politique qui se
joue au profit des pauvres, dit-on, et qui ne couvrira
même pas les frais du sang versé (1).
(1) Voir pour les détails relatifs à cette séance le Moniteur universel da
25 février 1848, la Notice très-exacte du docteur Veine, le Bécit authentique
de la fuite da roi et de sa famille, publié par M. Croker dans la Quarierley
Review,
CHAPITRE Vn.
MM. de Lamartine, Dupont (de l'Eare) et Crémieuz yont à Thôtel de yille. —
Colonne de six cents hommes. — Sentiments des dictateurs. — Aspect des
quais. — M. de Lamartine trinque avec les dragons de la caserne du quai
d'Orsay. •* Une femme patriote yent embrasser M. de Lamartine. — La
place de Grève, le 24 féyrier. — Mépris et défiance du peuple pour ses
nouveaux mattres. — Aspect intérieur deThôtel de yille. — Derniers efforts
des partisans de la régence. •— Déclamations de M. de Larochejaquelein. •—
Les délégués du peuple. — Arrivée de M. Ledru-Rollin. — M. Dupont (de
TEure) s*évanouit. — Entrée de M. Arago. — M. de Lamartine harangue
le peuple de salle en salle. •— Arrivée de MM. Louis Blanc, Marrast et
Flocon. — Querelle au sein du conseil. — Partage des ministères et des
hautes fonctions. — Mauvais choix du gouvernement provisoire. — Adhésion
des généraux Leydet, Duvivier, Pire, Soult, Bugeaud, Lamoricière et
Bedeau. — Envahissement de la foule. — Proclamation du gouvernement
proyisoire. — Ambiguïtés. — Colère du peuple. — Rectification. — Enthou-
siasme. — Invasions nouyelles. — Harangues de M. de Lamartine. — Le
gouvernement provisoire est obligé de se barricader dans la salle du conseil.
— Le peuple est affamé. — Souper des dictateurs. — Soins donnés aux
blessés. — Zèle de MM. Charles Lagrange et Rey, commandants de Tbôtel
de ville. — État inquiétant de Paris ^ — La préfecture de police. — Paris
gardé par le peuple.
Le gouvernement provisoire ne se rendit pas en
corps à rhôtel de ville. Chacun de ses membres y ar-
riva séparément ou par petits groupes. On sait quMl
n'existait entre eux ni unité de vues, ni commu-
nauté de sentiments. L'un de ces groupes, composé de
MM. Marrast, Flocon, Louis Blanc et Albert, n'avait pas
été nommé à la Chambre. Les uns et les autres, dans un
moment où le pouvoir qu^ils allaient exercer était encore
294 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
siaisétnenlcontestableysemblaientsurtoutpréoccupésdu
souci de leur propre persounalité. S'assurer de sa part
de dictature, tel était à peu près le sentiment unanime
de chacun des membres du gouvernement provisoire.
Sans doute ridée du bien public se mêlait à cette pen-
sée individuelle et chacun, à sa façon, espérait bien
gouverner la France selon ce qu'il croyait être la sa-
gesse et l'équité. Mais il est difficile que l'homme ne
trahisse pas la misère de sa nature dans cette ardente
compétition du pouvoir, la plus indomptable, la plus
sauvage des passions.
Il est à remarquer, en suivant la sèche sténographie
du Moniteur^ que M. de Lamartine sortit de la Chambre
des députés avant même que la liste tronquée dont on
y fit lecture ne fût entièrement achevée. Tandis que
M. Ledru-RoUin, par un sentiment de légalité, soumet-
tait à des acclamations régulières cette liste à laquelle
il ne manquait plus que MM. Marrast , Louis Blanc,
Flocon et Albert, dont les noms furent systématique-
ment passés sous silence, M. de Lamartine avait gagné
la porte du Palais-Bourbon. Il fut rejoint par MM. Arago,
Crémieuxet Dupont ( de l'Eure. ) M. Garnier Pages avait
déjà précédé ses collègues à l'hôtel de ville.
Un cortège de cinq à six cents hommes se forma. 11
se composait de gardes nationaux, d'élèves de l'École
polytechnique, de bourgeois et d'ouvriers. Deux ou trois
cents de ces hommes étaient armés. M. de Lamartine
prit la tête de la colonne, précédé de deux tambours.
Il s'appuyait d'un bras sur M. Bastide, de l'autre sur un
célèbre joueur d'échecs, M. Saint-Amant, capitaine
dans la 1'» légion. MM. Laverdant, Cantagrel et plu-
GOUVBRItEHENT PROVISOIRE. 295
sieurs autres personnes , formant un groupe d'habits
noirs, suivaient. On fit monter le vieux Dupont (de
TEure) dans un cabriolet de régie. M. Crémieux parvint
à se dégager de la foule et à rejoindre iecortége où il se
saisit du bras du capitaine Dunoyer, qu'il quitta un
moment après pour monter en fiacre.
On se mit en marche aux cris de : « Vive la Répu-
blique ! Vive Dupont (de TEure) ! Vive Lamartine ! Vive
le gouvernement provisoire ! » En réalité, la foule était
pleine d'enthousiasme. Le mot de République enflam-
mait les imaginations et remplissait les cœurs de je ne
sais quelles vagues espérances qui ne devaient guère se
réaliser. Les dictateurs seuls étaient inquiets et rêveurs.
Il arrive souvent qu'après avoir désiré le pouvoir, on
est épouvanté de la pesanteur de son fardeau. L'homme
(]ui marche à la puissance craint toujours que ce che-
min ne conduise à la mort. Louis-Philippe, fuyant ter-
rifié à l'aspect du dernier de ses sujets, était encore un
objet de crainte pour ceux-là même qui allaient se par-
tager la suprême autorité.
L'insurrection avait jonché le quai de ses traces san-
glantes. Pour arriver au pouvoir, il est rare qu'il ne
faille pas marcher dans le sang. Les dictateurs pensifs
y trempèrent leurs souliers. Gomme sur un champ de
bataille, des groupes de cadavres s'offraient aux regards
attristés dans ces attitudes invraisemblables et funestes
que donne l'inertie de la mort.
Quelques épisodes dramatiques et burlesques inci-
dentèrent ce trajet. La colonne craignait une attaque
des dragons du quai d'Orsay. Il n'eût tenu qu'à eux,
en effet, de charger cette bande peu aguerrie et mal
296 SBGONDB RÉPUBLIQUE FRAIfÇAlSB.
armée, et d'envoyer le gouvernement provisoire rejoin-
dre chez les morts ceux qui avaient pris les devants vers
cet asile de la vraie liberté. La caserne, dont la grille
était fermée, se dressait comme un mystère sur le che-
min des dictateurs. M. de Lamartine usa d'un expédient
pour amener les soldats à fraterniser. Il s'approcha de
la grille et s'adressant aux dragons : « J'ai soif, dit-il,
donnez-moi un verre de vin !» — « Un verre de vin
à Lamartine ! » s'écria-t-on. Les soldats apportèrent
une bouteille , un verre et versèrent. « Mes amis,
dit M. de Lamartine en levant son verre, voici le ban-
quet, fraternisons ! » Le boire et le manger, ce pre-
mier besoin de notre nature, sera toujours une com-
munion entre les hommes. « Vive Lamartine! Vive le
gouvernement provisoire ! » cria la foule : les dragons
répétèrent le cri et la colonne continua son chemin.
D'après le récit qu'il en a tracé lui-même^ l'enthou-
siasme qu'excitait M. de Lamartine était si grand qu'une
femme, ornée debuffleteries sanglantes, traînant le sa-
bre et la giberne, et portant sur la tète le shako d'un
garde municipal, se précipita dans ses bras en s'écriant :
« Je veux vous embrasser ; Vive la RépubUque !» Il la
repoussa et celle-ci se contenta d'embrasser le capi-
taine Dunoyer.
Au quai de la Mégisserie, MM. Grémieux et Dupont
(de l'Eure) furent obligés de renoncer aux voitures. On
porta le vieux Dupont (de l'Eure), à qui son grand âge
ne permettait pas d'escalader les barricades.
En arrivant sur cette place de Grève où l'on pendait
jadis et qui semble avoir traditionnellement conservé
le privilège de servir aux grandes scènes d'émotions
GOUYERNEMENT PROYISOIRB. {97
populaires, un imposant spectacle frappa les regards
du gouvernement provisoire. Une multitude innombra-
ble, compacte, telle qu'on en a pu voir seulement
au xixe siècle, dans nos gigantesques capitales, cou-
vrait le'pavé. Tout ce monde déguenillé, armé, fiévreux,
secouait des bannières, agitait les bras, vociférait des
cris confus où dominait néanmoins le mot de Républi-
que. La place publique, sans gouvernement, bégayait
une pensée, un vœu, une parole. Tout le tumulte,
toute la confusion qui suivent infailliblement la rupture
du pacte social, régnaient sur cette place où viennent
s'abattre les hordes populaires après les insurrections.
Çà et là, par amour du tapage ou en signe de réjouis-
sance, les insurgés déchargeaient leurs fusils. Ces dé-
tonations ajoutaient à la tristesse et à l'inquiétude que
laissent après elles les révolutions, quand s'est refroidie
la chaleur du combat. Les fronts étaient sombres,
les préoccupations de la méfiance se mêlaient au sauva-
ge enthousiasme qui éclatait dans ces groupes tumul-
tueux. Les cloches des beffrois voisins appelaient ce
vaste troupeau d'hommes vers la maison de ville, com-
me à un bercail de détresse. Et quelle plus grande dé-
tresse pour un peuple, que de se trouver placé entre
un gouvernement détruit et un autre non encore cons-
titué ?
Au-dessus de cet océan de tètes humaines , on aper-
cevait la façade du palais envahi depuis le matin par
une foule immense qui déjà ébauchait des essais d'or-
ganisation ; tant est puissant, d'ailleurs, l'instinct gou-
vernemental chez le peuple de Paris, si prompt à la
révolte! Des pièces de canon, rangées en batterie devant
298 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
la porte, donnaient une physionomie menaçante à l'en-
trée du monument, où s'engouffrait incessamment la
multitude armée. Des chevaux morts, baignant dans
des flaques de sang coagulé, gisaient dans la boue. Les
enfants s'asseyaient sur ces cadavres. A une fenêtre, un
homme parut : — c'était la fenêtre où Lafayette avait
dit en embrassant Louis-PhiUppe : « Voilà la meilleure
des Républiques : » L'homme tenait un drapeau. H
descendit hardiment sur la plateforme où se trouve la
statue en relief de Henri IV, lui mit le drapeau dans la
main et cria: « Vive la République ! » Une grande cla-
meur s'éleva d'un bout à l'autre de la place.
La petite colonne qui escortait le gouvernement pro-
visoire vint se heurter contre cette foule, qui paraissait
peu disposée à la bien accueillir. Les compagnons de
MM. de Lamartine, Grémieux, Arago et Dupont (de
l'Eure) avaient beau crier : « Place ! place au gouverne-
ment !» Le peuple ne se dérangeait pas. Il est si naturel
de se méfier de gens qui, au moment où un gouverne-
ment s'écroule, accourent pour lui succéder. Le gouver-
nement provisoire n'avaitétésoumis à aucun contrôle.
Nommé par deux journaux, acclamé à la Chambre, non
sans contestations sur plusieurs noms, par une poignée
de citoyens, ses titres pour se faire accepter de prime
abord étaient trop incertains. Les nécessités de la si-
tuation pouvaient seules justifier l'audace d'une telle
entreprise. Mais cette justification n'était qu'une affaire
de conscience, un pur apaisement individuel.
Il fallut user des coudes et des poings pour trouer la
foule. A quoi tient quelquefois le pouvoir? Sans amis
vigoureux, le gouvernement des gazettes eût peut-être
GOCVERNBHENT PROYISOIU. 899
erré longtemps autour de l'hôtel de ville. Peut-être
qu'en y pénétrant plus tard, il «ût trouvé quelque autre
gouvernement établi et fonctionnant déjà.
La vieillesse de M. Dupont (deTEure), son nom vé-
néré, servirent beaucoup à désarmer la malveillance des
groupes. La multitude s'ouvrit en grommelant, engloutit
la petite colonne et se referma sur elle. Les périls et les
fatigues des dictateurs n'étaient pas finis. Ils n'avaient
plus même la ressource de fuir. Le trajet fut long, pé-
nible. Il fallait marcher à travers une forêt d'armes.
Chemin faisant, plus d'une parole menaçante vibra à
leurs oreilles.
Il [fut bien plus difiScile encore de pénétrer dans
l'hôtel de ville. Aucune force humaine n'aurait pu re-
monter le flot populaire qui s'en échappait. Repoussée
d'abord» la colonne tomba dans un courant contraire
qui la jeta au milieu d'une cour ruisselante de sang,
toute jonchée de cadavres d'hommes et de chevaux
parmi lesquels gémissaient» çà et là, des blessés.
Les membres du gouvernement essayèrent de gravir
les marches du grand escaUer. Un bruit formidable ré-
gnait à l'intérieur du palais. La détonation des coups de
fusil qu'on déchargeait aux voûtes se mêlait au plus in-
définissable tumulte qu'il soit possible d'imaginer. Er-
rant de salle en salle, à travers une foule fiévreuse qui
n'entendait rien et hurlait d'une seule voix, les dicta-
teurspurentapprécierle néant de leur pouvoir. L'homme
ne soumet ses semblables que par le verbe ou le fer.
Le gouvernement provisoire n'avait pas d'armée à son
service ; il n'avait pas même une plume, et nulle voix
n'était assez puissante pour étouffer dans sa sonorité le
300 fSCONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
tumulte de toutes ces voix réunies. Un employé de la
préfecture, M. Flottard, ne parvint que beaucoup plus
tard à les tirer de cet embarras. 11 les conduisit dans un
cabinet à l'entrée duquel on organisa une petite gardé.
Les membres du gouvernement y furent successive-
ment conduits.
Il est à remarquer que dans la plupart des salles du
palais, il se formait» dans le même instant, des gouver-
nements plus ou moins fantastiques. Des orateurs ar-
més jusqu'aux dents et montés sur des meubles en guise
de tribune^ vociféraient djes listes impossibles. Il y a des
instants où la politique de société secrète ou même de
quartier élève des prétentions sans bornes. Au bout de
quelques heures, un gouvernement fut sans doute sorti
de cette confusion. Mais il en existait un qui avait sur
tous les autres le grand avantage de se connaître. Déjà
il avait pénétré dans la place. Composé d'avocats et de
journalistes, il avait entre les mains, des plumes et du
papier; dans chaque salle, il allait trouver un auditoire,
au besoin un balcon du palais pour tribune , la place de
Grève, couverte de cent mille hommes, pour assemblée.
Paris était à lui.
Les derniers partisans de la régence, groupés dans la
salle du Conseil, délibéraient vainement. A deux pas de
là, M. de Larochejaquelein, semant une influence con-
traire, excitait le peuple à la haine et au mépris de la
dynastie d'Orléans. M. Dussart dénonça le marquis à la
multitude qui, ne voyant et n'écoutant que l'homme,
en eût volontiers fait un des dictateurs du gouverne-
ment de la République. M. de Girardin, qui espérait
encore un retour vers la régence, essaya de prendre
CeUVBBNBMENT PBOVISOIRB. 301
la parole et fut écarté. Les noms illustres comme celui
de M. de Lamennais» qui furent jetés dans cette multi-
tude ignorante et tumultueuse, moururent sans écho.
Ils eussent donné au pouvoir révolutionnaire une signi-
fication bien différente.
Dès rentrée des membres du gouvernement, la ré-
gence avait perdu ses dernières chances. MM. Horace
Say, Perrier, Thierry, Recurt, Flottard, Gelis, Lanque-
tin, Gustave de Beaumont, Garnier Pages, de Male-
ville, dans une réunion où les partisans de la dynastie
dominaient par le nombre, avaient en vain, deux heures
auparavant, essayé de se former en comité de sûreté
générale. Le peuple les avait couchés en joue en criant :
«A basles Orléanistes!» Il n'était résulté de cet inutile
essai que la nomination de M. Garnier Pages aux fonc-
tions de maire de Paris, avec MM. Guinard et Recurt
pour adjoints. La République, née le matin dans l'ima-
gination du peuple, avait pris comme le feu aux pou-
dres. Elle surgissait partout. Le nom de Louis-Bona-
parte prononcé à l'hôtel de ville, comme il l'avait été
aux Tuileries, n'avait même pas éveillé l'attention des
masses. Le mot de République couvrait tout.
Le peuple sentait sa souveraineté et ne paraissait pas
disposé à s'en dessaisir aussi facilement qu'en 1830.
L^esprit d'organisation, qui régnait au milieu du désor-
dre même, indiquait la nature de ses préoccupations. A
peine maître de l'hôtel de ville, son premier soin avait
été de former un corps, sous lenom de (/é%u^jrfup^u;)/^.
Ce corps, présidé parle citoyen Drevet, père, s'était dis-
tribué en treize postes occupant les principaux points.
Des factionnaires improvisés furent placés aux portes
302 SECONDS RÉPUBLIQUE FIANÇAISB.
des caisses, des archives et du matériel. Ces mêmes dé-
légués, avertis par le concierge Demarchelier que cin-
quante-neuf gardes municipaux étaient cachés en divers
endroits du palais, les firent évader. Le citoyen Perce-
pied alla acheter des blouses pour travestir ces mal-
heureux. Les délégués organisèrent, en outre, une
surveillance des dépenses relatives à la nourriture, fi-
rent transporter les morts dans une salle qui fut nommée
Salle des Morts et gardée par un poste de dix-neuf hom-
mes. Les familles purent ainsi reconnaître ceux de
leurs membres qui avaient succombé pour la cause ré-
publicaine. Des soins furent donnés aux blessés.
Malgré ces essais d'organisation, l'entrée du gouver-
nement provisoire à Thôtel de ville ne se fit pas aisé-
ment. La multitude répandue dans le palais ne s'ouvrait
qu'avec répugnance devant les nouveaux maîtres de
ses destinées. M. Charles Lagrange facilita leur entrée
en l'annonçant. Grâce à M. Ledru-Rollin, qui parut un
des premiers dans la salle du Conseil, le mauvais effet
de celte dictature, issue de la Chambre des députés, fut
atténué. La popularité de l'avocat républicain fut très-
utile au nouveau gouvernement en cette circonstance.
Il n'eût peut-être tenu qu'à lui de l'étouffer dans son
germe. Mais lui aussi avait oublié le mot du jeune Saint-
Just : « On ne gouverne pas sans amis.» Il prépara les
logis à ses collègues, ou plutôt à ses adversaires.
L'entrée du vieux Dupont (de l'Eure), appuyé d'un
côté sur le député Legendre, de l'autre sur sa ména-
gère, acheva d'apaiser le peuple, toujours sensible aux
choses qui font spectacle. Placé immédiatement au
bureau, le vieillard ne put supporter l'étouffante chaleur
1^
GOUVERNEMENT PROVISOIRE. 303
de lasalle. Il faillit à s'évanouir. On remporta. M. Arago,
malade, arriva de l'Observatoire, accompagné de quel-
ques parents et de M. Frapoli, patriote italien réfugié.
M. de Lamartine erra longtemps de salle en salle, exci-
tant l'enthousiasme par Téloquence de sa parole, la
méfiance par les variations de sa vie politique. Ses efforts
pour laisser le gouvernement provisoire dans le vague
où se complaît son esprit et éloigner un parti pris dé-
finitif, échouèrent. Le peuple voulait la République.
MM. Dupont (de l'Eure), Arago, Ledru-RoUin, Ma-
rie, Crémieux, Garnier Pages, Lamartine, parvinrent
enfin à se grouper dans un cabinet attenant à celui du
préfet et jadis occupé par M. Parent, secrétaire général
de la préfecture de la Seine. Il manquait encore quatre
personnesà cette réunion première, les trois journalistes
et l'ouvrier dont les noms semblaient avoir été systéma-
tiquement oubliés des listes de la Chambre. Leurs droits,
à tout prendre, valaient bien ceux des autres. Il est
même juste de rappeler que les premièrerlistes, faites
avant la séance de la Chambre, émanaient d'eux. Quand
M. Louis Blanc, dont les opinions républicaines n'étaient
pas douteuses, parut dans la salle Saint-Jean, il fut en-
levé et posé sur la table qui servait de bureau. Il fit de
là une harangue qui plut au peuple. M. Flocon parla
dans le mèmesens. M. Albert n'arriva que plus tard.
Les trois journalistes, MM. Marrast, Louis Blanc et
Flocon, se mirent ensuite à la recherche du gouverne-
ment. L'ayant enfin trouvé dans le cabinet retiré où il
délibérait, ils entrèrent. Les sept premiers dictateurs ne
semblèrent pas satisfaits de ce renfort. On parut surpris.
M. Crémieux, surtout, témoignait Tétonnement le plus
304 : SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
candide. Chacun semblait se demander ce que souhai-
taient ces messieurs et i'atlitude de ceux-ci répondait :
Gouverner avec vous. M. Louis Blanc éleva la voix et
parla de délibérer. Ce mot choqua surtout M. Arago qui
le prit sur un ton blessant. A une sorte d'invitation de
sortir j M. Louis Blanc se mit en colère. Il menaça d'en ap-
peler au peuple. Parmi les sept premiers dictateurs, trois
au moins s'en fussent mal trouvés. L'un de ces derniers,
M. Garnier Pages, homme d'un caractère affectueux,
s'empressa de concilier les esprits en embrouillant la
question par la volubilité de son débit et en glissant le
mot de secrétaires k propos des journalistes. Ceux-ci pu-
rent croire que ce titre leur était donné en raisonde leur
habitude de manier la plume. Ils pensèrent, non sans
raison, que leurs titres ne pouvaient être inférieurs à ceux
de leurs devanciers. Le Moniteur du lendemain devait leur
apprendre le contraire et amener au sein du pouvoir une
contestation nouvelle. De tels débuts laissaient assez
présager à combien de conflits l'avenir allait être livré.
Le gouvernement provisoire s'occupa tout d'abord de
pourvoir aux grandes fonctions de l'Etat. La présidence
du conseil échut à M. Dupont ( de l'Eure ) qui la délé-
gua à M. Lamartine, ne calculant guère la portée d'un
tel acte et les conséquences qu'il devait avoir. M. de
Lamartine reçut, en outre, le portefeuille des affaires
étrangères. Les autres départements furent ainsi dis-
tribués: M. Ledru-Rollin à l'intérieur, M. Crémieuxà
la justice, M. Marie aux travaux publics, M. Arago à la
marine, M. Bethmont au commerce et à l'agriculture,
M. le général Subervieàla guerre, M. Goudchauxaux
finances, et M. Carnot à l'instruction publique et aux
GOUVÉRNEMBNT PROVISOIRE. 305
culles. On plaça M. de Cour tais au commandement
général de la garde nationale de la Seine. Il était inutile
de pourvoir au service des postes, M. Etienne Ârago
en ayant pris possession. M. Caussidière, aidé de M. So-
brier, s'était emparé de la préfecture de police, M. Saint-
Armand reçut le commandement des Tuileries, et
M. Dumoulin celui du Louvre. Des commissariats d'ur-
gence étaient délivrés pour tel ou tel service, à des
hommes souvent bien peu connus de ceux-là même qui
les leur délivraient. Cette précipitation excusable sans
doute dans un premier moment, ne l'était déjà plus le
lendemain. On sait quelle légèreté y mit, pour sa part,
M. Ledru-Rollin, et les conséquences fâcheuses qui en
résultèrent pour la République.
La curée allait commencer. Il y avait foule autour des
dictateurs. Peu à peu, le lieu de leurs délibérations était
envahi par de nouveaux arrivants. Un groupe de ci-
toyens, parmi lesquels on distinguait MM. Barthélémy
Saint-Hilaire , Recurt , Guinard , Félix Pyat, Sarrans,
Duclerc, Pagnerre, etc., s'efforçaient de seconder le
gouvernement, etsortaient de temps en temps pour cal-
mer les colères du peuple. On étouffait. Les grandes
assises populaires de la salle Saint-Jean continuaient
pendant ce temps. La multitude avait nommé des dé-
légués pour assister aux délibérations de ses dictateurs.
Ceux-ci, serrés autour de leur table, enveloppés de
regards méfiants, ébauchaient, d'une main agitée, des
décrets qu'on leur arrachait à peine signés de deux ou
trois noms. On se heurtait, en se roidissait contre la
presse. La ménagère de M. Dupont ( de l'Eure ), qui
craignait que son maître ne fût asphyxié ou renversé,
T. 1. 20
306 f^ECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
ne quittait pas des maias le (los de $a chs^ise. Pes roon-
ceaux de papier maculé jonchaient le sol.
Les adhésions commençaient. L'armée en dpnqajt le.
signal. Les généraux Du vivier, Pire, Leydet, anci@Q§ ré-
publicains, envoyèrent leur adhésion au gouvernemept
provisoire. Le maréchal Soult offrit son illustre épée. Ou-
bliant qu*il avait voulu faire avaler aux Parisiens le s^-
bre d'Isly jusqu'à la garde, le maréchal Bugeaud mit cç
sabre aq service de la République. Le général LarQQri-
ciëre, malgré la blessure qu'il avait reçue le matin ay
Château-d'Eau, vint à l'hôtel de ville, ainsi que le ffér
néral Bedeau. Tous deux refusèrent, il est vrai, le porte-
feuille de la guerre qui leur fut offert. Ils motivèrent ce
refus par des raisons toutes spéciales, et relatives à leur
poaition dansVarmée. Il y avait au fond une raison de
convenance qui dominait les autres. N'eût-il pas été
au moins fort singulier de voir au niinistère de la guerre,
le soir du 24 février, un général qui, le matin mêijie,
défendait le trône de Louis-Philippe 7 (^'esprit conser-
vateur du gouvernement provisoire se trahissait dans
cette proposition. Les intérêts existants pouvaient y
trouver leur compte, mais rien n'était plus subversif de
la logique révolutionnaire. Ce n'est pas la preniière
fois qu'il nous sera malheureusement donné de remar-
quer comment des hommes de talent, d'esprit, et, ce
qui vaut mieux, de très-honnêtes gens, peuvent faire
en politique de mauvaise besogne.
Une trentaine de décrçts et de proclamations fjjt
l'œuvre de cette nuit pleine de tu^ï)ulte et de périls.
 chaque instant, le travail xles dictateurs était violem-
ment interrompu par l'invasion des délégués envoyés
GOUVERNEMENT PROVISOIRE. 307
par le peuple qui tenait ses séances dans la vaste salle
Saint- Jean. Ces délégués arrivaient en armes, et pré-
tendaient assister au travail du gouvernement. La mé-
fiance la jDoins dissimulée régnait autour de ce pou-
voir naissant. Le peuple a coutume de dire : « On
nous a si souvent trompés, v II y a du vrai dans ce mot.
Mais il n'est pas moins certain que le peuple n'aura ja-
mais ce qu'il soubaite, et qu'en ce sens on le trompera
toujours. La multitude veut le bonheur, c'est-à-dire
l'idéal ; elle prétend à la justice absolue, c'est-à-dire à la
perfection. Le tort de certains hommes est de lui pro-
mettre ce qu'ils ne sauraient lui donner, cçque n6Qpm-
porte pi|s d'ailleurs la misérable condition humaine.
D^s ces irruptions de la foule, le pouvoir dictato-
rial oscillait comme une barquQ secouée par la Ume.
Le plus léger incident pouvait entraîner sa chute. Une
seule voloQté déterminée, dans cette cohue de gens
armés, eut en certains moments pu donuer le signal
d'un massacre suivi de la plus effroyable anarchie. Il
.^t miraculeux que dans une telle quantité d'hommes,
il ne s'en soit pas trouvé un seul animé de sentiments
réellement hostiles et décidé à tenter un coup de main.
Dans ces crises suprêmes des peuples, le niveau moral
s'élève. La méfiance garda donc des mesures. Et pour-
tant cette méfiance était légitime à pareille heure, vis-
à-vis d'une dictature dont la majorité inclinait vers la
régence. Bien plus, elle était justifiée par les premiers
décrets qui furent envoyés au Moniteur^ et répandus le
soir même dans Paris.
La première proclamation était formulée de la ma<«-
nî^re suivante.
308 SF.r.ONDR nÉPCRMOUE FBANÇAISE.
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS.
Proclamation du gouvernement provisoire au peuple
français.
<f Un gouvernemenl rétrograde et oligarchique vient
d'être renversé par Théroïsme du peuple de Paris, Ce
gouvernement s'est enfui en laissant derrière lui une
trace de sang qui lui défend de revenir jamais sur
ses pas.
» Le sang du peuple français a coulé comme en
juillet, ce généreux sang ne sera pas trompé. Il a con-
quis un gouvernement national et populaire en rapport
avec les droits, les progrès et la volonté de ce grand et
généreux peuple.
» Un gouvernement provisoire, sorti d'acclamation et
d'urgence par la voix du peuple et des députés des dé-
partements, dans la séance du 34 février, est investi
momentanément du soin d'assurer et d'organiser la
victoire nationale. Il est composé de :
» MM. Dupont (de l'Eure), Lamartine, Crémieux,
Arago (de l'Institut), Ledru-Rollin, Garnier-Pagès,
Marie.
> Ce gouvernement a pour secrétaires :
» MM. Armand Marrast , Louis Blanc , Flocon et
Albert (sic).
> Ces citoyens n'ont pas hésité un instant à accepter
la mission patriotique qui leur était imposée par l'ur-
gence. Quand la capitale de la France est en feu, le
mandat du gouvernement provisoire est dans le saliit
001) VERSEMENT Pa0VlS01H£. 309
public. La France entière le comprendra et lui prêtera
le concours de son patriotisme. Sous le gouvernement
populaire que proclame le gouvernement provisoire,
tout citoyen est magistrat.
» Français ! donnez au monde l'exemple que Paris a
donné à la France. Préparez -vous, par Tordre et par la
confiance en vous-mêmes, aux institutions fortes que
vous allez être appelés à vous donner.
D Bien que le gouvernement provisoire agisse uni-
quement au nom du peuple français, et qu'il préfère la
forme républicaine» ni le peuple de Paris, ni le gouver-
nement provisoire, ne prétendent substituer leur opi-
nion à l'opinion des citoyens qui seront consultés sur la
forme définitive du gouvernement que proclame la sou-
veraineté du peuple.
» L'unité de la nation, formée désormais de toutes
les classes des citoyens qui la composent : le gouverne-
ment de la nation par elle«même.
» La liberté, l'égalité et la fraternité pour principes;
le peuple pour devise et pour mot d'ordre : voilà le gou-
vernement démocratique que la France se doit à elle-
Hiémeetque nos efforts sauront lui assurer.
» Signé : Dupont (de l'Eure), Lamartine, Grémieux,
Ledru-RoUin, Garnier- Pages, Marie, Arago, membres
du gouvernement provisoire.
Armand Marrast, Louis Blanc, secrétaires.
Cette proclamation n'est pas un chef-d'œuvre, mais
c'est là son moindre défaut. Les actes d'un pouvoir nais-
sant sont examinés avec soin. En butte aux soupçons du
peuple, la plus grande faute qu'il puisse commettre est
310 SECONDE RÉPOBLIQUB PRANÇAISft.
de rester dans une ambiguïté qui laisse 1^ champ aux
suppositions. Au nom de quel gouvernement les dic-
tateurs s'adressaient-ils au peuple? Qu'éiait-ce que ces
sympathies républicaines si faiblement expriihées î
Cette phraséologie vague ne cachait- elle pas quelque
embûche? La duchesse d'Orléans n'était pas sortie de
Paris, disait-on. Les armées royales pouvaient revcnifr
Ceux qui n'avaient pas craint de demander ou plutôt
de prendre la dictature, craignaient-ils de se côm|)ro-
mettre en proclamant la République 7
Un motif respectable, sans doute, avait pu influer sût
ce premier acte politique du gouvernement provisoire.
Il ne voulait peser d'aucune sorte sur la conscience dd
pays. Il avait la prétention de laisser la France libre
de se choisir un gouvernement. Mais comment conci*^
liait-il ce scrupule de légalité avec l'illégalité de sa
condition? Un tel raisonnement eût été àâa ptacddàtti
la bouche d'un pouvoir intérimaire légalement ctHmti^
tué. Chez un directoire acclamé par une poignée d'àCo-
lytes, contesté pour un tiers, conçu et formé enif^tnille,
dans des bureaux de journaux, une telle réserve pou-
vait bien paraître suspecte. Quand on a fait un pas dattô
l'arbilrairei on ne saurait à son gré s'arrêter. Les dicta-
tures ne sont pas faites d'ailleurs au nom et en vertu
des majorités. Elles ne relèvent que de la e^nscience.
Elles s'appuient sur une idée qu'elles regardent comme
supérieure aux lois établies, et qui échappe, comme les
vérités mathématiques^ à la décfision du tiotubrè. fin
un mot, elles ne relèvent que d'elles«^mèmw du de
Dieu.
Où était l'idée du gouvernement provisoire ? Et é*î!
GOUVERNEMENT PKOVISOIRE. SI 1
Croyait la République préférable à toute autre forme
gouvernementale , pourquoi iie ta proclamait-il pas ?
Non-seulement elle était possible le 24 février 1848,
mâil^ encore elle était inévitable. En reculant devant
elle, le gouvernement provisoire avait l'air de la crain-
dre. Entre les rêves dont les poètes de Téconomic
publique bercent Timagination du peuple, entre les pré-
tentions excessives des masses et leur condition pré-
senté, il y avait beaucoup à faire. Un gouvernement
républicain il' est au létal qu^uhè promesse. Le procla-
mer, c'était seulerilent s'engager à faire quelque chose.
Le gouvernement provisoire se sentait-il plutôt disposé
ii conserver qu'à renouveler nos institutions ?
Ces observations, le peuple les fit en un moment . Il
remarqua en outre que deux noms manquaient à la
signature de cette pièce : les noms de MM. Flocon et
Albert. M. Ledru-RoUin n'avait pas sigtié d'abord. Son
tiôtti figura pourtant au Moniteur après ta rectification
d^Uri paragraphe , niais le nom de M. Albert, que
M. Lôuis-Rlanc aurait, dit-on, ajouté sur épreuve, n'y
existait pas.
Les proclamations et décrets suivants relatifs à la
gà)*dë nationale, aux ministères, à la dissolution des
Chambres, à diverses nominations, portaient également
pour siiscription : « Au noin du peuple français. »
Ces décrets, copiés et imprimés, circulaient de main
ëfl tiiàin dàtis les salles populeuses de l'hôtel de ville.
On lès lisait à haiite voix en les accompagnant de com-
mentaires. Dé là ils parvenaient à la foute immense qui
couvrait la place de Grève. Des flots de nouveaux arri-
vants augmentaietit ssdaë cesse celte innombrable mùl-
312 SECONDE R3PUBLIQUE FUANÇAISE.
titudc. HWe débordait de la (dace jusque sur les quais,
les ponts et les rues des alentours.
Partout on s'étonnait de ne pas voir, en tête de ces
décrets, le nom de la République devenu le cri unanime
de la population. Il n'y avait pas dix mille républicains
à Paris la veille, mais Tidée avait germé tout à coup, et
la ville entière s'enivrait d'un nom amené d'ailleurs par
la logique des circonstances. Le mécontentement du
peuple se traduisait en clameurs menaçantes qui arri-
vaient aux oreilles du gouvernement provisoire. La place
entière boulait, comme une mer agitée.
Les scrupules des dictateurs faibhrent devant ces
premières brises de la colère du peuple. On se hâta
d'envoyer retirer du Moniteur la malencontreuse procla-
mation, et d'y substituer, au paragraphe parlementaire
où il était question des préférences républicaines du
gouvernement provisoire, une phrase plus explicite :
« Le gouvernement provisoire veut la République, sauf
ratification par le peuple qui sera immédiatement con-
sulté (1). » La proclamation ainsi amendée fut lancée
à grand nombre d'exemplaires du haut des balcons et
des fenêtres du palais. La foule s'en saisit, les lut. La
bonne nouvelle circula bientôt de bouche en bouche.
Un immense cri de : « Vive la République! » s'éleva
de la place, et, gagnant de rue en rue, il fut bientôt ré-
pété par Paris tout entier.
Mais la lutte était loin de finir à l'intérieur du palais.
A chaque instant, des groupes furieux venaient heur-
ter à la porte du cabinet où s'était enfermé le gouver-
(1) Voir le Moniteur univenel du 25 février 184tt.
GOUVERNEMENT PROVISOIRE. 313
nement provisoire. Les crosses des fusils heurtaient
avec violence et faisaient craquer les serrures, il fallait
parfois que des hommes dévoués, des élèves des Écoles
polytechnique et Saint-Cyr, que des gardes nationaux,
des citoyens animés du sentiment de Tordre, employas-
sent la force pour soutenir le choc de ces agressions.
MM. Louis Blanc, Flocon, Albert, les membres les
plus populaires de ce Directoire, sortaient et allaient
calmer la foule.
M. de Lamartine vint plusieurs fois haranguer les
plus exaltés. Ce rôle n'était pas pour lui sans péril,
mais il convenait à ses goûts et à son caractère. Les
soupçons qu'il excitait irritaient son orgueil, comme le
danger irritait son courage. Cette situation romanesque
plaisait à l'auteur des Girondins. Mais souvent il ne
recueillait pour prix de son éloquence que quelque
réplique de ce genre : « Vous qui parlez si bien,
ne cherchez-vous pas à nous endormir? » D'autres
ajoutaient* : « Malheur à vous et à ceux qui, sous le
nom de République, chercheraient à nous ramener
Henri V ou la Régence ! »
Certains groupes répétaient avec obstination que
Garnier Pages le bon était mort, et s'écriaient : c Nous
voulons la tèle du maire de Paris !» M. de Lamartine
étant sorti pour apaiser ces furieux, on cria : « Nous
voulons la tète de Lamartine, c'est un aristocrate ! »
— «Ma tète! répliqua-t-il; plût à Dieu que vous l'eus-
siez tous en ce moment sur les épaules. Vous seriez
plus calmes ! » Le mot réussit. Le peuple passe aisément
de la colère à l'enfantillage. Il se mit à rire. Un seul
homme, plus acharné ou moins accessible à un trait d'es-
àl4 SEGONbË RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
prît, Saisit M. de Lamartine au collet, et lui dit : « Ce
n'est |)as ici ta placé ; va chanter. » M. de Lamarline se
dégagea et alla, en effet, du haut du perron de Hiôlel
d^ ville, harangtl^r la foUlë. Dix mille hommes, dont
les trolË quarts ne purent sans doute distinguer le sens
de ^ës paroles, le couvrirent d'applaudissefcnents. Oa le
repoKa éti Iriotiiphe au cabinet du gouvernement pro-
visoire.
Une des plus bizarres prétentions de la multitude
était de Vôit^ fohctionhéi^ le gouvernenient provisoire.
è Nous avons été l^i àoUverit trompés ! » disaient-Ils. À
peltiô M. dé Laiiiâî'liile était-il rentré dans ta salle du
gduvehiëmeht, qu'une Irotipè considérable dé délé-
gdés dé la place publique envahit rhôtel de ville. Le
chef des premiers délégués, organisés dans le palais en
pdstèé tWilîtakes, M. Drévet, enVoyà prévenir M. de La-
itlàKinë. IJn grand bruit d^armes et de cris retentit
dans lès escaliëris. Plusieurs portes furent brisées. Le
gôuVéfneni)en( provisoire se criit perdu. 11 éleva à la
hâte Une sot^té dé barricadé coiitrë la porte, entassant
les meubles les uns sur les autres, et les soutenant de
Tépaulè. « Ouvrez ! » vociférait la foule. « M. de La-
liiâMine va soi tir, et s*àbôiichér avec le peuple,» rè-
pondit-ôn.
Là capitulation fut acééptée. M. de Lamartine sortit.
El tandis que lé gouvernement provisoire se fortifiait
eu édbelonhant de nouveaux postes, on entraînait ie
pbête à là sâllé Saiht-Jean. u  bas Lamartine! »
crfait-otl âiir son chemin. Un homme, dé stature gigan-*
lésque, à longue bàrbé d'uû blond saie, Taposiropba
en térfnèô injurieux. tJâ autre tira un coup de pistolet
GOUVBRNBMBNt IHlOtlSOlkS. 3^6
qui biôssa du nez un jeuûe hoinme qui se tenait prèë
de lui. Le citoyen Drevët Be jeia^ le sabre à la main,
au-devant de ces furieux. Arrivé à la petite extrade de
la salle Saint-Jean, M. de Lamartine demanda ûht noii-
veaux venus ce qu'ils Voulaient. «Persuadés, lui ré-
pondit-'On^ que vous ne vous êtes placés à là tète dtt
gouvernement que dans l'intention d'escamoter la fé^
volution, et de ne point proclamer la République ^ tibtlfc
venons nous installer en permanence auprès de vous^»
— « Qu'est-ce qUl a prononcé le mot de République ? •
articula M. de Lamartine? — «Tous! tôUs!»"^
« Savez-vous ce que c'est que le gouvernement fép^-
blicain? » ->- « Dites-le ! » Loi^squ'il eut fini de pàHéf,
l'ours populaire était encore une fois muselé; Cette
multitude, guidée par de très-justes instincts dé dé^
fiance, se croyait injuste, coupablcj àbuBéé^ etèerëti^^
rait en applaudissant. Étemelle histoii'e de là néiv^té
liumainé !
Une petite proclamation, qui ne figulre pas au Monh*
teur^ fut aussitôt après affichée dans Paris. Elle était
conçue en termes destinés à mettre lés^ citoyens éU
garde contre les calomnies qu'on faisait circuler sUr !%
compte du gouvernement provisoire (1).
Dans ces heures dévorantes, où il fallait pourvoir à
tout en n>éme temps, on avait oublié de fouf^tiir deè
aliments à la multitude armée ^ qui s'était improvisée
gardienne de l'hôtel de ville. Une foule de eombattahts^
qui arrivaient après deux jours d'absence de leur doitii-
cile, affamés et sans argent, criaient ; « Du pain seu^
{\) \o\rM%:Pihceê Jm9tifictUivé$t n. \2.
316 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
lement! nous ne demandons que du pain ! » On eut bien
de la peine, au milieu d'un pareil désordre, à satisfaire à
ces demandes. Il fallut que le dévouement individuel
prit l'initiative. Le chef des délégués, Drevet, contribua
de sa bourse pour une somme assez considérable à Ta-
cbat des vivres. Les membres du gouvernement sou-
pèrent à minuit d'un pain de munition et d'un reste de
vin laissés par un huissier.
Les blessés gémissaient çà et là sur un peu de paille
dans la cour et dans des coins du palais. On les réunit
dans les chambres voisines de la salle du Trône. On as-
sembla dans ces ambulances tout ce qu'on put trouver
de matelas et de literies. Les docteurs Thierry et Sam-
son, aidés des jeunes gens des écoles et des délégués,
prodiguèrent à ces malheureux les soins les plus actifs
et les plus affectueux.
H. Charles Lagrange se multiplia pendant ces pre-
mières heures de l'installation du gouvernement provi-
soire. Acclamé gouverneur de l'hôtel de ville par le
peuple, il aida beaucoup à contenir les bandes d'assail-
lants qui se succédèrent à l'hôtel de ville jusqu'à une
heure Irès-avancée. Le feu de ses regards, ses longs
cheveux au vent, l'enthousiasme qui forme le caractère
le plus saillant de sa physionomie, tout en lui contri-
buait à captiver les masses. Les vieux républicains, les
hommes de barricades étaient heureux de voir au mi-
lieu d'eux le brave combattant*de Lyon.
Dans ses fonctions de gouverneur, M. Charles La-
grange était aidé par un homme énergique et actif,
M. Rey, qui prit le titre de colonel et qui était digne à
tous égards de le porter. On conçoit que la nomination
r.OUVEnNEMENT PROVISOIRE. 31?
(l'un gouverneur de l'hôtel de ville devait amener un
conflit de pouvoir entre les délégués et H. Lagrange.
Il ne se produisit pas d'abord, mais il éclata le lende-
main. Le résultat fut de délivrer le gouvernement pro-
visoire de la surveillance inquiète des délégués.
Vers minuit, la plupart des membres du gouverne-
ment provisoire, brisés de fatigue, épuisés de besoin»
s'étaient retirés. L'accablement était si grand, après une
telle journée, que plusieurs des citoyens accourus pour
aider le nouveau pouvoir dormaient sur le parquet.
Malgré les efforts des dictateurs pour rétablir Tordre,
l'aspect de Paris n'était pas rassurant. Aucune force
constituée, aucun pouvoir régulièrement établi ne ga-
rantissait la société contre un coup de main. Les barri-
cades et les hommes qui les gardaient étaient à peu près
la seule force publique qui veillât sur la capitale. L'ar-
mée se désorganisait avec une effrayante rapidité. La
garde nationale, revenue d'un premier enivrement et
comprenant enfin la conséquence des banquets, cachait
sa honte et ses terreurs. Tout citoyen était devenu ma-
gistrat, selon l'expression du gouvernement provisoire.
Mais rien ne les reliait en groupe, et parmi les douze
cent mille magistrats dont se composait la population
de Paris, on pouvait bien compter trente mille voleurs^
vagabonds et repris de justice.
Le gouvernement provisoire eût pu amener le réta-
blissement de l'ordre en se concertant avec M. Caus-
sidière, mais il avait des motifs pour ne pas le faire.
La nomination d'un maire de Paris allait mettre la Pré-
fecture de police à la disposition de M. Garnier Pages.
Or, MM. Caussidière et Sobrier, désignés par la réunion
348 SBCOMB RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
de U Réfom^^ ne pouvaient point convenir à Tancien
rédacteur du J^atùmat. Ils envoyèrent dans la soirée la
note suivante à l'hôtel de ville : « Nous n'avons encore
reçu ^ii^Qun mot d'ordre du gouvernement provisoire ;
il est urg^pt qu'il noua soit transmis immédiatement
pour éviter les conflits. » Ils ne recurent point de ré-
ponse.
M. Caussidière avait isolément pris quelques mesures
d'virgenQe. Lorsqu'il arriva à l'hôtel de la Préfecture,
Q^viron deux mille sept cents hommes de garde munici-
pale s'y trouvaient encore. Ils se retirèrent. La garde
Hiunicipale dut laisser ses armes. En arrivant au quai,
q^e1ques-uns de ces boiqpaes essuyèrent malheureuse-
ment une fusillade qui en tua plusieurs. Aidé d'un ca-
pitaine de la 1 1 « légion et del'adjudant Carôn, H. Caus-
sidière organisa un service militaire, composéde gardes
mitionaux et surtout d'insurgés. Labrigade des porteurs
de dépêches fut augmentée. Le service des sapeurs-
l^mpiers fonctionna comme de coutume et eut même
l'occasion d'éteindre un incendie au Palais-Royal. Le
Qâliveau préfet et son collègue M. Sobriertirent afficher
leaoir mèmeupe proclamation au peuple souverain a»-
nooçant la nomination du gouvernement provisoire et
engageant les citoyens à ne pas quitter leurs armes et
leurs positions.
Cette proelamation ne fut pcunt insérée au Mmi-
kHr (4). La nomination de MM. Caussidière et Sobrier
n'avait pas été ratifiée par le gouvernement provisoire.
Hais lorsqu'à minuit, M. de Lamartine, accompagné de
(t) Toîr aux P^cêê Juiti/kmfiveiy n. 1.%.
GODTBRNBMBNT PaOTlSOlRB. 319
MM. Payer, Faivre et Ernest Grégoire, sortit de rtiôlej
(le ville, il put apercevoir les barricades <|ui entQiira^i||
la Préfecture de police garnies d'insiur|gés bien armé^fit
vigilants. Des lampions et d^s fçux de bivacs faisaiçp,(
étinceler les baïonnettes dans les ténèbres. Lq Préfecture
avait plutôt IVir d'un camp de partisans, hardiment poç^
au milieu de Paris, que de l'hôtel d'une administration
municipale. Ce tableau dut inspirer à M. Garnier P^gè^,
s'il put le contempler, de prudentes réflexions.
Paris était paisible et mieux gardé que par une armée.
Derrière les barricades, les insurgés fumaient leur pipe
au feu des bivacs, causant de l'avenir de cette jeune
République née des idées du siècle et d'une mauvaise
humeur de bourgeois libéraux. Ils s'entretenaient d'es-
pérances d'avenir. Pauvres gens! qui ne voyaient pas
combien l'avenir était chargé d'orages. Ils s'enivraient
d'un mot, d'un cri. Ils oubliaient que la société fran-
çaise a été intégralement brisée en 1 789; que la Décla-
ration des droits a émancipé tous les citoyens, mais que
nul gouvernement n'avait réussi à constituer le contrat
do l'autorité nouvelle, le pacte des hommes libres, le
joug qui doit les asservir à une raison sociale; ilsîgno-
raientque nul, parmi leurs dictateurs du jour, n'était apte
à leur faire accepter ce joug ou à le leur imposer au besoin.
Ils parlaient de vertu, de fraternité, de bonheur, et ja-
mais plus de misères et de crimes ne devaient sévir
contre ce fier peuple. Chaque cri d'enthousiasme, le soir
du 24 février, était une promesse de sang. Car au
fond et sans s'en douter, chacun, en criant : «Vive la
République, » criait très-équitablement: «Vive moi! »
Le foyer de l'autorité tendait à se transporter parcellai-
320 SBGOKDE nÉrUDLIQUE FRANÇAISE.
rement du centre à la circonférence, mécanisme anti-
monarchique fort simple sur le papier, mais que les con-
ditions existantes, la mauvaise fortune qui frappe les
nations comme les individus, le manque d'un homme
spécial peut«>étre, rendaient plus obscur que les mythes
de rinde.
Les complications allaient commencer dès le len-
demain J
CHAPITRE Vm.
La société française manque de garanties. — Instinct des sectes socialistes. —
Elles s'unissent aux néo-jacobins pour la manifestation du 25 février.. — Le
drapeau rouge. — Ses significations contradictoires. — Horreur qu'il inspire
aux conservateurs •— La Grève au point du jour du 26 février. — Arrivée des
hordes de la misère. — Envahissement de Thôtel de ville. — Affluence des
cadavres qu'on apporte au palais de tous les points de Paris. — Chevaux
morts traînés sous le porche. — M. Auguste Blanqui. — M. Flocon part à la
tête d'une colonne pour le fort de Yiucennes. — Résistance du gouvernement
provisoire aux volontés de Témeote. — Faible insistance de M. Louis Blanc.
— Hésitation. — Sortie de M. Goudchaux contre le drapeau rouge. ^ L'ou-
vrier Marche. — Droit au travail. — Petit décret de M. Louis Blanc. —
Nouvel assaut donné au gouvernement provisoire. — M. de Lamartine devant
le peuple. — Sa trahison involontaire. — Son amour des applaudissements.—
Discours en faveur du drapeau tricolore. — Un mendiant embrasse M. de
Lamartine. — Défaite du drapeau rouge. — Indécision de M. Blanqui. •—
M. Charles Lagrange nommé gouverneur de l'hôtei de ville. -^ Conflits
entre le gouverneur et les délégués du peuple. — Us refusent de laisser enle-
ver les cadavres. — Décrets divers du 25 février. — Incendie du château de
Neuilly. — Dévastations dans la maison de M. de Rostchild à Puteaux. —
Retour de Vincennes. — Adhésions des grands corps de l'État an régime
nouveau. — Les départements acceptent la République. — Bruits erronés
sur la fuite du roi et de sa famille.
La journée du 26 février 1848 eut une influence
décisive sur les destinées de la seconde République
française. Le parti conservateur devait remporter sur
Tesprit révolutionnaire. Mais il est juste d'ajouter que s
la République était possible, inévitable en février 1848,
elle ne pouvait l'être avec les conséquences que les
T. I. 21
322 SECONDS HÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
Français de notre époque prétendent attacher à son
nom.
La société des hommes libres du xix<» siècle sent
très-bien Tisolement qui résulte de la déclaration des
droits. Elle n'ignore pas que dans le morcellement des
classes, dans le nivellement qui réduit un peuple à la
molécule individuelle, Thomme reste faible, livré à sa
seule force et aux coups de la fortune. La grossière as-
surance mutuelle des sociétés anciennes et du moyen
'âge, celle du maître et de l'esclave, du seigneur et du
Tassai n'existe même plus ici. Dans la bataille de la vie
chaque homme ne peut plus compter que sur sa pro-
pre force. La société américaine a trouvé moyen de se
former et de se développer sous Tempire de ce principe
féroce, et une sorte de solidarité indirecte, sans amour,
sans charité, née du jeu suractif des capitaux et d'une
profonde compréhension des intérêts individuels, a pu
sauver cette vaste association industrielle. Mais chez
nous, peuple catholique et monarchique , hommes de
sentiment accoutumés au régime de l'autorité, la li-
berté ne fut profitable qu'à un petit nombre d'hommes,
à cette classe moyenne qui se rapproche des Améri-
cains par son culte pour les intérêts matériels. Le reste
de la nation, la grande majorité du pays, s'effraya de
se trouver livré aux chances aléatoires d'une vie libre,
mais sans garantie. Depuis la déclaration des droits, les
Français pouvant aspirer atout, moàs n'étant pas même
sûrs de manger du pain, vivent dévorés de souci,
d'ambition et de misère.
Tous les grands esprits du xix« siècle ont été frappés
de cette laeuaev Le sœialisme dcmt on a dit trop de
iQalt tUeste au total l'ardente recherche ë'uiie garantie
indispensable à la société, française. En ocmsiatantja
cacophonie de ces sectes groupées sous im nom jéné^
rique, en n'oubliant pas que les utopies sont lés remèdes
,de bonne feisume, les drogues empiriques etd^see^
rées des sociétés malades, il est permis d'affîmev aû^
jourd'hui où nulle passion ne se «néle à ces réflexions
sur les rives du Cocyte, qu'il passera quelque ehose^de
Saint-Simon et de Fourier dans nosinstUtions fti^
tures.
Surprises, conHne toutfo mondevde la victoire de> lé-
vrier et de la pmclaoMtUoade la République, le» sec-
tes socialistes n'eiii*en( pofs le temps àe se* préparer à
intervenir, dès le premier moment^ dans la formation du
pouvoir. Jusqu'alors elles, ni'exiétaient pas à l'état de
parti. Elles formaiîent, ()our. aÎBsi dire, un certain, nom-
bre de .petites églises desservies par des ministres de
différentes commuions, et soutenues par leuts fidèles
respectifs.
Très-près de ces seotes^îlfaut placer le/ JaeobnMme.
Cjel^^ei avait beaucoup contribué ai la victoire dd fé-
vrier. Il ne lui fut pas difiScile de comprendre aux pl^e^^
mières proclamations du gouvernement provisoire que
le gou^vernement ïviu^is n'avait &ît que changer 4é
nom. Le soir même du 34' février les hommes de ce
parti énergique purent^ se communiquer leurs iuiffe^
sions dansles groupes de la Grève et ie la.BastiUe«I/i^
4ée d'exercer une pression sur les dictateurs ou pi»*-
tôt de susciter une agitatie«i qui les emporterait ^ass
la tourmente, germa dans l'esprit des méèontents.
AjlOQtops à ces causes de lérmenjtttiony une^fiM^e 4ê
3S4 SECONDS RÈPUBLIQUB FRANÇAISE.
bruits sinistres qui, en alarmant les révolutionnaires, les
poussent aux mesures extrêmes. On redoutait les forts,
un retour imprévu des princes, une intrigue de la du-
chesse d'Orléans avec certains membres du gouverne-
ment provisoire, mille autres dangers plus vagues et
d'autant plus propres à troubler les âmes.
La première pensée des agitateurs fut de trouver un
signe de ralliement, une couleur qui devint en même
temps celle de leur drapeau. Afin de séparer plus ra-
dicalement la République du passé, ils forceraient en-
suite le gouvernement provisoire à arborer ce drapeau
révolutionnaire. On fît choix du drapeau rouge. Pen-
dant la nuit même du 24 février, ils travaillèrent acti-
vement à confectionner des drapeaux et à distribuer
des lambeaux d'étoffe rouge qui devaient servir à la
manifestation du lendemain. Quelques membres du
gouvernement provisoire, en revenant à Thôtel de ville
sur la fin de la nuit, rencontrèrent des groupes d'hom-
mes portant déjà à la boutonnière la couleur qui devait
apparaître, comme une aurore sanglante, avec les pre-
mières lueurs du jour. Ils prirent cela pour un signe de
ralliement et rien de plus.
Le drapeau rouge était bien choisi. Quoi de plus
beau que le rouge ? Il enchante l'œil comme une fanfare
enchante l'oreille ^ il est sonore comme un hallali dans
les bois. Sa couleur est celle du sang et par conséquent
de la vie. Le rouge excite au combat. Les soldats ro-
mains s'habillaient de rouge pour que l'ennemi ne vit
pas leurs blessures. Le rouge resplendit dans les pom-
pes de l'Église. C'était la couleur de T oriflamme gau-
loise et du vieux drapeau français. Les fédérés de 1 79SI,
60UVBRNBMBNT PROVISOIRB. 325
luttant contre la réaction du pouvoir, levèrent le drapeau
rouge. Chaque fois qu'un tas de pavés s'est dressé au
coin d'un carrefour contre la monarchie, on a presque
toujours vu flotter un guidon rouge au sommet. Au
total quelqu'antécédent historique ou symbolique qu'on
puisse lui donner, cette couleur rouge exprimait à
Paris au xix« siècle, je ne sais quel sentiment insur-
rectionnel qui devait lui attirer fort légitimement Ta-
nathème du parti conservateur.
Par un intérêt du même genre, les sectes socialistes
ne virent pas plutôt étinceler cette flamboyante ban-
nière, qu'elles accoururent comme abeilles à la ruche.
Et dès lors, il ne manqua plus qu'un acte public pour
que toutes les petites églises du socialisme devinssent
un parti.
Pendant toute la nuit, des groupes stationnèrent sur
la place de l'hôtel de ville et dans les rues voisines.
A mesure que les ténèbres se dissipaient, ces groupes
devenaient plus compacts. On voyait arriver des es-
couades populaires armées de fusils, d'armes de tout
genre, précédées d'un drapeau rouge et portant à la
ceinture une bande d'étoffe rouge. D'autres en or-
naient leur bras ou leur boutonnière* Ils distribuaient
à la foule des pièces d'écarlate qui, lacérées en milliers
de morceaux, allumèrent bientôt la Grève, les quais et
les rues voisines d'une poupre incandescente.
Les dictateurs, le visage collé aux vitres, purent ju-
ger de l'effet dès les premiers rayons du jour. Ils ne
laissèrent pas d'être fort inquiets de cette scène à la-
quelle ils comprenaient peu de chose, sinon que cela ne
présageait rien de bon pour eux. Ce peuple devenu tout
326 SEGONDB lÉPUBLfQOK FlAltÇAnB.
rouge comme par enchantement, ne pouvait avoir qae
des intentions hostiles. Leur effroi dut augmenter en
s'apercevant que les mécréants avaient poussé Tau-
daée jusqu'à mettre un drapeau rouge dans les mains
dt la figôve équestre du YeK-Galant et que des bras
coupables secouaient déjà des bannières de pourpré à
quelques fenêtres âeTliotel de ville.
Le palais était gardé par les postes des délégués pla-
cés en travers de la principale porte. Épaulés eoMre
les muraiUes, ils pouvaient mieux résister aux enva-
bisseideDts de Téitieute. D^mcieâtt cafi<Onnifers, rentrés
depuis longtemps parmi le peuple, se souvenaient de
leur premier métier. Ils se tenaient debout, mèche al-
lumée, à côté des canons.
Quand le jour se dégagea entièrement, toute la mul«
titode rassemblée en Grève déchargea en Fair ses pis-
tolets et ses fusiis<, comme si elle eut voulu par cette
salve, célébrer le fOur de son triomphe. Les dictateurs
tressaiUirent. Ne sachant à quelle cause attribuer eelte'
fbsiUade universelle, ils seréfugièrent entre les fenêtre^.
U est ibcile à un gouvememenft établi d'opposer une
résistanee à l'éitieute. Telle n'était pas la situation des
dictateurs de février, maîtres d'un pouvoir désorganisé,
dépourvus de sol^dats et de garde civique. Tandis que
MM. Marrastet Made envoyaient inutilement demander
du secours aux maires de Paris^ l'exaltation augmentait
dans les maa»^. 1^ orateura dégroupés éf^auffâfiént
les tètes; D13 temps em temps on voyait toés les bras
tendus vers to pafatts an cri dé : Yivé la République !
comme si le peispita eut craim qa'to ne v^uhit lai lui
enlever.
ftocYBBfiVBmrr protisoiib. 327
Tout à coup, une saurage clameur retentît autour de
la Grève. Des chants et des cris sans nom étonnent et
réjouissent le peupfe qui sent venir du renfort. Les ar^
tères qui s'ouvrent sur la place, vomissent une armée
d'hommes en guenilles, d'enfants perdus de la civili-
sation. C'est la petite et la grande truanderie, la sainte
canaille, la vraie, celle qui croupit dans l'ignorance, le
crime et la misère, et qui semble expier les joies et les
vertus des heureux de ce monde par tous tes vices et
les maux dont elle est chargée. Elle venait, eHe aussi,
donner l'assaut au gouvernement provisoire, eachant
peut-être dans ses rangs quelque dictateur lépreux
qu'elle eut mis au pouvoir et qui eût sans pâKr, entre
la potence et la morgue, tranché dans le vif de la société.
La multitude oscilla sous la pression de ces bandes.
L'armée des pauvres passa, entraînant une partie de
peuple au chant de la lUarseillaise. On vit alors une cin-
quantaine de mille hommes, criblée de taches rouges,
se ruer contre le palais et s* engouffrer sous le porche
de la grande entrée, comme l'eau dans une écluse. Au-
cune résistance n'avait été possible. Quand l'hMel de
ville fut plein, ce qui restait dehors couvrait encore la
place tout entière. Debout devant le palais, la multi-
tude chantait une Marseillaise monotone et téttia*
Les dictateurs comprirent renvabisiement du palais
au tumulte extraordinaire et aux coups de fusil qu'on
entendait dans les couloirs et lei escalieri. Les élèves
des écoles, les partisans du pouvoir, quelques amis par-
ticuliers des membres du gouvernement, formaient un
rempart de leurs corps aux dictateurs acculés, comme
le sanglier par la meute. Dans la salle Saint-Jetn, dans
3SI8 IBCONDB RÉPUBLIQUE FRANÇAISB.
les cours, dans tous les endroits où il était possible de
former une assemblée, les discours et les rixes avaient
commencé; sur les marches des escaliers, des philoso-
phes, pieds nus et sans manteau, cuvaient Teau-de-vie
de la nuit en grommelant des malédictions inintelligi-
bles.' Et pendant ce temps, sur la Grève, le joli drapeau
rouge flottait toujours au vent matinal qui venait de la
Seine.
Plus d'un membre de cette dictature bourgeoise re-
gretta peut-être en ce moment ses pantoufles et
M. Guizot.
Un fait étrange et qui semblait le résultat d'un plan
prémédité, contribuait puissamment à augmenter l'exal-
tation du peuple. De tous les points de Paris, des cada-
vres étendus sur des brancards étaient apportés à l'hô-
tel de ville. Les civières étaient ordinairement portées
par quatre citoyens, à peine vêtus, et dont la condition
ne valait certes pas celle du compagnon qu'ils venaient
ofirir en spectacle au gouvernement provisoire. Qui
avait donné l'ordre d'apporter ainsi tous ces cadavres
au même endroit? On l'ignorait, mais il en arrivait
comme par enchantement. La foule s'écartait pieuse-
ment devant les porteurs, qui entraient sans obstacle
dans ce palais inabordable.
La salle des morts déborda bientôt. Alors fatigués
d'empiler leurs sinistres fardeaux, les porteurs seaiè-
rem partout leurs cadavres. On en mit au beau milieu
de la salle Saint- Jean, dans les cours, sur les marches
des escaliers. Quelques-uns, tués de l'avant- veille exha-
laient déjà une odeur infecte.
Comme pour compléter cette lugubre mise en scène,
GOUVBRNEUENT PROVISOIRE. 329
des bandes de hideux petits gamins , qui jouaient et
barbottaient dans le sang, depuis la veille, autour des
chevaux morts, s'avisèrent d'une étrange chose. Ils se
procurèrent des cordes, passèrent des nœuds coulants
au cou des chevaux et s'attelant en grand nombre, ils
parvenaient à traîner la charogne jusque sous la grande
voûte du palais où ils Tabandonnaient. Ils couraient
ensuite en chercher une autre et ils en eurent bientôt
jonché la première cour. Tout cela formait un specta-
cle funeste et démoralisant. Le sang ruisselait partout;
de sorte que les lambeaux d'étoffe rouge attachés aux
habits des patriotes, ressemblaient aussi à du sang.
Cet envahissement de la mort devint tel que les doc-
teurs Thierry et Samson, effrayés, montèrent au cabi-
net du gouvernement provisoire, et dirent à M. de La-
martine, qui Ta répété dans le récit de ses actes pendant
la révolution : « Les morts nous submergent; qu'al-
lons-nous devenir? »
Un bruit très-inquiétant pour le nouveau pouvoir
ajoutait encore à toutes ces causes d'anxiété. M. Au-
guste Blanqui était arrivé de la maison de santé des en-
virons de Blois, où il avait obtenu de passer le temps
nécessaire au rétablissement de sa débile constitution.
On assurait, qu'à la tète de deux cents conjurés, il de-
vait s'emparer de l'hôtel de ville et en chasser le gou-
vernement provisoire. Deux cents hommes résolus, di-
rigés par M. Blanqui, étaient en effet beaucoup plus
redoutables qu'une multitude sans volonté déterminée
et sans chef.
Cinq .membres du gouvernement MM. Marie, Garnier
Pages, Crémieux, Laujartine et Flocon étaient alors à
330 sBeemm ntfmmtoÈ nunçAisB.
rhôPél rfc yîHe. M. Ledru-RoHm, qm venait d^afriver,
n'avait pu se faire jour à travers la mukitud^ et pé«-
nétfer josqo'an cabinet du Conseâ. Il attendait dans la
loge du concierge que ce torrent d^hommes s'écoulât
et lui permit de passer. Les dictateurs ne resteront
bientôt plus qu'au nombre de quatre. M. Flocon ventât
de descendre sur la place pour se mettre à la tête d'une
colonne considérable qui voulait absolument marchés
à l'attaque du fort de Vincennes. Le fort était gardé p»
une nombreuse garnison. Dans l'état d'exaltation du
peuple, des actes de violence dont pouvait résulter un
combat, étaient à craindre. En dirigeant luf-mémerex-
pédition,M. Flocon espérait éviter de grands malheots.
Les orateurs de la foule étaient enfin parvenus jus-
qu'aux membres du gouvernement provisoire, ils de-
mandaient aux dictateurs compte des heures écoulée».
Ils voulaient qu'on substituât le bonnet phrygien et le
drapeau rouge au coq gaulois et an drapeau tricdtore.
Ils réclamaient le désarmement de la garde nationale
si longtemps complice de la monarchie, une déclara-
tion de guerre aux rois de l'Europe, l'arrestation deê^
ministres, le procès du roi, la confiscation de ses ïÀem
au profit de la nation. Ces discours vigoureux étaieaf
tenus lesarmes^à la main. La situation des quatre dic-
tateurs présents prenait une tournure assez mauvaise.
Heureusement pour eux, M. Louis Blanc arriva. Il
parvint, aidé de BtM. Marrast et Bastide à faire éva-
cuer le premier étage.
Au fond, ce qui se passait en ce moment, n'était que
la continuation de la lutte entre le principe conserva-
teur elle principie révolutionnaire. En arborant le dra«-
peau rouge, symbole de Tunité, le gouvertiement don-
nait un gage àlai^éyolution. Il se séparait radicalement
du régime déchu. L'instinct du peuple était sûr. Il
est juste d'ajouter que le rouge n'avait pas tout à fait,
au 25 février, la significatioifi terroriste que nos guer-
res civiles lui ont donné depuis.
Pdf un instinct non moins sûr que cdui du peuplé,
la majorité conservatrice du gouvernement provisoire,
opposait une résistance désespérée à la transformation
des couleurs nationales. Elle oubliait qu'on eût été en
droit de lui demanda en vertu duquel principe elle avait
détrôné Louis-Philippe, et s'était en^parée du pouvoir
puisqu'elle persistait à suivre les errements du passé,
à conserver presqu'intact le feisceau politique et admi-
nistratif laissé par son prédécesseur? Louis-Philippe
n'avait-il pas accepté 1^ Réforme? Si la révolution
devait s'arrêter là, pourquoi s'être mis à sa place?
M. Louis Blanc ne se dissimulait pas absolument f im^
portance de la manifestation, mais il n'en vit pà^ toutes
les conséquences. Un instant délivré de la pression de
l'émeute, il plaida en faveur du drapeau rouge, plutôt
en historien qu'en politique. Le trouble et l'émotion
que laissaient derrière elle ces violentes agressions,
ne lui permirent sans doute pas de sentir quMl y avait
presque une question de vie ou de mort pour la révo-
lution dans ce simple fait. 11 ne vit pas le danger qui
allait résulter de laisser le lendemain même de février,
la victoire à l'esprit de conservation. Il parla du dra-
peau tricolore sans passion, sans conviction, rappelant
qu'il avait été créé pour les besoins d'une autre révo-
lution, dont la première tactique fbt de confondre les
332 SBGORDB RÈPUBLIQUB FRAlIÇAin.
trois ordres. Chose étrange, la mollesse même de l'ar-
gumentation de M. Louis Blanc lui ramenait les esprits
de ses adversaires, et le drapeau rouge Teùt emporté
sans l'intervention du banquier Goudchauxqui entra.
Avec ce puissant instinct de conservation de soi-
même qui donne une si grande force à la classe
moyenne, le ministre des finances de la seconde Répu-
blique vit que le pouvoir allait à la révolution. Il se dé-
chaîna contre le drapeau rouge, avec une conviction si
vraie, avec une énergie si désespérée, que M. Louis
Blanc, moins clairvoyant, moins convaincu, céda.
Mais le peuple ne cédait pas encore, lui. Un grand
bruit éclata dans les corridors. On entendit briser des
portes. Les élèves des écoles qui gardaient le gouver-
nement, les consignes postés dans les antichambres,
furent culbutés. Une foule irrésistible arriva jusqu'à la
porte du Conseil. Elle s'arrêta sur le seuil. Un seul de
ces hommes se détacha du groupe, et s'avança le fusil
à la main.
C'était un jeune ouvrier d'environ vingt-cinq ans,
nommé Marche. Ses traits, malgré leur altération mo*
mentanée, devaient être beaux. Il paraissait très-ému.
L'œil étincelant, le visage pâle, il fit en entrant sonner
sur le parquet la crosse de son fusil. D'une voix rude,
il déclara qu'il venait au nom du peuple. En même
temps, il montrait du geste cette immense fourmilière
humaine, répandue sur la Grève. Il parla en maître,
accentuanl sa phrase d'un coup de crosse de fusil, qui
tombait comme une menace à la fin de chaque in-
jonction.
L'ouvrier Marche venait au nom du peuple, sommer
eOUVBRNBlIBNT PROVISOIRE. 333
le gouvernement provisoire d'avoir à décréter à la mi-
nute le droit au travail, l'égaUté des conditions, et
l'acceptation du drapeau rouge. Il parlait le fusil en
main, cinquante mille hommes armés derrière lui,
comme s'il eût tenu en son pouvoir la vie des dictateurs.
Outre MM. Grémieux, Lamartine, Garnier Pages, Marie,
Marrast et Louis Blanc, il y avait là un groupe d'hommes
parmi lesquels se trouvaient MM. Bûchez, Flottard,
Payer, Bastide et Barthélémy Saint-Hilaire, etc. Plu-
sieurs d'entre eux prirent la parole pour répondre à
l'orateur du peuple.
Avec cette sécurité profonde que donne l'ignorance,
l'ouvrier Marche venait de poser au gouvernement pro-
visoire, la grande question du xix« siècle , la garantie
cherchée si laborieusement par tous les penseurs. Et il
leur demandait à la minute la solution du problème.
Le tort des révolutionnaires est d'imaginer qu'on appli-
que un système à une société, comme une méthode
d'enseignement à une école, ou à un régiment. Rien
n'était plus simple que de décréter le droit au travail,
rien de plus difficile que de l'appliquer. Le droit au
travail se lie à son organisation. L'un et l'autre ne
sauraient naître que de l'accord des volontés. La société
nouvelle se reconstruira par le développement du prin-
cipe de l'association, comme la société industrielle du
moyen âge s'est construite jadis par l'esprit de cor-
poration.
Sans doute l'ouvrier Marche était de bonne foi. Il
ne lui était pas possible de voir qu'il disait une absur-
dité, et qui pis est une impossibilité. Les dictateurs
l'écoutaient consternés. Un seul éprouvait une joie pro*
334 SKÇPKDB RftPDBLlQI» FIAMÇAISB.
foDde, M. Louis Blanc. Celte pression venait en. aide à
ses secrets desseins. Il eut un moment cette illusion de
croire quUl lui serait peut-être donné de faire passer la
société parle trou d'aiguille de ses petits livres. Cooime
si la société se modelait jamais sur un livre, ce livre
fût-il Tœuvre du plus puissant génie ^ue> la race hu-
maine ait enfanté.
M. de Lamartine qui, dans toutes ces circonstanceSy
jQuait en quelque sorte un rôle de magnétiseur^ essaya
.^e calmer Touvrier en colère. « Ne m'endormez pas
avec vos habiletés de langue, » lui répliqua le brave
utopiste. Mais ses compagnons, moins prudents, exigè-
rent qu'on laissât parler M. de Lamartine. Aussitôt ses
lèvres s'ouvrirept, et les paroles commencèrent à cou-
ler. Elles produisirent leur effet ordinaire^ Noyée dans
un flot d'éloquence sentimentale, Ténergie du sauvage
mollit. Pendant ce temps, H. Louis Blanc rédigeait
dans l'embrasure d'une fenêtre un petit décret ainsi
conçu :
« Le gouvernement provisoire de la République
française s'engage à garantir l'existence de l'ouvrier
par le travaU ;
» Il s'engage à garantir du travail à tous les eitoyena;
» Il recoQoait que les ouvriers doivent s' associer en-
tre eux pour jouir du bénéfice de leur travail ;
» Le gouvernement provisoire rend aux ouvriers,
auxquels il appartient, le million qui va échoir de la
Uste. civile (1). »
En rec^vaqt ce papier, l'ouvrier Marche, crut qu'il
(1) V<ûrlei(E^f<Mfr iiMNP€i^/, des 2é «t ^ iéfriir 1148.
possédait quelque cbose. En rédigeant pe. décret,
M* Louis Blanc s'imagina qu'il engageait le gouverne-
ment provisoire. Tous deux se trompaient* L'écritai*e
ne garantit pas mieux que le di^couj^s., Un engagement
n'a de valeur qu'autant qu'il est d'une exéc^Uioq possi-
ble. La société française ne pouvait; pas en 1848 se
garantir du travail. Si elle avait été as^ez éclairée ou
plutôt assez formée à cet ordre de civilisation^ elle n'eut
pas attendis, pour le mettre en pratique un cbiffon de
papier de M. Louis Blanc ou de tout autre dictateur aux
écritures.
Lorsqu'une société, n'est pas étouffée par soq gau-
vernement, i^lle donne ordinairement d'elle-même la
mesure de son entité. Si le problème qjui tourmente
la France du xix« siècle avait été mûr, la société fran- .
çaise, le 25 février, débarrassée du système de la mo-
narchie constitutionnelle, se fut instinctivement préci-
pitée dan« l'ordre nouveau où l'eût appelé son génie.
L'ouvrier Mardie et la cohorte qui l'avait vomi
comme un sphinx au sein du Conseil épouvanté, rétro*
gradèrent joyeux. La multitude du dehors, vierge de
paroles et d'écritures, ne partagea paacette^atifi&ction*
Elle retint à l'assaut du gouveraementé II était midi^ La
Grève toute rouge hurlait pay cent mille voix confondues
en une seule. Cette foule tourbilloaoâ comma we bour-
rasque sous le porche du palais. Ceuj^ du dedans étouf-
fés crièrent : « Aux armes ! » Hais, foulant aux pieds
les vivants et les morts, les assaillants gravissaient le
grand escalier. Les postes repoussés , n'osant pae se
servir de la baïonaette^ demandèrent à grands cria un
orateur : cLmartiiie l Laïaartine ! » 8'écriaient-ils« Ce-
336 SECONDS RÉPUBLIOVK FRANÇAISE.
lui*ci, épuisé, soufflait étendu sur le parquet. Il se leva
et descendit. Quand il eut paru, les assaillants lui criè-
rent un seul mot : « Traître ! »
Cette fois encore Finstinct du peuple était juste. Mais
ce qu'il y avait d'étrange et de fatal dans cette situation,
c'est que celui-là qu'on accusait de trahison trahissait
sans s'en douter et avec les meilleures intentions du
monde. Successivement légitimiste , orléaniste, gauche
dynastique, etc., il se croyait sincèrement alors répu-
blicain. Au fond, et sans y songer, il s'abandonnait à
sa nature de poète. Heureux de dire de belles phrases,
d'exercer sur la foule l'influence du discours, d'augmen-
ter sa popularité, de caimer les passions comme un
Neptune les flots, enivré du charme de régner sur les
cœurs et sur les imaginations, s'offrant à la classe
moyenne comme une planche de salut, à tous les par-
tis comme l'homme des transitions, noyant dans le miel
toutesles mouches qui l'approchaient, il paralysait la Ré-
publique et gagnait des suffrages. Comme le peuple le
lui avait justement dit, il endormait. Comme il le lui
disait alors, il trahissait. M. de Lamartine est l'homme
qui a le plus contribué à perdre la révolution.
Il prit la parole et usa de ce moyen tant de fois em-
ployé, qui consiste à enivrer le peuple d'admiration
pour lui-même. Moyen infaillible, hélas! Il s'éleva en-
suite avec force contre le drapeau rouge, parvint à as-
sombrir la plus belle, la plus vivante, la plus gaie des
couleurs. Il en fit le pavillon des villes assiégées, le signe
de la désolation et de l'effroi, le drapeau de la terreur.
Il lui donna malheureusement la signification qu'il aura
un jour ou l'autre dans l'histoire de ce peuple aux pri-
«OUVERNBMBNT PROVISOIRE. 337
ses avec le problème d'une civilisation nouvelle, parce
que nulle parole ne tombe à terre qui ne germe à son
heure. 11 termina par une subtilité rhétoricienne dont
la classe moyenne allait s'emparer un moment après,
pour l'exalter, la répandre, la glorifier, mais au total
pour s'en faire un instrument de contre-révolution et
de conservation de ses privilèges.
Animé d'une conviction fugace comme la fièvre,
M. de Lamartine s'écria : «Le gouvernement je lésais,
est aussi décidé que moi-même à mourir plutôt que de
se déshonorer en vous obéissant. Quant à moi jamais
ma main ne signera ce décret ! Je repousserai jusqu'à
la mort ce drapeau de sang, et vous devriez le repu*
dier plus que moi ! Car le drapeau rouge que vous nous
rapportez n'a jamais fait que le tour du Cbamp-de-
Mars, traîné dans le sang du peuple^ et le drapeau tri«
colore a fait le tour du monde avec le nom, la gloire et
la liberté de la patrie !» — « Quand on parle comme
ce brave citoyen, dit un des auditeurs, on a du cœur
dans le ventre, ou je ne m'y connais pas. Celui-là sait
nous rappeler nos campagnes et notre vieille gloire (1 ). »
M. de Lamartine fut pressé dans les bras de ses amis.
Mais le gouvernement pas plus que M. de Lamartine
n'était décidé à mourir pour le drapeau tricolore. On
préparait un drapeau rouge au moment où le banquier
Goudchaux brisa le courant par sa puissante et instinc-
tive répulsion. Dans son rapport du 6 mai 1848, M. de
Lamartine s'exprima ainsi : « Le drapeau rouge pré-
senté un moment, non comme un symbole de menace
(1) Voir la relation du délégué Dr«Tet.
T. I. 22
338 SECONDE RiPUBLIQUE FfiAfiÇAISS.
et de désordre, mais comme un drapeau momentané de
victoire (1)... » Que signifiaient donc alors ces anathè-
mes lancés avec tant de violence dans la matinée da
25 février?
La multitude avait rétrogradé à la suite de ce dis-
cours, mais une nouvelle bande amena un reflux. «Le
décret! Le décret ! s'écriait-elle, ou le gouvernement
des traîtres à la lanterne! » M. de Lamartine, à qui nul
ne saurait contester le courage physique, vint au-de-
vant de cette horde. Il monta sur une mauvaise chaise
et essaya de se faire entendre. Les assaillants les plus
rapprochés du groupe qui l'entourait, rugissaient de
fureur. Ils le menaçaient de leurs armes. Un mendiant,
qui s'était pris d'enthousiasme pour le poète orateur, le
couvrait de son corps. Cet homme était blessé au visage,
de sorte que son sang coulant sur M. de Lamartine, fit
croire qu'il était blessé lui-même et lui attira un mou-
vement de sympathie. Il en profita pour parler. Quand
il eut fini, le mendiant se jeta dans ses bras et s'éva-
nouit. En tombant il entraîna M. de Lamartine qui fut
retenu par les mains de ses amis.
Saturée de discours, la foule fléchit et rétrograda
jusqu'au dehors du palais. Des bandes irritées^ mais
craignant sans doute qu'une lutte sanglante ne perdit
la République, se retirèrent emportant ce drapeau
rouge qu'on devait revoir en de si fatales conjonctures.
Le drapeau tricolore, replacé dans la main du Béarnais,
flotta aux fenêtres et reparut avec éclat dans les quar-
tiers riches. Les amis du pouvoir secondaient ce mou*
(1) Voir le Moniteur univenel, da 27 mai 1848.
fiaCVEBNEMENT PROVISOIRE. 339
vement de retraite. Pendant plusieurs jours encore, on
vit des morceaux d'étoffe rouge à la boutonnière d'une
partie de la population, mais le nombre de ceux qui
persistaient à le porter diminuait de jour en jour.
On n'en vit bientôt plus. Le lendemain même du com-
bat, la révolution venait d'essuyer une défaite.
On prétend que dans la soirée, M. Auguste Blanqui,
effrayé lui aussi des conséquences d'une crise dans un
'pareil moment, renonça au projet qu'il aurait eu de
chasser de Thôtel de ville le gouvernement provisoire.
Les hommes réunis en armes dans la salle du Prado
furent, dit-on, congédiés. Il ajourna ses entreprises et
crut devoir se borner à un rôle de surveillance et d'ex-
pectative. C'est un des aspects de ce caractère, que nous
étudierons plus loin, de manquer d'audace en des cir-
constances où il semble que la Providence se plaise à
lui mettre aux mains la destinée des partis.
Au moment où les légions du drapeau rouge bat-
taient en retraite, M. Charles Lagrange entra dans la
salle du Conseil et dit : « Je suis Lagrange, de Lyon.
Vous avez besoin d'un gouverneur, nommez-moi. »
M. Lagrange avait déployé une activité fiévreuse depuis
la veille, il était souvent parvenu à calmer le peuple qui
l'aimait. On le nomma. MM. Marie, Louis Blanc et Gar-
nier Pages signèrent le décret qui lui conférait les fonc-
tions de gouverneur de l'hôtel de ville. Cet incident
eut pour résultat d'amener presque aussitôt un conflit
de pouvoir entre le gouverneur et les délégués du peu-
ple. Les dictateurs se trouvèrent bientôt délivrés d'une
surveillance importune et jalouse.
Tout dans cette journée devait contribuer à l'affer-
340 SECONDS RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
missement du gouvernement provisoire. Il avail Juré
vingt-quatre heures. C'était déjà suffisant pour consta-
ter une sérieuse prise de possession.
La victoire du drapeau tricolore contre le drapeau
rouge fut le soir même célébrée par des illuminations
dont la classe moyenne fit largement et joyeusement
les frais. Le lendemain un décret fut rédigé en ces ter-
mes : « Le gouvernement provisoire déclare que le dra-
peau national est le drapeau tricolore, dont les couleurs
seront rétablies dans Tordre qu'avait adopté la Républi-
que française; sur ce drapeau sont écrits ces mots:
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE, Liberté, Egalité ^ Fraternité^ ivois
mots qui expliquent le sens le plus étendu des doctri-
nes démocratiques, dont ce drapeau est le symbole en
même temps que ses couleurs en continuent les tra-
ditions. Gomme signe de ralliement et comme souvenir
de reconnaissance pour le dernier acte de la révolution
populaire, les membres du gouvernement provisoire et
les autres autorités porteront la rosette rouge» laquelle
sera placée aussi à la hampe du drapeau (i). »
Le mot de reconnaissance sonnait étrangement dans
ce décret. Il n'apaisa pas les passions irritées. Le dé-
sir qu'on y voyait percer de ménager un adversaire
vaincu, n'inspira que du dédain. Les irrésolutions du
gouvernement provisoire s'y traduisaient comme dans
tous ses autres actes.
Délivrés de la terrible pression de la foule, les dicta-
teurs, s'empressèrent de donner l'ordre d'enlever les
cadavres qui encombraient le palais de l'hôtel de ville.
(1) Voir le Momieur univenel, du 27 février 1S48.
GOUVERNEMENT PROVISOIRE. 3il
Mais il était plus facile de se délivrer des vivants que des
morts. MM. Garnier Pages et Flottard, eurent beau
donner l'ordre à l'administration des hospices, d'inhu-
mer ces victimes de la guerre civile, ils ne furent point
obéis. Les délégués du peuple opposèrent une énergi-
que résistance. Ils ne voulurent pas que ces combat-
tants fussent assimilés à des malfaiteurs qu'on envoie
la nuit au cimetière. Ils prétendirent qu'on laissât les
cadavres exposés dans la salle, jusqu'à ce que leurs fa-
milles les eussent reconnus, et qu'ensuite ils fussent
ensevelis ensemble, avec des honneurs funèbres, aux-
quels s'associerait la population de Paris. Quelque em-
pressement qu'aient les triomphateurs à oublier ceux
dont les cadavres forment les degrés du Capitole, il fallut
envoyer chercher le docteur Gannal qui les embauma.
Dans cette seconde journée, le gouvernement provi-
soire fit une proclamation au peuple de Paris pour l'in-
viter au calme et à la confiance, une autre à l'armée
pour lui promettre oubli et pardon. Il rendit ensuite
plusieurs décrets destinés à prévenir la désertion, à as-
surer les approvisionnements, à réorganiser les gardes
nationales dissoutes par le dernier gouvernement. L'un
de ces décrets datés du 25 février, ordonnait la créa-
tion de vingt-quatre bataillons de garde nationale mo-
bile, recrutés dans la seule ville de Paris (^). Cette
garde, soldée à un franc cinquante centimes par homme
et par jour, se leva comme par miracle. Elle était com-
posée des éléments les plus hétérogènes. Des jeunes gens
distingués saisirent cette occasion de satisfaire leur goût
(1) Voir le Moniteur universel, des 25 et 26 fé vrier 1848.
3i!2 SECO.NDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
pour la carrière militaire, et entrèrent dans un corps
dont ils devinrent les officiers. Mais il faut dire qu'elle
se composa en majeure partie de tout ce que Paris
contenait de petits vagabonds, dont le gouvernement
désirait purger la place publique.
L'ordre se rétablissait lentement. Le château de
Neuilly, saccagé par une bande d'insurgés, brûlait en-
core. La maison de M. de Rotschild à Puleaux fut moins
maltraitée. Les dévastations qu'on exerça sur le do-
maine du riche banquier n'étaient point le résultat de
Texaltation politique. Des haines particulières profitè-
rent seulement du trouble de Paris et de ses environs
pour assouvir leur vengeance.
Les forts s'étaient soumis. Vincennes, pris sans coup
férir, avait remis une partie de ses armes. M. Flocon re-
vint malade de celte expédition où il se conduisit avec
prudence, mais où il usa ce qui lui restait de force et
d'énergie. De sorte que la révolution, après avoir perdu
tant de terrain dans la journée du 25 février, se trou-
vait en outre réduite d'une voix au sein du Conseil.
Les nouvelles des départements étaient bonnes. La
République s'organisait dans toutes les grandes villes,
sans rencontrer de résistance. L'armée se reconstituait.
Les adhésions de tout genre arrivaient au nouveau gou-
vernement. C'était à quise soumettrait le premier parmi
les hauts fonctionnaires. L'espoir d'échapper à une des-
titution amenait aux pieds de la jeune République cette
foule éternelle de parjures et d'apostats qui ont tant de
fois, en France, avili les grands corps de TÉtat. Telle est
la conséquence de ce mauvais esprit qui consiste, chez
nous, à rechercher avec passion son revenu dans le bud-
GOUVERNEMENT PROVISOIRE. 343
get, au lieu (le le tirer de sa propre induslrie et de ses
libres efforts.
Les bruits le plus absurdes circulaient sur le compte
de Louis-Philippe. Les uns le disaient mort, les autres
assuraient qu'il était passé en Angleterre. Une com-
munication du directeur des postes au préfet de police,
donnait comme une nouvelle certaine, que les prin-
cesses avaient été rencontrées près de Dreux par le cour-
rier de Brest. — Avant de pénétrer plus profondément
dans l'histoire de la seconde République française, il
importe d'en finir avec la monarchie et de raconter,
comme un des plus graves enseignements que la Pro-
vidence ait envoyés aux princes , les étranges aventu-
res du roi et de la famille royale.
» ■
CHAPITRE IX.
IfaiU du roi LoaU-Philippe et d« 1* familU royal».
Dans la matinée du 24 février toute cette famille
royale , si grande qu'elle eût pu fournir des souverains
à l'Europe entière, déjeunait encore à la même table,
dans la galerie de Diane, au milieu do ce beau château
des Tuileries qu'on doit regretter toujours, quand on
l'a un instant habité. Le soir le trône avait brûlé sur la
place de la Bastille. Et cette puissante famille fuyait
éperdue, dispersée, comme une couvée de passereaux
chassée du nid, par la faux du moissonneur. C'est un
faucheur aux bras longs, le peuple révolté.
Si nombreuse est la lignée d'Orléans, que l'historien
est forcé de diviser ici le fil de son récit. L'éparpillé-
ment des membres de la famille royale fut complet. Le
malheur du vieux monarque devait atteindre les der-
nières limites. Si la douleur est comme un océan im-
mense où l'abîme se creuse sous l'abîme, on peut dire
qu'il en toucha le fond. Cette dispersion ajoutait à toutes
les angoisses d'une fuite remplie de dangers. Et chaque
membre de la famille en cherchant son salut loin des
rtOCVERNEMENT PROVISOIRE. 345
siens, portait dans son cœur la mortelle inquiétude des
destinées des plus chers objets de son affection.
La plus éprouvée de ces victinies de la passion de
régner, fut madame la duchesse d'Orléans. Ce qu'elle
dut éprouver lorsque le troisième envahissement de
la Chambre l'eut séparée du petit duc de Chartres, il
faudrait être femme et mère pour le dire. Car, pour
n'être pas héritier présomptif de cette couronne brisée
sous le talon de la démocratie, le pauvre enfant n'en
était pas moins son fils.
Derrière cette porte où le flot populaire l'avait
jetée , comme une épave , elle attendait son autre
enfant. Chaque minute de retard pouvait lui coûter
cher. Les passions du peuple s'enflammaient dans cette
chambre déjà républicaine, où l'insurgé, le fusil en
main, occupait les bancs dégarnis des centres. Les
prétentions de la duchesse à la Régence, n'étaient pas
de nature à lui assurer l'inviolabilité du malheur. Ceux
qui l'entouraient le comprirent. On l'entraîna , toute
éplorée, à travers les jardins, jusqu'au palais de la
présidence.
La, elle attendit encore. Elle espérait qu'on lui ramè-
nerait son enfant, que dans celte foule quelqu'un aurait
pitié de cette frêle créature, et le rendrait à sa mère.
Personne ne vint. Il fallait partir d'ailleurs. L'hôtel du
président était trop près de la Chambre pour y faire un
plus long séjour. Ses amis dévoués durent, une seconde
fois, faire violence à cette malheureuse mère, en l'en-
trainant loin de l'endroit où elle avait perdu son fils.
On la conduisit, ainsi que le petit comte de Paris, à
riiôtel des Invalides, dans les appartements du gou-
346 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
verneur, M. le maréchal Molitor. Le vieux maréchal
était absolument sourd. Son grand âge lui causait, en
outre, une sorte de somnolence qui ne le quittait pres-
que plus. Quelle que fut la bonne volonté d'un tel pro-
tecteur, elle ne pouvait pasètre bien efficace. Ilfit néan-
moins préparer un dîner pour la duchesse et sa suite,
et s'efforça de remplir de son mieux, les devoirs de cette
pénible hospitalité.
Le délire du peuple touchait alors à son comble.
M. Odilon Barrot, du ministère de l'Intérieur où il
était retourné avec une inexplicable obstination, pouvait
se rendre compte de Tétat de Paris. Il avait conservé
des moyens de communication avec la duchesse, et
connaissait par conséquent le lieu de son refuge. Vers
six heures du soir, il jugea que la princesse ne pouvait,
sans péril de mort, demeurer plus longtemps à l'hôtel
des Invalides. Le secret de sa retraite avait transpiré.
Il se rendit aussitôt chez le maréchal Molitor et supplia
la duchesse de partir. Elle dut s'y résigner et perdit sans
doute alors tout espoir de revoir son dernier-né.
M. Anatole de Montesquieu la conduisit , avec le
petit comte de Paris, à quelques lieues de la capitale , au
château de Ligny.
Elle put dans cet asile se consoler de la perte d'un
trône pour son fils aîné, en embrassant le petit duc de
Chartres qu'on lui ramena deux jours après, par les
soins de monsieur et madame de Mornay.
Aubout de quelques jours, elle partit incognito pour
Amiens. Là, elle prit le chemin de fer de Lille, où elle
ne séjourna pas, et franchit la frontière de France.
Elle se reposa sur la rive droite du Rhin, a Ems, de
âOUVERNEMENT PROVISOIRE. 347
ses émotions cl de ses fatigues. Quelques semaines
plus tard, elle ensevelissait dans la solitude du château
d'Eisenach, qu'elle devait à l'hospitalité de son oncle
maternel, le grand-duc de Saxe-Weimar, ses tristesses
et son ambition déçue.
On a prétendu que M. Caussidière avait délivré un
ordre d'arrestation contre la d»; jjNfise d'Orléans, alors
qu'on la croyait encore cadrée Jiifl» invalides. Cette
assertion, dénuée de preuves^ a éVè ramassée si bas qu'il
est honteux de la reproduire. Tout devient arme dans
la main des hommes qu'aveugle l'esprit de parti. En se
plaçant au point de vue républicain, on ne saurait nier,
d'ailleurs, qu'en ordonnant d'arrêter l'héritier de la cou-
ronne et sa mère, le préfet de police de la République
n'eut fait qu'accomplir son devoir. Les seuls mandats
d'amener que lança le gouvernement provisoire, concer-
naient les ex-ministres. Ils furent lancés à la requête
de M. Perrot de Chezelles, conseiller près la Cour d'ap-
pel de Paris, faisant les fonctions de juge d'instruction.
M. de Nemours après avoir conduit sa belle-sœur à
l'hôtel des Invalides, la remit à la garde de M. de Mon-
tesquiou, au moment du départ pour le château de
Ligny. Il se retira ensuite chez un ami, où il put se
déguiser à loisir. Muni d'un passe-port anglais, il partit
pour Boulogne, ou plutôt pour Abbeville, dans une voi-
ture particulière. En arrivant à la barrière, il dut exhi-
ber son passe-port. Un garde national l'examina scru-
puleusement. Ce factionnaire paraissait indécis. Il
déclara que la voiture ne sortirait pas. S'étant enfin pen-
ché à la portière, et ayant curieusement examiné le
voyageur, il changea d'avis. « Pardon, monsieur, dit-il,
348 8RC0NDB RÉPUBLIQUB FRANÇAI6B.
c'est que je suis en surveillance pour arrêter le duc Je
Nemours. » La voiture passa. A une station des envi-
rons d'Âbbeville, le duc prit une place au chemin de
fer (le Boulogne. Il s'embarqua sur le paquebot de Fol-
keslone. Sur ce paquebot même, il retrouva la princesse
Clémentine, avec qui il put enfin toucher le sol britan-
nique, le 27 février.'Mpuft verrons, en reprenantoù nous
Tavons laissé le récit' de la fuite du roi, couiment
cette princesse était parvenue à gagner Boulogne.
Charles X renversé du trône, était parti en roi» en-
touré d'un corps de troupes fidèles, et armé de canons
qui le rendaient encore redoutable après sa chute.
Louis-Pbilippc avait pris la fuite en simple particulier,
dans une voilure de louage. L'escorte qui l'accompa-
gnait ne francbit pas la limite de Saint-Cloud.
Dans les circonstances critiques de la vie, Thomme
se laisse aller aux inclinations naturelles de son carac-
tère. Louis-Philippe se sentait mieux en sûreté, sous
l'humble vêtement d'un bourgeois, livré aux seules
ressources de son esprit fertile en petits expédients,
qu'entouré d'une troupe fidèle prête à verser son sang
pour protéger sa vie. Arrivé à Saint-Cloud, il descen-
dit dans la cour du palais, remercia le 2® régiment de
cuirassiers et le détachement de gardes nationaux à
cheval qui l'avaient accompagné et les congédia.
Louis-Philippe partit bienlôl lui-même, il ne se sen-
tait pas en sûreté dans ce château de Saint-Cloud,
d'où l'on voit les clochers de Paris et son océan de
maisons. Quoiqu'il ignorât encore la proclamation de
la République et crût à la Régence, ce voisinage l'in-
quiétait. Il craignit qu'on ne le soupçonnât de vouloir
60Uy£RNfiMfiNT PROTISOIRB, 349
régner par procuration, et que le peuple n'en prit de
l'ombrage. Il avait résolu de se retirer à Eu. Le parti
le plus sage était de s'y rendre à Tinstant même.
Ce voyage devenait fort difTicile à accomplir» dans
un moment où les maîtres de poste pouvaient avoir
reçu des ordres dangereux, oit les rails étaient rom-
pus« Il fallait d'ailleurs traverâ^j^ljiS'Vdles manufactu-
rières. La population ouvrière di^âiij^ être animée de
sentiments hostiles. Complé(9ai1^érisoire de tous ces
obstacles, Louis-Philippe, rkoixmSie le plus riche du
royaume, n'avait pas d'argent! On était parti en si
grande hâte, que nul n'avait songé à s'en munir. Les
objets dont on a coutume de ne jamais manquer , sont
ceux que l'on oublie le plus aisément dans les mo-
ments de crise. Le roi, la reine, leur famille et leur
suite ne possédaient que de l'argent de poche. On dut
se résigner à n'aller qu'un peu pliisloin. Deux omni-
bus, loués par M. le général Dumas, transportèrent à
Trianon le roi et sa famille. Les fantaisies étranges de
cette fuite, invraisemblable comme un conte oriental,
commençaient.
Trianon, ce palais où le souvenir des fêtes galantes
se mêle à celui d'une reine morte sur l'échafaud, abri-
tait soixante ans plus tard, un roi chassé du trône à
coups de fusil. Sous ces lambris dorés, parmi ces jar-
dins maniérés comme les mœurs du xvui® siècle,
Louis-Phihppe dut songer à sa première jeunesse. Il y
a du sang de Marie-Antoinette dans les allées de la lai-
terie. Parmi ces chaumières en carton peint, entre ces
bocages à paniers, sur ces pelouses de velours, erre le
spectre de 93 !
350 SECOHDB BÉPCBLIQUB FEANÇAISB.
Mais la vieillesse stupéfie. Sur le point de se réunir à
réternelle matière, rhomme semble contracter quelque
chose de son insensibilité. Au lieu de songer à lu Répu-
blique, Louis*Pliilippe pensait aux réparations que
nécessitait Tétat des bâtimenls. Un coup de fusil, tiré
par quelque chasseur de moineaux sans doute, chan^
gea brusquement kyciitection de ses idées. 11 trouva
que Trianon n'é|iih Bas encore assez loin de Paris. Il
fallait décidément f^ire 4in dernier effort et pousser
jusqu'à Eu. Pour surcroît de prudence, il fut résolu
que la famille royale se partiigerait et prendrait divers
chemins. Elle exciterait ainsi moins de soupçons.
Dès que ce plan de conduite fut arrêté, le général
Dumas se rendit à Versailles, où il emprunta douze
cents francs à un ami. Il loua deux berlines. L'une des
deux berlines et un des omnibus furent réservés au
roi, aux personnes de sa famille, et à sa suite. L'au-
tre berline et Tautre omnibus appartinrent à la prin-
cesse Clémentine, à son mari le prince Auguste de
Saxe-Cobourg, à leurs trois enfants, à la petite prin-
cesse Marguerite, fille du duc de Nemours, à madame
Angelel, au docteur Pigache et à M. Aubernon, préfet
de Versailles, qui dirigeait la fuite et put conduire tout
ce monde jusqu'à Eu, sans accident.
Le roi devait passer par Dreux. Il y arriva vers
minuit et s'y arrêta avec l'intention d'y rester plu-
sieurs jours. Louis-Philippe, roi constitutionnel, se
préoccupait encore des Chambres, alors qu'elles
n'existaient plus. Loin de supposer qu'elles eussent
été emportées dans le débordement de la révolution,
il voulait attendre de leurs nouvelles avant de pour--
GOUVERNEMENT PROYISOIRB. 351
suivre son voyage. On renvoj^a même l'omnibus de
Sâint-Cloud.
Le vieux monarque était triste. Il reçut avec un vi-
sage sévère le maire et le sous-préfet de Dreux. Ver-
beux et mélaneolique, il parla longuement, d*un ton
amer. Le malheur rend quelquefois prolixe. Il fit son
propre panégyrique; se déclara le plus sage des rois,
et dit que son règne avait été Tun des plus heureux de
notre histoire. Mais ce qui marquait bien le trouble de
ses idées, c'est qu'il eut, lui, prince du sang et roi, po-
litique vieilli dans les cours et dans les révolutions, la
bonhomie de se plaindre de l'ingratitude humaine!
Les deux magistrats ne savaient rien des événements
de la journée, lis se relirèrent consternés , se croyant
en défaveur.
Les moindres incidents de ce bref séjour à la rési-
dence de Dreux sont marqués d'un grand caractère
de légende. Co vieux château, avec son donjon anté-
rieur à l'invasion romaine, offrait un cadre digne
d'une telle situation. Une chapelle s'élève parmi ces
ruines. Dans celte chapelle, le roi avait récemment fait
ensevelir les restes de sa sœur Adélaïde. Depuis long-
temps, sa fille Marie, morte si jeune, et que l'histoire
classera parmi les princesses aimables, plus soucieuses
des belles-lettres et des arts que des pompes royales,
reposait dans les caveaux de la basilique. Souvenir plus
douloureux encore en ce qu'il lui faisait amèrement
sentir Tabandon de sa vieillesse, près de cette tombe
était celle de son fils aîné. Les regrets politiques se
mêlaient à ceux du père. A la pâle lueur des flam-
beaux, le vieux roi, d'un pas chancelant, courbé déjà
35i SBGONDB RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
lui-même vers la terre , contempla ces sépultures.
Des retours de cette insensibilité singulière qui firent
un moment croire aux Tuileries que le roi avait été
frappé d'apoplexie, alternaient avec Texpansion de sa
douleur. Â Trianon, Louis-Philippe indiquait des ré^
parations à faire ; à Dreux, il visitait minutieusement
des réparations récemment exécutées. Le maçon sur-
vivait au roi.
L'expiation de son bonheur n'était pas complète en-
core. Le lendemain, 28 février, de grand matin, tandis
que le roi donnait encore, la petite ville de Dreux apprit
avec stupéfaction le rejet de la Régence et la proclama-
tion de la République. On ajoutait que le comte de Paris
et le duc de Chartres, leur mère elle duc de Nemours,
avaient disparu dans Tenvahissement de la Chambre et
qu'on ignorait leur sort.
Lorsqu'à son réveil, Louis-Philippe reçut ces dé-
sastreuses nouvelles, son instmct fut prompt et sûr.
a Gagnons la côte au plus vite, » dit-il. Le général
Dumas proposa au roi et à la reine de les conduire à
Honfleur, d'où il leur serait facile de s'embarquer pour
l'Angleterre. Il leur offrit pour asile, un petit pavillon
que sa fille, madame de Perthuis, possédait à la porte
de Honfleur, sur une hauteur nommée La Grâce.
M. de Perthuis était aide de camp du roi ; le roi serait
donc chez lui. Ce projet fut adopté.
Pour la seconde fois, la famille royale dutse diviser.
Il devenait de plus en plus imprudent de voyager en
nombre. On loua dans la ville une voiture pour le duc
de Montpensier, la duchesse de Nemours et ses deux
fils, qui prirent de faux noms et de faux passe-ports. Fis
GOUVERNEMENT PROTISOIRE. 353
se mirent immédiatement en route pour Grandville où
ils devaient trouver le paquebot de Jersey. Deux valets
du roi, montés sur le siège, accompagnaient ce déta-
chement.
Une mauvaise carriole conduisit le général Dumas et
le capitaine de Pauligne à Saint-Pierre Louviers, où
ils prirent le chemin de fer du Havre. Leur intention
était de louer dans cette ville un bâtiment pour le roi
et la reine.
Un régisseur de Louis-Philippe, résidant à Dreux,
put lui remettre environ cinq mille francs, ce qui, avec
d'autres ressources qu'il trouva en route, fut plus que
suffisant pour ses frais de voyage. La berline louée à
Versailles par le général Dumas, servit à ce second
voyage.
Telle fut la cause pour laquelle Louis-Philippe
n'alla point à Eu, rendez-vous général fixé d'abord à
toute la famille. La princesse Clémentine, le prince
Auguste de Saxe-Gobourg, leurs enfants, la petite
princesse Marguerite, le docteur Pigache et madame
Angelet, y attendirent vainement le roi. Ils partirent
pour Boulogne où Ton sait qu'ils rencontrèrent le duc
de Nemours sur le paquebot de Folkestone.
La jeune duchesse de Montpensier arriva à son tour
à Eu. On n'a pas oublié que le duc de Montpensier,
croyant à la régence, et craignant que l'état de gros-
sesse de sa femme ne lui permit pas de supporter jes
fatigues d'un voyage précipité, l'avait laissée à la garde
d'un ami, sous la protection de la duchesse d'Orléans.
Cet ami emmena la jeune femme en sa maison, près
des Tuileries. Elle partit ensuite pour Eu, accompa-
T. I. 23
35 i SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
gnéc du général Thierry, aide de camp desontnari.
Un hobereau du voisinage, que nous retrouverons
à r Assemblée nationale, M. Estancelin, condisciple du
duc de Montpensier, s'empressa d'accourir auprès de
la duchesse. Il parait que le peuple de la ville d*Eu se
soulevait et parlait de faire une révolution. Il avait
entendu parler des délices de ce joyeux château, où
M. Yatout charmait jadis, par des chansons gaillardes,
les loisirs de son royal maître. Si la fantaisie lui pre-
nait de tâter aussi les vins du roi, il s'en pouvait sui-
vre un assaut.
Le général Thierry et M. Estancelin se hâtèrent de
faire partir la jeune duchesse pour Boulogne. Les
voyageurs trouvèrent la population d'Abbeville dans
Tenlhousiasme de la proclamation de la république.
La voiture parut suspecte. On arrêta les chevaux.
Grâce à l'obscurité, la duchesse et le général Thierry
s'échappèrent. Quoiqu'il fût déjà fort tard, une des
portes de la ville était encore ouverte pour cause de
réparation. Ils gagnèrent les champs, et parvinrent,
malgré les ténèbres, à retrouver la grande route. Il fai-
sait une boue épaisse. Dans un chemin de traverse , la
jeune duchesse perdit un de ses souliers ; de sorte
qu'elle chemina un pied chaussé, l'autre point ; mais,
grâce à sa belle humeur, elle rit de Taventure et plai-
santa sur les ennuis des soirées de la reine où l'on
travaillait comme à l'école autour d'une grande table.
Ce gentil babillage de princesse errante eut le temps
de s'épuiser. La chose menaçait même de tourner au
tragique, car M. Estancelin ne revint avec la voiture
qu'au bout de trois heures, pendant lesquelles la jeune
GOUVERNEMENT PROVISOIRE. 355
femme dut beaucoup souffrir du vent, du froid et de
la boue. Elle put enfin se remettre en route et arriver
sans autre accident à Boulojgne.
Quant au prince Alexandre de Wurtemberg, dont
les voitures échappèrent si singulièrement à Tincendie
du Ghâteau-d'EaUy les affaires de France ne le regar-
daient pas. Il n'eut qu'à demander son passe-port àson
ambassadeur, et à regagner l'Allemagne avec son fils,
enfant de cette pauvre princesse Marie, près de la-
quelle priait à cette heure sa vieille mère, la reine,
dans la chapelle funèbre de Dreux.
Il est bon de constater que le gouvernement provi-
soire ignorait absolument tous les faits que pous venons
de raconter. Il demeura pendant quarante-huit heures
sans nouvelles précises. Les bruits les plus contradic-
toires circulaient à l'hôtel de ville. On prétendait que
le roi avait gagné le nord de la France ; d'autres qu'il
fuyait du côté de l'ouest. Quelques-uns — ceux qui
connaissaient peu le caractère de Louis-Philippe — af-
firmaient qu'il marchait sur Paris à la tète d'un gros
corps d'armée. Les moins mal informés parlaient d'un
embarquement au Havre ou à Boulogne.
Le gouvernement provisoire gardait dans ces con-
jonctures la neutralité de l'ignorance. L'arrestation du
roi lui répugnait au fond. Il comprenait trop bien l'exal-
tation qu'un procès national eût éveillée dans le parti
révolutionnaire pour arrêter Louis-Philippe. Une pa-
reille lâche n'était pas à la hauteur de ses convictions
républicaines. Il en pouvait résulter pour lui les plus
graves eo^barj^s. Les «rremente du passé répugoaient
à son humanité, à sa faiblesse. Et quoique < sans in-^
356 SECONDE RiPUBLIQUE FRANÇAISE.
tention de violence » ainsi que Ta dit M. de Lamar-
tine (1), quelques voix demandassent qu'on s'emparât
de la famille royale et qu'on la retint en otage, il n'est
pas douteux qu'un procès dont nul ne pouvait prévoir
l'issue fût résulté de cette mesure.
Lorsque le gouvernement provisoire, délivré de la
multitude, put enfin délibérer en paix, cette grave
question fut agitée dans le sein du conseil. On convint
à l'unanimité de laisser échapper la roi et sa famille.
On prit même la résolution de protéger sa personne et
ses biens. La charité doit applaudir à une pareille con-
duite, mais il est douteux que la logique républicaine
et la saine politique admettent un système basé sur les
sentiments domestiques et la morale relative. C'est par
de telles considérations qu'on sème les révolutions dans
l'avenir, qu'on suscite les guerres étrangères, les con-
spirations à l'intérieur, et que des milliers de familles
expient un jour par des flots de sang les défaillances de
leur gouvernement.
Dans le fol espoir de conquérir les sympathies orléa-
nistes, les dictateurs de février se targuèrent plus tard
d'avoir non-seulement empêché l'arrestation de Louis-
Philippe et de sa famille, mais encore d'avoir favorisé
leur fuite. Il est vrai que M. de Lamartine obtint à cet
effet un crédit de trois cent mille francs et prit quelques
dispositions. Mais comme le gouvernement provisoire
ne sut jamais qu'après coup les incidents de l'évasion
du roi et ceux de son itinéraire si souvent contrarié,
sa bonne volonté demeura inutile. Les autorités loca-
(1) Réponse de M. de Lamartine kM.Croker, Revue Britannique, 1850.
Voir aux Pièces justificatives y n* ] 4 .
GOUVERNEMENT PROVISOIRE. 357
les, toujours prêtes à faire du zèle le lendemain d'une
révolution, ne purent d'ailleurs recevoir à temps les
ordres du gouvernement. La suite de ce récit en four-
nira la preuve. Louis-Philippe fit bien de s'en remettre
à lui-même du soin de son salut. La tolérance des dic-
tateurs ne pouvait, au total, le garantir d'un régicide. Un
échappé du mont Saint-Michel ou de quelque autre pri-
son d'État eùt-il partagé les sentiments de clémence de
M. de Lamartine? Le roi ne le crut sans doute pas. Il
voyait l'ennemi partout. Il se souvenait mieux, lui. Et
pour échapper à des dangers qui croissaient à chaque
instant, il résolut de s'appuyer de plus en plus sur les
propres ressources de son intelligence. Voici comme il
s'y prit.
La berline royale sortit de Dreux un peu après le dé-
partduducdeMontpensieretdela duchesse de Nemours.
Dans ce roman de la royauté en fuite , les principaux
acteurs avaient pris des noms de comédie bourgeoise.
Le roi et la reine s'appelaient monsieur et madame
Lebrun. Le général de Rumigny se cachait sous l'hon-
nête sobriquet de Dubreuil. Le valet du roi et la femme
de chambre de la reine purent au moins garder leur
humble personnalité. Le sous-préfet de Dreux, M. Ma-
réchal, monta sur le siège à côté du fidèle Thuret, le
valet, faute des plus graves commise par excès de pru-
dence. Voit-on un sous- préfet faire les fonctions de co-
cher ?
Le roi était vêtu d'une redingote à la propriétaire. 11
avait coupé ses favoris. Sa belle perruque avait fait
place à un bonnet de soie noire, rabattu sur les sourcils
à la façon des donneurs d'eau bénite. Des lunettes
358 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
bleues cachaient ses yeux : triste lumière dans une telle
situation ! L'imagination d'un roi qui fuit à travers son
royaume, terrifié à l'aspect du dernier de ses sujets,
n'embellit pas la nature. Que sera-ee donc s'il est
obligé de regarder les maisons, les arbres et les hommes
au verre d'une lunette qui les revêt de tons froids et
livides?
En quittant Dreux, la berline prit la route d'Eu.
Mais, à une courte distance de la vilié^ elle gagna la fo-
rêt et roula sur la route de Verneuil. Cette feinte faillit
à mal tourner^ Les maîtres de poste prennent à certains
jours une étrange importance. Vn monarque prudent
ne saurait les combler de trop de faveurs. S'il ne se
trouva pas un Drouet sur le chemin de Louis-Philippe,
il y eut un bavard. Le maître de poste de Dreux avait
jasé. Les fugitifs virent beaucoup de monde sur pied à
Anet. Quelques royalistes criaient : « Vive le roi ! »
Zèle tardif et imprudent ! Au lieu d'aller relayer à Pacy-
sur-Eure, on prit la grande route d'Evreux, afin de
changer les chevaux à la Roche-Saint-André. Cela
n'empêcha pas qu'en traversant l'Eure, les ouvrieris
d'une fabrique voisine, informés du passage du roi, ne
s'ameutassent. La berline passa au galop. A la côte, un
petit nombre de ces gens l'atteignirent. Comme des
chiens de village qui aboient après une diligence sans
avoir le courage de l'attaquer, ils crièrent : « A bas
Louis-Philippe! vive la réforme ! » Dans ces cantons,
quoique la Répubhque fût proclamée depuis vingt-qua-
tre heures, on en était encore à la réforme.
De nouveaux périls attendaient les fugitifs à la Roche-
Saint-André, où les révolutions n'empêchent pas les
GOUVERNEMENT PROVISOIRE. 359
marchés. Il y avait foule. Rue de la Poste, tandis qu'on
relayait, un inconnu mit la tête à la portière. « C'est
luilarticula*t-il. » H s'éloigna et la gendarmerie accou^
rut un instant après. Malgré la république , le sous-
préfet jouissait encore de son autorité. Les gendarmes
obéirent à M. Maréchal. On fouetta les chevaux. « Ar-
rêtez ! » criait la foule ! Plaisante invitation. La berline
roulait déjà versEvreux, emportant vers d'autres vicis-
situdes le monarque fugitif.
Hors de cette inquiétante bourgade, on tint un mo-
ment conseil. Le péril augmentait. L'indiscrétion du
maître de poste avait gagné du terrain. Ne semble-t-il
pas que la parole humaine devance l'électricité 7 Deux
fois le roi avait échappé. Serait-il aussi heureux à
Evreux? Le sous-préfet Maréchal, apercevant sur ces
entrefaites un petit château qui pointait entre les arbres
sur le bord du chemin, le signala. On s'y rendit avec
l'intention d'y demander l'hospitalité pour la nuit. Le
roi Louis-Philippe avait assez travaillé en faveur de la
propriété pour inspirer un sentiment pieux à un pro-
priétaire? Le château se nommait Melleviile. Son maî-
tre, Dorvilliers, était précisément un employé du roi,
agent pour la forêt de Breteuil. Il était à Evreux avec
sa famille. Le fermier Renard reçut dans son humble
logis les étrangers qu'il prenait pour des amis de son
maître. Renard était royaliste. En aprenant qu'il avait
pour hôte le roi lui-même, son zèle ne connut plus de
bornes. Et comme le sous-préfet Maréchal n'était plus
qu'un protecteur insignifiant hors de son arrondisse^
inent, il quitta les fugitifs. Les destinées du roi restè-
rent aux mains du feraner. Quant à M. Dorvilliers
360 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
qu'on envoya chercher, il avança mille francs à Louis-
PhUippe en à- compte sur ses revenus.
On sent combien le drame devient d'un intérêt triste
et philosophique. En même temps il se complique, car il
parait que quatre jeunes démagogues, bien mis, vinrent
rôder autour delà berline, ne concevant pas que ce car-
rosse remisât dans la cour du fermier Renard.
Des idéalistes ont comparé Louis-Philippe, fuyant, au
roi Léar. Ces littéraires rapprochements manquent de
réalité. Le roi Léar n'avait pas de lunettes bleues, ni
de bonnet de soie noire. La réalité ne s'accommode pas
du lyrisme de l'imagination. Bien que cette fuite ait
été accidentée de circonstances assez invraisemblables
pour prêter à mille développements poétiques, de for-
tes attaches la retiennent au grand jour d'une époque
ironique et positive. Le côté passionnel des œuvres
de Shakspeare manque à ce thème un peu froid. Wal-
ter Scott lui-même n'en ferait rien de bon. L'honnête
Renard ne peut pas, comme Pendrell, servir à quelque
création imaginaire ; non parce que sa physionomie
manque de grandeur et de sympathie , mais parce que
Charles II était condamné, mis à prix, parce que son
père était mortsurTéchafaud, parce qu'un prince jeune
et combattant séduit l'imagination des femmes, parce
qu'enfin et surtout la cause des Orléans n'a pas l'intérêt
de celle des Stuarts.
Dans ces misères de grand chemin, dans le billet de
mille francs de M. Dorvilliers, dans cette fuite de
l'homme le plus riche du royaume à travers son propre
domaine, ne voyez- vous pas plutôt un développement
capricieux, une réponse de rencontre à la grande ques-
GOUVERNEMENT PROVISOIRE. 361
tion posée en ce siècle par M. Proudhon : Qu'est-ce que
la propriété? Néron, réfugié dans la petite maison de
campagne d'un de ses affranchis, entendit venir les
cavaliers de Yindex et de Galba. Priant son secrétaire
Epaphrodite de Taider à s'enfoncer un poignard dans
la gorge, il s'écria : « Quelle fin pour un si grand mu-
sicien ! » La première réflexion qui vient à Tesprit en
examinant ces circonstances de la fuite du roi Louis-
Philippe, est : « Quelle fin pour un si grand proprié-
taire ! »
La dangereuse curiosité des gens d'Evreux fut habi-
lement déjouée par Renard. Deux chevaux de ferme
remplacèrent les chevaux de poste qu'on avait renvoyés
à la Roche-Saint-Ândré. Mais la reine, sa femme de
chambre, etM. deRumigny, montèrent seuls dans la
berline conduite par le secrétaire du préfet d'Evreux et
par un garçon de charrue. Pour plus de sécurité la
berline ne relaya qu'à la Gommanderie. Le maître de
poste était matois, mais disposé sans doute à la tolérance.
Il se contenta de prouver qu'on ne le trompait pas. Ilfit
observer qu'on ne voit pas souvent de berlines attelées
de chevaux de labour, et trouva que cela était original.
Pendant ce temps, le roi, Thuret et Renard étaient
montés tous trois dans un petit cabriolet de village et
gagnaient la roule d'Honfleur, en évitant Evreux. Pour
arriver au but de ce dangereux voyage, il fallait par-
courir environ vingt-six lieues, par une nuit d'hiver,
avec un même cheval. Le fermier se méfiait de la cu-
riosité des maîtres de poste, et ne s'en rapportait qu'à
lui du soin de sauver le roi.
A défaut de sympathie pour le roi, on se sent pris de
362 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
pitié pour ce pauvre vieillard, en songeant à son grand
âge et aux souffrances physiques et morales qu'il dut
éprouver, durant ce long trajet. Broyé, cahoté dans cette
étroite voiture, Phomnie qui avait les meilleures écu-
ries de France et trois cents carrosses superbement et
capricieusement nommés, regretta peut-être un fiacre.
La bise lui fouettait le visage. Les ténèbres, impénétra-
bles et présentes comme l'implacable destinée, l'enve-
loppaient de toutes parts. Le cheval épuisé ne se sou-
tenait que grâce à des haltes fréquentes à la porte de ces
pauvres cabarets de grande route, où les rouliers boivent
un verre et allument leur pipe. Pour ce lourd fardeau
d'un roi, on lui donnait quelques poignées d'avoine.
Ce ne fut que vers trois heures et demie du matin que
les voyageursatteignirent Pont-Audemer. Les habitants
de cette paisible petite ville dormaient profondément et
ne se doutaient guère qu'un monarque, un fermier et
un valet, serrés dans un même cabriolet, traversaient
en cet instant leurs rues solitaires. Spectacle merveil-
leux ! qui vaut bien celui de rhôtellerie du carnaval de
Venise, imaginé par le courtisan Yol taire, raillant la
monarchie.
Tandis que le cheval de Renard soufflait à la porte
d'une auberge, la berline de la reine arriva. Les deux
vieillards eurent à peine le temps de s'assurer qu'au-
cun mal ne leur était advenu. Le spectre de la repu*
blique en robe rouge, suivi du fantôme des vieilles
guillotines de 1 793, leur criait les mots ailés du poème
de Mazeppa : * En avant ! toujours en avant! »
Les premières et tristes lueurs du 26 février, décou-
vrirent enfin aux fugitifs les sommets bleuâtres du
GOUYERMEMEMT PROVISOIRE. 363
Mont-Joli, au pied desquelles se presse, entre la mer et
les gradins de la montagne, une petite ville tortueuse et
rechignée : c'est Honfleur. Un chemin pierreux, mais
large et d'un agréable dessin, serpente aux flancs du
Mont-Joii. Des mendiants à peindre, tels que les litho-
graphes romantiques en mettent sous les portes de
cathédrales, parsèment les bords du chemin qui mène
à la chapelle de Notre-Dame-de-Grâce. Les matelots
sont fort dévots à cette petite église. Elle est toute rem-
plie d'ex-voto, de navires mignons pendus à la voûte,
et d'une foule [de tableaux de naufrages. Sur la plate-
forme sont répandues quelques boutiques dé curiosités
maritimes. De là, on aperçoit, à droite le Havre épars
au pied d'Ingouville, les falaises de Sainte-Adresse et
les phares. La mer et le ciel ferment l'horizon, en face.
C'était celui de la liberté pour Louis-PhiUppe s'il par-
venait à s'embarquer. Mais en arrivant au pied de la
chapelle, il put voiries flots soulevés, eux aussi, comme
un peuple en colère, tfne rafale amère sifllait des airs
tristes dans les buissons et dans les arbres. Le cabrio-
let s'arrêta non loin de l'église, devant un petit pavil-
lon frileux, à volets clos. C'était le pied à terre de
M. Perthuis.
Là finissait le pèlerinage du fermier Renard. Ce ga-
lant homme ne voulut point de récompense. 11 s'en re-
tourna pauvre à la charrue, tandis qu'une foule de
fonctionnaires civils et militaires, comblés de bienfaits
par Louis-Phihppe, ofiraient déjà leurs services à la
République, qu'ils trahirent plus tard comme ils avaient
trahi la monarchie.
Là reine était déjà arrivée. Pendant les cinq jours
364 SECONDE BÉPUBLIQUB FRANÇAISB.
qu'elle passa au pavillon de la Grâce, on dépista la cu-
riosité des gens du pays en faisant courir le bruit que
cette vieille dame était la tante de M. dePertbuis. L'une
des deux uniques chambres de la maisonnette servit
de chambre à coucher à Marie-Amélie. On s^ accom-
moda également de deux pauvres mansardes. Les
moindres incidents prennent dans la vie solitaire des
proportions considérables. On juge à quel point Tima-
gination des habitants de Honfleur dut travailler, en
voyant arriver tant de monde pour un si petit
logis, en plein hiver, le surlendemain d'une révolu-
tion.
Un nouvel hôte, M. de Pauligne, arriva le soir. Sé-
paré à Rouen du générai Dumas, par un des mille acci-
dents de Témeute, il continua sa route par la rive gau-
che de la Seine. M. Dumas était retenu au Havre par la
tempête. Ayant vainement tenté la courte et dangereuse
traversée de Tembouchure de la Seine, M. de Perthuis
le fils, commandant du Rôdeur^ auquel il s'adressa, ne
trouva pas d'autre moyen que de rétrograder et de
passer le fleuve aux environs de Tancarville, où ils trou-
vèrent une barque. La Seine y était fort mauvaise. Les
bateliers ne tentèrent, dit-on, cette périlleuse traver-
sée que parce qu'ils prirent le général Dumas pour
le prince de Joinviile. Ils n'eussent point fait pour un
simple citoyen ce qu'ils risquaient pour le fils d'un roi.
Cela n'est-il pas curieux à- noter dans un moment où
Ton venait de saluer avec amour la naissance de la
République 7 La classe moyenne a cent fois maudit l'idée
républicaine ; les petits sont pleins de vénération pour
tout ce qui traîne le moindre lambeau de la pourpre
GOUVERNEMENT PROVISOIRE. 365
royale; l'égalité ne serait-elle donc en France que la
fière hôtesse du cerveau des penseurs?
Ces sentiments, on va le voir en poursuivant ce ré-
cit, ne sont pas des manifestations isolées. Les person-
nes qui déployèrent le plus de réel dévouement à la
famille royale dans cette pénible évasion, furent des
gens du peuple.' Les exemples vont s'en multiplier.
Tandis que le général Dumas et M. dePerthuis, arrivés
à la Grâce le 27, ne savaient pas plus que M. de Rumi-
gny imaginer un moyen de sauver le roi, un pauvre
jardinier, nommé Racine, s'y employait activement.
Cet homme avait au-dessus de sa cheminée une li-
thographie enfumée représentant Louis-Philippe. No-
tez que le roi se fût nommé Charles X ou Louis XVIII,
le portrait royal se fût sans doute trouvé pendu au
même endroit, entre Poniatowski et Napoléon. Ce por-
trait lui servit à reconnaître le roi. Il offrit ses services
qui furent acceptés. Racine combina un plan avec un
matelot de ses amis, nommé Hallot, très-dévoué, lui
aussi, à la famille royale. A la vérité, Hallot était dé-
coré. Il parvint à décider le roi à s'embarquer, malgré
la tempête, sur un bateau pêcheur, et, jugeant l'entre-
prise difficile à tenir secrète sous les regards curieux
des gens de Honfleur, il partit afin de louer un bateau à
Trouville.
La tempête commençait à diminuer. Quoique la mer
fût très-grosse encore, le vapeur ordinaire du Havre à
Honfleur arriva. Il amenait un ancien officier de ma-
rine, M. Resson, auquel s'étaient ouverts MM. Dumas
et de Perthuis. On voit que le secret de l'incognito du
roi s' élargissait avec une effrayante progression. M. Bes-
866 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
son trouva la reine très-agitée^ mais résolue à laisser
partir le roi, qui devait seul tenter ce rude et péril-
leux voyage. On tint conseil. Un vapeur anglais, VEx^
press^ était en partance pour Southampton. M* Basson
tepta vainement de décider M. Paul, capitaine de VEx-
press^ à rencoptrer en mer le bateau de Trouville et à
prendre Louis-Philippe à son bord. M. Paul, àla^oldie
d^une compagnie, ne crut pas pouvoir se permettre de
s'écarter de sa route. Il ne restait au roi qu'une pau-
vre barque et la fortune des flots irrités.
Le bateau était prêt. Haliot Tavait loué moyennant
trois mille francs. Il accompagna MM. de Rumigny et de
Perthuis, à pied, à travers champs. M. de Pauligne prit
la voiture publique de Trouville. La reine, la femme
de chambre et le général Dumas attendirent à la Grâce
une autre occasion de s'embarquer. Le roi, Thuret et
Racine montèrent dans un vieux cabriolet. Un cheval
maigre et poussif, sur qui le fouet du jardinier s'usait
inutilement, traînait ce vieillard tout attristé encore
d'avoir quitté sa feoime, et songeant que peut-être il
ne la reverrait plus , ni elle ni ses enfants dont il
ignorait le sort. Peu de gens voudraient êtrjs roi au
prix de pareilles douleurs. Louis-Philippe l'av.ait voulu,
et voulu à tout prix.
Pour la seconde fois depuis trois jours, il se trou-
vait seul sur une route déserte , en compagnie de
deux pauvres gens. La finesse dont il avait donné
tant de preuves durant sa longue carrière, à T^ide de
laquelle il avait acquis le plus beau trône de l'Europe,
lui servait encore, alors qu'il ne lui restait plus que sa
vie à sauver* Il sentait qu'elle était plus en sùreié en-
GOUVERNEMENT PROVISOIRE. 367
tre le jardinier Racine et le valet Tliuret qu'entre deux
généraux. On ne peut s'empêcher de songer en jetant
un regard au delà de l'histoire contemporaine, que si
Louis XVI, jeune, vigoureux, avait déployé la même
énergie que ce vieillard, il eût peut-être à la fois sauvé
sa tête et sa couronne soutenue par quatre puissances,
qui regardèrent avec indifférence tomber celle de Louis-
Philippe. Maisdanssesinsomniesdes Tuileries, LouisXVI
apercevait à peine au lointain du passé le pâle fantô*
me de Charles l®**; tandis que Louis-Philippe avait pu
voir l'échafaud de Louis XVI.
Toutes les dispositions étaient prises pour assurer le
départ du roi. MM. de Rumigny, de Perlhuis, de Pau-
ligne et Hallot devaient Tattendre aux premières mai-
sons de Trouville. Le bateau, remorqué jusqu'au bout
du quai, à l'extrémité de la Touques, était prêt. Le che-
val de Racine fut cause que Louis-Philippe n'arriva
qu'après la marée. Il faisait grand vent et grosse mer.
Sur ces belles plages du Calvados, l'Océan se retire à de
grandes distances du rivage, de sorte que la Touques,
s'éparpitlant dans les sables, ne forme pas à marée basse,
surtout dans les saisons de morte-eau, un lit assez pro-
fond pour qu'un bateau d'un certain tonnage puisse
sans danger gagner la pleine mer à marée basse. Lorsque
le vent vient du large, la difficulté augmente. Une série
de difficultés se réunissait donc pour retenir Louis-
Philippe sur ce sol de la République qui lui brûlait les
pieds. De l'avis des matelots les plus expérimentés, il
fallait, pour tenter la traversée, attendre au moins qua-
rante-huit heures.
Le capitaine du port, M. Henri Rarbet, était décoré.
368 SECONDE BÊPUBLIQUE FRANÇAISE.
M. de Rumigny, en attendant le roi, s'ouvrit à lui. Il fut
convenu qu'on le cacherait chez le frère du capitaine
du port, Victor Barbet, vieux matelot, qui vivait avec sa
fille devenue veuve comme tant d'autres pauvres fem-
mes de pêcheurs. A l'instar de Racine, la veuve avait
au -dessus de sa cheminée le portrait de la reine. De sorte
que le roi reçut chez le pauvre pêcheur une hospitaUté
plus cordiale qu'on ne la lui eut faite chez un prince.
Le mandat d'amener lancé contre les ministres par
M. Perrot de Chezelles avait fait du bruit alors. La ru-
meur en vint jusqu'au littoral, avec les modifications
conditionnelles que subit une nouvelle, selon les pays
où elle passe. A Trouville et dans la plupart des petites
localités de ce genre, on assurait qu'ordre sévère était
donné aux gardes-côtes d'empêcher l'évasion des fugi-
tifs politiques. Le capitaine Barbet effrayé, prit des me-
sures pour faire partir le roi immédiatement. Il rompit
1q marché conclu par Hallot, offrit mille francs d'indem-
nité au marinier et les deux autres mille francs au pa-
tron d'un autre bateau qui se trouvait à flot. « Je veux
mes trois mille francs, » répliqua le premier marinier.
Et comme le capitaine du port cherchait à entrer en
accommodement, cet homme eut, dit-on, un mot d'une
naïveté cruelle. « On marchande, c'est le roi! » s'é-
cria-t-il. Il s'en alla répandre par la ville le bruit qu'un
mystérieux étranger cherchait à s'embarquer. Les uns
crurent qu'il s'agissait de M. Guizot, d'autres de Louis-
Philippe.
11 n'y avait alors à Trouville que quatre ou cinq ré-
publicains, mais les circonstances leur donnaient uïi
certain ascendant sur la population. C'en était assez
GOUVERNEMBMT PROVISOIRE. 369
pour stimuler le zèle des autorités. Le capitaine du port
n'eut que le temps d'accourir chez son frère, le pê-
cheur, de prévenir le roi et de Tentrainer dans une pe-
tite cour.
On sait que Trouville est bâtie en amphithéâtre, dans
l'angle formé par Tembouchure de la Touques et la
mer. Les maisons du monde élégant, qui vient chaque
année prendre les bains, font face à la mer. Celles du
commerce regardent la Touques, transformée en petit
port, et l'immense prairie qui se déploie sur l'autre rive.
Derrière ces maisons de confortable apparence, s'entas-
sent, sur les premiers gradins de la montagne, les mai-
sonnettes des pécheurs. Des jardinets, des petites cours,
des ruelles, rattachent ces pauvres habitations les unes
aux autres. C'est dans une de ces maisons qu'était ca-
ché Louis-Philippe.
Il faisait nuit. Le capitaine Barbet ouvrit une petite
porte et ât passer le roi. La porte se referma. « Fiez-
vous à moi. Sire , dit tout bas une voix inconnue,
vous serez en sûreté dans ma maison. » L'inconnu
conduisit Logis-Philippe à travers plusieurs cours et
jardins, entra dans une ruelle où une porte de derrière
appartenant à une maison de bonne apparence s'ou-
vrit devant eux. Louis- Philippe se trouva un instant
après dans un salon, au milieu d'un conciliabule d'or-
léanistes de la localité. Il était chez M. Guestier, ancien
maire de Trouville.
Peu d'instants après, MM. Dumas, de Pauligne, de
Perthuis et le valet Thuret vinrent rejoindre le roi. Il
eût été de la dernière imprudence de rester plus longi-
temps à Trouville. M. Guestier offrit son cabriolet, uti
T. I. 24 '*!
' lï
370 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
hôtelier du voisinage son char à bancs. Mais les harnais
étant à raccommoder, on prit la résolution de partir à
pied. On emmena l'infortuné vieillard, déjà brisé par
tant de fatigues et d'émotions, sur une grande route
boueuse, dans les ténèbres d'une nuit de l®' mars.
De longues rafales balayaient la plage et ^onda*^ent
dans les falaises. Derrière lui le roi entendait mugir la
mer. Trois guérites échelonnées sur ce chemin inquié-
taient beaucoup les fugitifs. Deux étaient désertes. Le
douanier garde-côte qui occupait la troisième, songeait
plutôt à s'abriter du vent qu'à arrêter un roi.
A une lieue de Trouville, au village de Touques,
les voilures rejoignirent les fugitifs. M. de Perthuis
monta à cheval et partit en avant afin d'informer la reine
du retour de son mari. M. Guestier prit la direction de
Quillebœuf, afin, en cas de besoin, dé préparer un re-
fuge. Le char à bancs que montait Louis-Philippe ar-
riva à la Grâce dans le milieu de la nuit.
Cette situation devenait véritablement désespérante.
Le roi et la reine, en se revoyant, purent constater les
ravages que tant de fatigues avaient laissés sur leurs
traits. Les deux vieillards étaient dans un abattement
extrême. Leurs craintes augmentaient avec leur fai-
blesse. Le procureur de la République pouvait agir. Et
pour comble de douleur, ils ne savaient rien de leurs
enfants. Pour la première fois le découragement s^ em-
para d'eux.
Dans les épreuves qu'il plaît à la Providence d'infli-
ger aux hommes, il y a un instant suprême où Ton
sent qu'un pas de plus nous entraine à une inévitable
perte. Louis- Philippe touchait à cette crise der-
GOUVERNEMENT PROVISOlitB. 371
nièrë et déterminante. Elle se déhôuà eh éà fav^tiï.
M. Jones, vice- consul ànglaiè résidant àU Havre; it^
riva dès le matin à la Grâce. Il dotinà dû t6\ \eh Hiëif^
leures nouvelles su)* sa famille et lui antibnçà c^lielë c6ù-
sul, M. Featherstonhàug, mettait V'ExpireÉs, dé rétotii*;
à sa disposition.
Le roi, la reine et sa suite quittèrent là Grâce jifar lé
paquebot du soir. Une heure après ils débarqfààièht âii
Havre, à quelques pas de Y Express qui chauffait en lëi^
attendant.
Une scène de comédie, pré{)aréé p^v rittibginâtl(]lô
fertile de Louis-Philippe, caractérise ericoi^é be dernier
épisode. La fuite duroi devait jusqu'au (ierriiëttïlort'étit
être accompagnée de circonstances romanesques.
On n'a pas oublié que la curiosité dels habitante Hë
Honfleur était Fort éveillée depuis l'arrivée de la vieille
dame et du vieux mohsieiir au pavillon de la Grâce. Il
fallait donc redoubler de prudence. Dans là journée, le
vice-consul Jones était allé au Havre s'entefadre avec
M. Featherstonhaug. Le Courrier l'avait iramené, et ce
même paquebot allait repartir pour le Havre. C'ëtàit
une excellente occasion. La nuit commençait à tomber.
Ce fut très-heureux pour* les fugitifs, car il y avait foule
sur le quai. Des gendarmes surveillaient l'embarque-
ment. Il était à craindre que, pour montrer leur zèle
envers la République, ils n'dp|)ortassent trop de Hgûeur
dans l'exercice de leurs fonctions. Oh avait pris d^s
mesures en conséquence.
La reine demeura madame Lebrun^ et M. de Rutni-
gny Dubreuilj comme devant. Mais le roi devint M. Wil-
liam Smithy avec un passe*port anglais pai*faitement en
37S SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
règle. Outre le bonnet de soie noire et les lunettes
bleues, il s'était enveloppé d'une vaste houppelande.
Appuyé d'un côté sur le bras de Dubreuil^ de Tautre sur
celui du fidèle Thuret, il se rendit au port, tandis que
par un autre chemin madame Lebrun^ au bras du neveu
Jones, se dirigeait également vers le quai. En arrivant
à Tembarcadère, M. Stiti/A, reconnaissant M. Jones, s'é-
cria en anglais : «Eh ! bonjour, neveu Jones ! » Il quitta
le bras de Thuret et de Dubreuily et s' emparant de ce-
lui de M. Jones, il passa à bord du paquebot, prit place
sur le premier banc venu et entama une conversation.
Madame Lebrun^ pendant ce temps, s'asseyait sur un
autre banc en face.
L'homme qui perçoit le prix des places s'étant ap-
proché, sa corbeille à la main, M. Smith fronça le sour-
cil et hocha la tète en véritable cokney de Londres qui
ne comprend pas une syllabe française. Le neveu Jo-
nes paya pour lui et pour son oncle.
Au Havre, beaucoup de monde attendait l'arrivée du
paquebot : des amis, des parents, des curieux et des
garçons d'hôtel. M. Featherstonhaug était au milieu de
G^jl^jÇphu^. En apercevant M. Smith^ il s'écria : «Bon-
.^(^^ fjf}û^ clfejf,(]ngl^^j|e suis charmé de vous revoir en
Chemin faisant, une femnie gui distribue des cartes
' -«^|HftVK?^,pftç?^^, VJOe,)an/^çrne,,à^la main^. t^^^^^^^
..d^la^l^terne tombèrent sur le visage du roi.La femn%
o^^M>l?flî?fflfi,^^Ffife^ l?lif ^? h!^:^^J^^!^
GOUVERNEMENT PROVISOIRE. 373
tressaillit et courut vers un officier du port qui se pro-
menait un peu plus loin.
M. Smithy conduitpar le neveu Featherstonhaug venait
de passer sur VExpress^ suivi de madame Lebrun. On
descendit dans le salon du navire. « Dieu soit loué.
Sire, vous êtes sauvé! » s'écria M. Featherstonhaug. —
« Dieu soit loué ! » répétèrent les deux vieillards en
levant les mains au ciel. Ils remercièrent vivement le
consul, qui se hâta de regagner le quai.
Après avoir reçu la confidence de la femme qui avait
reconnu le roi, l'officier de service sur le port était
accouru vers VExpress^ et le dialogue suivant s'engagea
aussitôt sur le pont du navire . « Il est évident, M. le
capitaine, que vous vous disposez à partir. » ^- « Oui,
Monsieur. » — « Quel est le motif de ce départ préci-
pité et avec quoi parlez-vous? » — «Avec des dépè-
ches. » — a Alors, Monsieur, je vais visiter vos cham-
bres. » — « Vous les visiterez à mon prochain voyage.
Monsieur. » Le capitaine remonta sur son banc de
quart et articula le commandement d'usage. L'officier
du port, furieux, n'eut que le temps de s'élancer à terre.
VExpress s'écartait lentement du quai et les palmes de
ses roues commençaient à battre l'eau. Un instant après
il s'écartait du port et fendait à pleine vapeur les va-
gues d'une mer tourmentée. La révolution avait perdu
son gage.
Tandis que M. Featherstonhaug suivait pensivement
dans les ténèbres le sillage à peine visible de VExpress^
l'officier du port s'approcha de lui : « M. le consul au-
rait-il la bonté de me dire le nom de celui qu'il \\eni
d'embarquer sur VExpress 7 » — « William Smith, mon
374 SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
oncle, » répliqua M. Feaflierstonhaug. — « Vous vous
êtes joué de moi, M. le consul, mais j'en ferai mon
^rapport au çomnjissiairp jj^ gouvernerpent. » Lç rap-
^çft ^ut ^U, m^is le gouYp^i)eiTi(^q^ provisoir^^ charmé
d'^lre ^ortid'çp barrai^ 3aai^ çivoir paru prêter Içs ipaii^s
à la fMiijç jIh rof, ^p gaf^a bien dç cuivre cjçUe affajc^.
Pgp^ ^ jQat|néç dp 3 map Lquiis-Philippj^ et l^apjie-
4^élj^ dé^arguprenj; à N^whayçn. Le 1*0 j dpqna des
poignées de maip coijfimf il ^yait fai^ en des temps
Hp^^leur?* jLq 4 iQ^rs, i| §e reposait à Glarefqont d'qne
c^rrièrç politique longue, figité^, de dix-huit aps de
règfie, de tfoi§ jour§ et troi^ nuits de vaille au milieu de
S^ cgpitalç révoltée, d'unc^ fuite ^e hqit jours à travers
soq royaume, d'une trçiviersée périlleuse, des plus ru-
die^ ffitigjyiç;s q^'il sojtdonqé à un vieillard de soixante-
qiljp^ç ai^ dç supporter, des plus cruelles émotions
qu'up roi pqi^se éprouver.
J^orisqi^'aypc une mélancolie dang laqpelle se com-
p,Uit upnob^tanj: une p^psée républicaine, on compara
l^ 'jrpjleriç^ a ce cjlomaine ^pUtaire de Glaremont, il
e^p |q[)po^^i,ble dç ne p^s sentir combien durept parai-
tfe longues à Louis-Philippe, à ce génie actif et né ppur
1^1 affajres, l^s deux années qui I(Ç séparaient de la
toipbe. Voyez-vous d'ici le manoir de Glaremont ense-
yeli 4âi^s son parc immense, avec ses longues prairies
où traîne la brume éternelle de la Grande-Bretagne,
iqfi rqfpijc|f[Tit (|es bœufs paisibles? Q^e\ contraste ayec
l-|icjliy.ité du Carrousel, avec le joli coup d'oeil des tui-
leries semées (|e fleurs, de jolies bourgeoises et d'en-
fants roses 7
l^is, comme il çst écrit que chaoyn ici-bas trouve
GOUVERNEMENT PROVISOIRE. 375
Tapaisement de sa vengeance, Louis-Philippe, avant de
mourir, allait retrouver le sien dans le massacre du
peuple qui l'avait ignominieusement chassé, dans les
fautes et Timpuissance de ceux qui voulurent gouverner
à sa place. Pour n'être pas aussi héroïque que son aî-
née, pour s'être montrée en paroles plus humaine et
n'avoir pas eu d'échafaud en Grève, la seconde Répu-
blique française n'en laisse pas une trace moins san-
glante dans l'histoire. Nous verrons des journées plus
funestes que celles de la Convention. Jamais plus de
faiblesse ne s'unit à plus de férocité, jamais plus de fu-
reur à plus d'hypocrisie, que dans les discordes civiles
qui forment la trame de cette lugubre et ridicule co-
médie ! Nous y retrouverons la peste comme à Florence
au temps des Médicis et de Machiavel. Et tel sera Ta-
charnement des citoyens les uns contre les autres, que
la peste emportera vingt mille hommes dans les plis
de son suaire, sans qu'on y prête seulement attention.
Il faut, pour poursuivre un tel récit, la ferme volonté
de creuser entre le passé et l'avenir, après soixante ans
de haine et de combats, une tranchée profonde : la né-
cessaire liquidation des partis.
PIÈCES JUSTIFiaTIVES.
I
PIÈCES lUSTlFJCATIYES.
N» 1.
Bulletins de surveillance générale du 12 au 22 février.
12 février 1848. — L'ordre et la tranquillité continuent
à régner dans Paris. On ne remarque pas d'agitation extra-
ordinaire.
13 février. — Aucun trouble dans Paris. La tranquil-
lité règne dans la popijilatiop ; il y a cependant quelque in-
quiétude par suite de la lecture des journaux, et cle Tagita-
tion qu'ils cherchent à fomenter.
14 février. — H Y a assez d'inquiétude dans les esprits^
sans cependant qu'il y ait de l'agitation. Les classes ou-
vrières sont occupées et repondent peu à l'agitation qu'on
cherche à leur imprimer.
15 février. — Il règne dans Paris un sentiment d'assez
vive inquiétude, causé par l'appréhension, de quelques
troubles possibles, à l'occasion de l'affaire des banquets ;
cependant l'apparence de la population est assez tranquille.
— Il y a peu d'étrangers à Paris : les marchands se plai-
gnent de ne pas vendre ; il y a peu d'activité dans les trans-
actions commerciales.
380 PIÈCES JUSTIFIGATIYBS.
16 février. — Aucune circonstance nouvelle. Paris con-
tinue à être inquiet, mais sans émotion apparente.
17 février. — La population deJiParis est toujours fort
inquiète, et assez agitée. Plusieurs réunions ont eu lieu
parmi les diverses nuances de l'opposition, pour s'occuper
d'une grande manifestation; rien encore n'a été décidé à ce
sujet. — Les affaires sont suspendues et les marchands ne
vendent rien.
18 février. — Toujours beaucoup d'inquiétude dans
Paris, mais beaucoup d'incertitude et de division dans les
projets des diverses nuances des partis qui s'occupent du
banquet, et de la manifestation décidément fixée à mardi,
sauf nouvel ajournement. Ils continuent à exprimer l'inten-
tion de ne pas se livrer à des troubles, et font à leurs adhérents
des recommandations dans ce sens, tout en les poussant à
figurer dans la réunion qu'ils cherchent à rendre très-nom-
breuse.
19 février. — Tous les différents quartiers de Paris sont
parfaitement tranquilles ; aucune apparence de trouble ,
mais l'inquiétude est très-grande et les affaires entièrement
suspendues.
20 février. — Continuation de tranquillité , mais tou-
jours la même inquiétude. On ne remarque aucune émotion
nouvelle parmi les ouvriers ; cependant beaucoup d'entre
eux ont l'intention d'aller mardi se joindre à l'attroupé^
ment, qui se réunira sur la place de la Madeleine pour aller
aux Champs-Elysées.
21 février, —(manque).
22 février. — La journée a été bien difficile. Cette nuit,
les travaux de la tente destinée aux banquets réformistes
ont été poussés jusqu'à une heure du matin. A cette heure
ils ont cessé. Quelques curieux sont venus sur ce point» mais
sans désordre.
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 381
La tranquillité paraissait devoir durer, lorsque, vers dix
heures, quelques étudiants et un certain nombre d'hommes
en blouse sont sortis du quartier latin, se dirigeant sur la
Madeleine. Arrivés sur ce point, ils ont proféré des cris di-
vers dans une intention hostile, et peu à peu des groupes se
sont formés, qu'il a fallu disperser. Les curieux, comme de
coutume, étaient en grand nombre et gênaient Faction de la
force publique. Le rassemblement s'est alors divisé : une
portion s'est portée sur la Chambre des députés, dans laquelle
elle a pénétré un instant, et dont elle a été repoussée par la
troupe envoyée dans ce but ; une autre s'est dirigée vers le
quartier latin, pour aller à r£cole|polytechnique, contre
laquelle elle a lancé quelques pierres qui ont cassé quelques
vitres. Elle a aussi jeté des proclamations par-dessus les
grilles. Dispersé par une charge de garde municipale, ce
rassemblement s'est formé de nouveau ; il a passé les ponts,
et a traversé le quartier Saint-Martin, oii il a répandu un
grand effroi.
Sur la place de la Concorde, des individus se sont réunis
en grand nombre. Augmenté encore par des curieux et des
ouvriers en chômage, l'attroupement est devenu formida-
ble. Il a attaqué des postes, élevé des barricades , et allumé
un incendie. Chargé plusieurs fois par la troupe de ligne et
la garde nationale à cheval, il s'est replié sur la rue de Rivoli,
où il a élevé des barricades, ainsi que dans la rue Saint-
Honoré, depuis la place Beauvau jusqu'à la rue de la Monnaie.
Plusieurs fois dispersé, il se reformait toujours. Il a fini par
piller un grand nombre de boutiques d'armuriers dans la
rue Saint-Honoré, et sur le quai de la Mégisserie, malgré
les charges continuelles qu'il a essuyées. D'autres rassemble-
ments se sont encore formés dans la rue Bourg-l'Abbé, près
du magasin de Lepage, armurier, où une barricade a été
formée et enlevée très-bravement par la garde municipale.
'1'
. 1 ♦ .•••11'
382 PIËCBS JUSTIFIGATIYBS.
' . • *
qui a essuyé un feu très-vif. Un homme a été tué sur ce
point, du côté des insurgés. Sur d'autres points encore on a
pillé des boutiqueset des maisons, et partout, sur leur pas-
sage» les émeutiersont brisé des réverbères, et |es lanternes
à gaz. Us ont brûlé le corps de garde de la rue de Ponthieu,
la barrière de Gourcelles, et tous les jeux des Champs-
Elysées.
La garde nationale a assez bien répondu à l'appel ; ce-
pendant certaines légions n'ont presque pas fourni. La
troupe de ligne a été très-bien, et la garde municipale excel-
lente de patience et de bravoure.
Les BatignoUes ont été attaquées par des pillards, qui ont
été combattus par des gardes nationaux qui les ont brave-
ment repoussés.
Espérons que la journée de demain se passera sans trou-
bles ! nous ne l'espérons guère.
PIÈCES JDSTIF1CAT1VB8. 383
N" 2.
Ordre attribué au duc de Montpemier.
Délivrer d'ui^encè des magasins de Ti^rtillerie de Yinèen-
nes et expédier sans délai sur Fécole militaire, à Paris, les
objets de munitions ci-après :
Deux batteries d'artillerie de campagne, caissons chargés ;
vingt caissons d'infanterie chargés, trois cents bottés à ùii-
traille, quatre cents pétards, un caisson de flambeaux pour
le service de nuit.
Signé : A. d'Orléans.
384 PIÈCES JOSTIFICATinS.
N« 3.
Note de la commission générale du banquet aux journaux.
La commission générale chargée de Forganisation du ban-
quet du 12* arrondissement a décidé que la manifestation
aurait lieu irrévocablement, mardi prochain 22 février,
à midi.
On indiquera plus tard le lieu de la réunion.
Nous ajoutons à cette pièce une déclaration des Ekx)les,
envoyée le lendemain, 20 février, à la commission générale.
Elle témoigne des tiraillements qui n*ont cessé d'exister jus-
qu'aux derniers instants entre les diverses fractions du parti
républicain.
Messieurs et chers camarades,
En présence des retards apportés à Texécution du banquet
des Écoles, près de 800 étudiants se sont réunis le 11 fé-
vrier 1848, et, après avoir examiné les actes de la commis-
sion, ont décidé:
Que des invitations seront adressées également au Natio^
PIÈGES JUSTIFICATIVES. 385
nd et aux députés qui s'y rattachent, à la Réforme et aux
députés qui s'y rattachent.
Que la parole leur sera donnée à tous sans distinc-
tion ;
Que si, conséquemmentà tout ce qui s'est passé le National
et les députés dont il représente les opinions demandent que
la parole soit retirée àM.Ledru-Rollin, il ne sera fait aucun
droit à leur demande ;
Que s'ils refusent de prendre part au banquet des Ecoles,
parce qu'on aura maintenu la parole à M. Ledru-Rollin, il
sera passé outre, et le banquet aura lieu;
Que sous ces conditions expresses, la commission sera
continuée dans ses pouvoirs, qui sont d'aviser aux préparatifs
matériels du banquet, aux invitations, à la mise au concours
des toasts, à leur choix et à l'ordre de leur prononcé.
Dans le cas où la commission refuserait de se soumettre à
ce que l'assemblée a décidé, il sera nommé une autre com-
mission séance tenante ;
Que la commission éventuelle par le fait seul du refus de
la commission existante, sera investie des pouvoirs et des
obligations précédemment indiqués;
Qu'il est bien entendu que la nomination d'une commis-
sion éventuelle n'implique aucun blâme pour la commission
existante ;
Que chaque candidat nouvellement élu se soumet par le
fait seul de son acceptation aux obligations imposées par
l'assemblée ;
Que les membres des précédentes commissions ne pour-
ront être élus;
Que cette résolution n'emporte aucune signification de
blâme pour les personnes qui en sont l'objet;
Que celle des deux commissions qui restera définitivement
en possession des pouvoirs de l'assemblée, devra s'adjoindre
T. I. 35
386 Piàc£6 iusTiPicAriYSs.
un repré^Dtant choisi dans les Ecoles suivantes : Ecole Po-
lytechnique, Centrale, des Beaux-Arts, Normale, des Chartes,
du CoipmerQ^ r enfin un membre choisi dans les ouvriers.
Que pour le cas où la commission verrait le nombre de
sçs membres r^iluit par suite de démissions ou autres causes,
elle est autorisée à se compléter par voie d'élection.
La commission éventuelle a chargé un homme qui jouit
dans le parti démocratique d'une considération justement
méritée de porter à la connaissance de Tancienne commis-
s^n les résolutions ci-dessus énoncées. A ces démarches
toutes conciliatrices Tancienne commission a répondu par la
déclaration suivante : « La commission du banquet des Eco-
» les, après, en avoir délibéré, déclare : qu'elle n'a aucune
» communication particulière à faire officiellement à qui que
» ce soit ; qu'elle ne reconnaît à personne le droit de lui im-
"» poser des décisions; mais qu'elle est et sera toujours prête
» à rendre compte à ses souscripteurs, collectivement, de ses
» décisions et de leurs motifs ainsi que de la situation du
» banquet afin de les mettre à même de voir s'ils doivent
» lui continuer leur confiance, et si par suite ils veulent gar-
» der ou rendre leurs billets. » — Suivent les signatures
du président et du secrétaire. — En conséquence de cette
déclaration qui contient un refus bien formel de se soumettre
aux décisions de l'assemblée du 11 février MM. Maigne,
Bocquet, Sabatier, Delcamp, PaulAvenel, Wfelviî-Bloncourt,
IKuUot, Bardurry, en vertu des pouvoirs qui leur ont été con-
férés par cette assemblée, se constituent en commission dé-
finitive.
La commission ainsi constituée a résolu que la forme et
la couleur des cartes de l'ancienne commission seraient
changées.
Que les nouvelles cartes se donneraient à l'entrée du ban-
quet.
PIÈGB9 JUSTIFICATIVES. H8?
En conséquence elle invite les souscripteurs, membres de
rassemblée du 11 février et ceux qui adoptent ses décisions,
à se présenter tous les jours de tO à 4 heures, place Saint-
Michel no 8» au siège de la commission, pour y échanger
leurs cartes.
Signé : V. Màignb, président, Dblcahp, secrétaire»
Sabatibr , trésorier.
Paris, le 20 février 1848.
)88 FIÈCBS JUSTIPIGATITRI.
N»4.
Lettre (TAgnêi de Klindworth à M, Gtdzot,
Monsieur le Président du Conseil.
Mon père me charge de transmettre à Votre Excellence les
renseignements suivants :
Une personne qui vit depuis de longues années dans une
assez grande intimité avec M. Thicrs a eu Tautre jour avec ce
personnage un entretien dont voici les points les plus sail-
lants.
M. Thiers a dit : <c Le pays marche à pas de géant à une
D catastrophe qui éclatera, ou avant la mort du roi, si ce
» prince avait une vieillesse longue y ou quelque temps après
y> la mort du roi. Il y aura guerre civile, révision de la
» Charte et peut-être changement de personnes en haut Heu.
D Le pays ne supportera pas une régence, à moins qu'on ne
j> fasse quelque chose de grand pour relever la nation. Le
Y> roi Louis-Philippe n'a rien fondé. Il laisse à sa famille la
D tâche la plus ardue pour son maintien. Si Napoléon II
)» vivait encore, il remplacerait sur le trône le roi actuel.
y> Pour mon compte, je suis dégoûté de tout et je ne veux
» rien. L'Europe trouvera encore cette nafion sur son che-
» min. Jusqu'à la mort du roi, il n'y a rien à faire; il faut
i> que Guizot reste, seulement il faut Tempécher de donner
if> suite à son rapprochement avec les puissances continen-
» taies. Nous devons lui imposer la politique qu'il doit sui-
niCSS JUSTIFIGATIYKS. 38tt
x> vre à Tétranger, lui faire peur de la Chambre et du pays.
D Cest pour cela que je monterai à la tribune et que je le
x> combattrai à outrance, aussi bien pour la question d'Italie
D que pour la question suisse. »
Mon père garantit à Votre Excellence l'exactitude des
renseignements qui précèdent, et vous prie de vouloir bien
en garder le secret. ^
Daignez agréer, M. le président du Conseil, une nouvelle
expression de mon entier dévouement,
Agnès de Elindworth.
Le 21 janvier 1848.
390 PIÈCES JUSTlFlCATlVBft.
IN» 5.
Manifeste de la Cortimission générale du banquet, piélié dam les
jtmtnmut du 21 fém&.
Le ministère ayant déclaré et soutenu à la tribune, que la
pratique du droit de réunion était soumise au bon plaisir de
la police, les députés de l'opposition, des pairs de France,
d'anciens députés, des membres du conseil général, des ma-
gistrats, des officiers, sous-officiers et soldats de la garde
nationale, des membres du Comité central des électeurs de
Topposition, des rédacteurs des journaux de Paris, ont
accepté l'invitation qui leur était faite, de prendre part à la
manifestation, afin de protester, en vertu de la loi, contre
une prétention illégale et arbitraire.
Gomme il est naturel de prévoir que cette protestation pu-
blique peut attirer un concours considérable de citoyens ;
comme on doit présumer aussi que les gardes nationaux de
Paris, fidèles à leur devise liberté, ordre public, voudront en
cette circonstance accomplir ce double devoir ; qu'ils vou-
dront défendre la liberté en se joignant à la manifestation,
pour protéger Tordre et empêcher toute collision par leur
présence: que, dans la prévision d'une réunion nombreuse
de gardes nationaux et de citoyens, il semble convenable de
prendre des dispositions qui éloignent toute cause de trouble
et de tumulte:
La commission a pensé que la manifestation devait avoir
PIÂGBS J08TIF1GAT1?E8. 391
lieu dans le quartier de la capitale où la largeur des rues et
des places permet à la population de s*agglomérer, sans qu'il
en résulte d'encombrement.
A cet effet, les députés, les pairs de France, et les autres
personnes invitées au banquet, s'assembleront, mardi pro-
chain, à onze heures, au lieu ordinaire des réunions de Top-
position parlementaire, place de la Madeleine, 2.
Les souscripteurs au banquet qui font partie de la garde
nationale, sont priés de se réunir devant l'église delà Made-
leine, et de former deux haies parallèles entre lesquelles se
placeront les invités.
Le cortège aura en tête les officiers supérieurs de la garde
nationale qui se présenteront pour se joindre à la mani-
festation.
Immédiatement après les invités et les convives, se placera
un rang d'officiers de la garde nationale.
Derrière ceux-ci les gardes nationaux formés en colonnes,
suivant les numéros des légions.
Entre la troisième et la quatrième colonne, les jeunes gens
des Ecoles, sous la conduite des commissaires désignés
par eux.
Puis les autres gardes nationaux deParis et de la banlieue,
dans l'ordre désigné plus haut.
Le cortège partira à onze heures et demi, et se dirigera
par la place de la Concorde, et les Champs-Elysées, vers le
lieu du banquet.
La commission , convaincue que cette manifestation sera
d'autant plus efficace qu'elle sera plus calme, d'autant plus
importante qu'elle évitera même tout prétexte de conflit ,
invite les citoyens à ne pousser aucun cri, à ne porter ni dra-
peaux, ni signes extérieurs ; elle invite les gardes nationaux
qui prendront part à la manifestation, à se présenter sans
armes, il s'agit ici d'une protestation légale et pacifique qui
39S PIÈGBS JUSTIFlGATlYBft.
doit être surtout puissante par le nombre et l'attitude ferme
et tranquille des citoyens.
La commission espère que, dans cette occasion, tout
homme présent se considérera comme un fonctionnaire,
chargé de faire respecter i'ordre ; elle se confie à la présence
des gardes nationaux, elle se confie aux sentiments de la po-
pulation parisienne, qui veut la paix publique avec la liberté,
et qui sait que pour assurer le maintien de ses droits, elle n'a
besoin que d'une démonstration paisible, comme il convient
à une nation intelligente, éclairée, qui a la conscience de Tau-
torité irrésistible de sa force morale, et qui est assurée de
faire prévaloir ses vœux légitimes par l'expression légale et
calme de son opinion.
ritcss lotriFiCATiirEt. 893
N» 6.
Proclamation du préfet de police aux habitants de Paris.
Habitants de Paris !
Une inquiétude qui nuit au travail et aux affaires, règne de-
puis quelques jours dans les esprits ; elle provient de mani-
festations qui se préparent. Legouvernenient, déterminé par
des motifs d*ordre public, qui ne sont que trop justifiés, et
usant d*un droit que les lois lui donnent et qui a été cons-
tamment exercé sans contestation, a interdit le banquet du
12e arrondissement.
Néanmoins, comme il a déclaré devant la Chambre des
députés que cette question était de nature à recevoir une so-
lution judiciaire, aulieu de s'opposer par la force à la réu-
nion projetée, il a pris la résolution de laisser constater la
contravention en permettant l'entrée des convives dans la
salle du banquet, espérant que ces convives auraient la sa-
gesse de se retirer à la première sommation, afin de ne pas
convertir une simple contravention en un acte de rébellion.
C'était le seul moyen de faire juger la question devant Tau-
torité suprême de la Cour de cassation.
Le gouvernement persiste dans cette détermination, mais
le manifeste publié ce matin par les journaux de Topposition
annonce un autre but. d'autres intentions; il élève un gou-
vernement à côté du véritable gouvernement du pays, de
celui qui est institué par la Charte et qui s'appuie sur la ma-
394 PIÈCB8 JOSTIFICATIVSS.
jorité des Chambres, il appelle une manifestation publique,
dangereuse pour le repos de la cité; il convoque, en violation
de la loi de 1831, les gardes nationaux, qu'il dispose à Ta-
vance en haie régulière, par numéros de légion, les officiers
en tête. Ici, aucun doute n*est possible, de bonne foi ; les
lois les plus claires, les mieux établies, sont violées. Le gou-
vernement saura les faire respecter, elles sont le fondement
et la garantie de l'ordre public.
J'invite tous les bons citoyens à se conformer à ces lois, à
ne se joindre à aucun rassemblement, de crainte de donner
lieu à des troubles regrettables. Je fais cet appel à leur pa-
triotisme et à leur raison, au nom de nos institutions, du
repos public et des intérêts les plus chers à la cité.
Paris, le 21 février 1848.
Signé : CnuiRiSL DiLissmiT.
P1£G£S JUSTIFIGATIYBS. 395
r 7.
GARDE NATIONALE DU DEPAlttËttENT DE LA SEfllE.
ÉTAT MAJOR GfiNÉRAL.
Ordre du jour du 21 février 1848.
Gardes nationaux du département de la Seine ^
Tant que la manifestation qui se prépare n'a pas fait un
appel direct à votre concours et à votre appui, je me suis
abstenu de vous rappeler dans quelles limites la loi a ren-
fermé vos droits et vos devoirs^ parce que vous n'avez cessé,
depuis dix-sept ans, de prouver que vous connaissiez bien
les uns et les autres et que vous n'y avez jamais manqué.
Aujourd'hui que l'on cherche à vous égarer au nom même
de la légalité dont le maintien est confié à votre dévouement
et à votre patriotisme, que des hommes qui vous sont étran-
gers vous convoquent, vous appellent et usurpent les droits
de vos chefs, je dois protester hautement contre cette injure,
et c'est au nom de la loi elle-même que je m'adresse à vous.
Les articles 1,7 et 93 de la loi du 22 mars 1831 sont
ainsi conçus :
« Article V^ . La garde nationale est instituée pour défen-
dre la royauté constitutionnelle, la Charte et les droits qu'elle
a consacrés ; pour maintenir l'obéissance aux lois , conserver
ou rétablir l'ordre et la paix publique, seconder l'armée de
396 piica» justificatiyks.
ligne dans la défense des frontières et des côtes, assurer
rindépendance de la France et Tintégrité de son territoire.
D Toute délibération prise par la garde nationale sur les
affaires de TEtat, du département et de la commune, est
une atteinte à la liberté publique et un délit contre la chose
publique et la constitution.
D Article 7. Les citoyens ne pourront ni prendre les armes
ni se rassembler en état de garde nationale sans Tordre des
chef immédiats, ni ceux-ci donner cet ordre sans une réqui-
sition de Tautorité civile dont il sera donné connaissance à la
tête des troupes.
D Article 93. Tout chef de corps, poste ou détachement
de la garde nationale qui refusera d'obtempérer à une réqui-
sition des magistrats ou fonctionnaires investis du droit de
requérir la force publique, ou qui aura agi sans réquisition
et hors des cas prévus par la loi, sera poursuivi devant les
tribunaux et puni conformément aux articles 234 et 258 du
Code pénal.
D La poursuite entraînera la suspension, et s'il y a con-
sommation, la perte du grade. »
Vous le voyez, gardes nationaux du département de la
Seine, la loi parle en termes trop clairs et trop précis pour
qu'il soit possible de vous abuser par une interprétation dont
votre sagesse fera justice.
Peu d'entre nous, sans doute, sont disposés à se laisser
entraîner à une démarche coupable ; mais je voudrais leur
épargner et la faute et le regret de compter leur petit nombre
au milieu des quatre-vingt-cinq mille gardes nationaux dont
vos légions se composent.
C'est donc au nom de la loi que je vous adjure de ne pas
tromper la confiance du pays, qui a remis à votre garde la
défense de la royauté constitutionnelle, et de Tordre légal.
Vous ne voudrez pas non plus méconnaître la voix de votre
PliCES JUSTIFICATIVES. 397
commandant supérieur, parce qu'il ne vous a jamais abusé.
Je compte sur votre sagesse et votre patriotisme comme vous
devez compter toujours sur ma loyauté et mon dévouement.
Signé : Jacminot, lieutenant général, pair de
France, commandant supérieur.
Pour copie conforme :
Signé : Càrbonnel, maréchal de camp, chef
d'état-major général.
398 PliCBS nJSTtFfCATIVES.
r 8.
Nouvelle déclaration de F opposition^ publiée le 22 février \%k^.
A tous les citoyens !
Une grande et solennelle manifestatiop devait avoir lieu
aujourd'hui en faveur du droit de réunion, contesté par le
gouvernement. Toutes les mesures avaient été prises pour
assurer Tordre et prévenir toute espèce de troubles, te gou-
vernement était instruit depuis quelques jours de ces me-
sures et savait quelle serait la forme de cette protestation. Il
n'ignorait pas que les députés se rendraient en corps au lieu
du banquet, accompagnés d'un grand nombre de citoyens et
de gardes nationaux sans armes. Il avait annoncé l'intention
de n'apporter aucun obstacle à cette démonstration tant que
l'ordre ne serait pas troublé, et de se borner à constater par
un procès-verbal ce qu'il regarde comme une contravention,
et ce que l'opposition regarde comme l'exercice du droit.
Tout à coup, en prenant pour prétexte une publication
dont le seul but était de prévenir les désastres qui auraient
pu naître d'une grande affluence de citoyens, le gouverne-
ment a fait connaître sa résolution d'empêcher par la force
tout rassemblement sur la voie publique, et d'interdire, soit
à la population, soit aux gardes nationaux, toute participation
à la manifestation projetée. Cette tardive résolution du gou-
vernement ne permettait plus à l'opposition de changer le ca-
ractère de la démonstration. Elle se trouvait donc placée
PIÈGES JUSTIFIGATITES. 399
dans l'alternative de provoquer une collision entre les ci-
toyens et la force publique , ou de renoncer à la protestation
légale et pacifique qu'elle avait résolue.
Dans cette situation, les membres de l'opposition, person-
nellement protégés par leur qualité de députés, ne pouvaient
pas exposer volontairement les citoyens aux conséquences
d'une lutte aussi funeste à l'ordre qu'à la liberté. L'opposi-
tion a donc pensé qu'elle devait s'abstenir et laisser au
gouvernement toute la responsabilité de ses mesures. Elle
engage tous les bons citoyens à suivre son exemple.
En ajournant ainsi l'exercice d'un droit , l'opposition
prend envers le pays l'engagement de faire prévaloir ce droit
par toutes les voies eonstitutionnelles. Elle ne manquera pas
à ce devoir ; elle poursuivra avec persévérance ^t avec phis
d'énergie que jamais la lutte qu'elle a entreprise contre une
politique corruptice, violente et antinationale.
En ne se rendant pas au banquet, l'opposition accomplit
un grand acte de modération et d'humanité. Elle sait qu'il lui
reste à accomplir un grand acte de fermeté et de justice.
En conséquence de la résolution prise par l'opposition,
un acte d'accusation contre le ministère sera immédiatement
proposé par un grand nombre de députés, parmi lesquels :
MM. Odilon Bàrrot, Duvergier de Hauràiooev de Malbville,
d'Aragon, Abatucci , Beauhont (de la Somme), George de
Lafatette, Boissel, Garnier-Pagès, Garnot, Ghambollb,
Droutn de L'huts, Ferdinand de Lastetrie, Hayin, de Cour-
tois, Vayin, Garnon, marquis Jouvencel, Tallandier, Bureau
DE PusY, Luneau, Saint-Balleyin, Gambacérès, Moreau (de la
Seine), Berger, Marie, Bethmont, de Thurd, Dupont (de
l'Eure), etc.
iOO FIÉCBS JUfTlFICATlTTi.
N»9.
A ete d* accusation déposé sur le bureau de la Chambre des députés
par M. Odilon Barrot. — Séance du 22 février 1848.
Nous proposons de mettre les ministres en accusation
comme coupables :
l"" D'avoir trahi au dehors l'honneur et Tintérêt de la
France ;
2^ D'avoir faussé les principes de la Constitution, violé les
garanties de la liberté et attenté au droit des citoyens ;
3"" D'avoir, par une corruption systématique, tenté de
substituer à la libre expression de l'opinion publique les
calculs de l'intérêt privé et de pervertir ainsi le gouverne-
ment représentatif;
4o D'avoir trafiqué, dans un intérêt ministériel, des fonc-
tions publiques ainsi que de tous les attributs et privilèges
du pouvoir ;
b"" D'avoir, dans le même intérêt, ruiné les finances de
l'Etat^ et compromis ainsi les forces et la grandeur na-
tionale;
6o D'avoir violemment dépouillé les citoyens d'un droit
inhérent à toute constitution libre, et dont l'exercice leur
avait été garanti par la Charte ;
7^ D'avoir, enfin, par une politique ouvertement contre-
révolutionnaire, remis en question toutes les conquêtes de
PIÈGES JUSTiFiGATiVES. 404
nos deux révolutions, et jeté dans le pays une perturbation
profonde.
Signé : OdiloH»Bàrrot, Duyergierde Hàurànne, dbThiàrd,
Dupont (de l'Eure), Isàmbert, Léon de Maleyille, Gàr-
nier-Pàgès, Ghambolle , Bethuont , L'Herbette, Pages
(de l'Ariége), Baroche, Havin, Léon Faucher, Ferdinand
DE LaSTETRIE , DE GoURTAIS , DE SaINT-AlBIN , GrÉMIEUX,
Gauthier de Cumtllt, Ràimbault, Boissel, de Beaumont
(de la Somme), Lesseps, Mauguin, Creton, âbattucci,
Marie , Garnot , Bureau de Puzy , Dussolier , Mathieu
(de Saône-et-Loire), Drouynde Luuys, D'aragon, Gam-
bacérès, Drault, Maquis, Rigot, Quinette, Maichin,
Lefort-Gonsollin, Tessierde la Motte, de Maray, Ber-
ger, BOUNIN, DE JOUYENCEL, LaRABIT, VaVIN, GaRNOT,
Maurat-Ballange, Taillandier.
T. I. 26
403 PIÈCES jcsnruuTivBS.
NMO.
Déclaration du comité électoral démocratique , imprimé dans
les journaux de Coppotition, le 24 février 1848.
Le mioifitère est renTersé, c est bien.
Mais les derniers événements qui ont agité la capitale ap-
pellent sur des mesures, devenues désormais indispensables,
rattention de tous les bons citoyens.
Une manifestation légale, depuis longtemps annoncée, est
tombée tout à coup devant une menace liberticide, lancée par
un ministre du haut de la tribune. On a déployé un immense
appareil de guerre , comme si Paris eût eu l'étranger,
non pas à ses portes, mais dans son sein ; le peuple, généreu-
sement ému et sans armes, a vu ses rangs décimés par des
soldats, un sang héroïque a coulé.
Dansces circonstances, nous, membres du comité électoral
démocratique des arrondissements de la Seine, nous faisons
un devoir de rappeler hautement que c'est sur le patriotisme
de tous les citoyens, organisés en garde nationale, que repo-
sent, aux termes mêmes de la Charte, les garanties de la li-
berté.
Nous avons vu sur plusieurs points les soldats s'arrêter
avec une noble tristesse, avec une émotion fraternelle, de-
vant le peuple désarmé. Et en effet, combien n'est pas dou-
PliCBS JUSTlFlGATiVES. 403
loureuse pour des hommes d'honneur, cette alternative de
manquer aux lois de la discipline, ou de tuer des concitoyens !
La ville de la scienoe, des arts» de l'industrie, de la civilisa-
tion, Paris enflh, ne saurait être le champ de bataille rêvé
par le courage des soldats français. Leur attitude l'a prouvé,
et elle condamne le rôle qu on leur impose.
D'un autre côté, la garde nationale s'est énergiquement
prononcée comme elle le devait en faveur du mouvement ré-
formiste, et il est certain que le résultat obtenu aurait été
atteint sans effusion de sang, s'il n'y eût pas eu, de la part
du ministère, provocation directe, provocation résultant d'un
brutal étalage de troupes.
Donc, les membres du comité électoral démocratique pro-
posent à la signature de tous les citoyens la pétition sui-
vante :
Considérant :
Que l'application de l'armée à la compression des trou-
bles civils est attentatoire à la dignité d'un peuple libre et à
la moralité de l'armée ;
Qu'il y a renversement de l'ordre véritable et négation
permanente de la liberté ;
Que le recours à la force seule est un crime contre le
droit ;
Qu'il est injuste et barbare de forcer des hommes de
cœur à choisir entre le devoir du militaire et ceux du ci-
toyen ;
Que la garde nationale a été instituée précisément pour
garantir le repos de la cité et sauvegarder les libertés de la
nation;
Qu'à elle seule il appartient de distinguer une révolu-
tion d'une émeute :
Les citoyens soussignés demandent que le peuple tout
entier soit incorporé dans la garde nationale ;
404 PIÈCES JUSTlFlGATiVBS.
Us demandent que la garde municipale soit dissoute ;
lis demandent qu'il soit décidé législativement qu'à Ta-
venir Tarmée ne pourra plus être employée à la compression
des troubles civils. •
Signé : A. Guinard, électeur, délégué du 8® arrondis-
sement ;
Louis Blanc, électeur, délégué du 2* arrondissement;
David (d'Angers), électeur, délégué du 11* arrondisse-
ment, membre de l'Institut ;
Martin (de Strasbourg), électeur, délégué du 10* arron-
dissement, ancien député ;
Durand Saint-Amant, électeur, délégué du 1" arron-
dissement ;
Félix Pyat, électeur, délégué du 8® arrondissement;
Greinueiser, capitaine, 3® légion, délégué du 5® arron-
dissement;
Vasnier, capitaine, 4^ légion, délégué du 4« arrondis-
sement ;
Haguet, électeur municipal, délégué du 4® arrondisse-
ment ;
Recurt, capitaine, 8^ légion, électeur, délégué du 8* ar-
rondissement ;
O. Gellé, électeur, délégué du 9® arrondissement ;
Chaumier, électeur, délégué du 9* arrondissement ;
L. MoNDuiT, électeur du 11» arrondissement;
M. GouDCHAUx, électeur, délégué du 2* arrondissement;
Barrier, électeur, délégué du 2® arrondissement ;
Barbier, électeur, délégué du 10* arrondissement ;
Lauyeau, capitaine, 7* légion, électeur, délégué du
?• arrondissement ;
Dauphin, capitaine, T légion, délégué du 7" arrondis-
sement ;
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 403
Destourbet, capitaine, 7« légion, électeur, délégué du
T arrondissement ;
Jules Bastide, électeur, délégué, du 7* arrondissement;
Havyn, chef de bataillon, 3* légion, délégué du 3* ar-
rondissement ;
Victor Masson, électeur, délégué du 11* arrondisse-
ment ;
De la Châtre, électeur, délégué du 1*' arrondissement ;
Cercueil, capitaine, 6^ légion, électeur, délégué du
8* arrondissement.
40G PIÈGES JUSTIFlGATiVBS.
N« 11.
j\ot€s trouvées sur le bureau de M, Parent ^ ^ecrétuire général
de la préfecture de la Seine.
(Celte pièce complète en quelque sorte celle que nous
avons donnée au commencement sous le titre de Bulletin de
la surveillance générale. L'histoire de la révolution de février,
s'y trouve racontée en quelques lignes, telle qu'elle apparut
aux agents du pouvoir.)
Vendredi 18. — La question du banquet réformiste prend
chaque jour plus de gravité.
Samedi 19. — Les journaux de l'opposition annoncent
que le banquet aura lieu mardi 22 courant ; le lieu n'est pas
indiqué.
Dimanche 20. — Les journaux de l'opposition annoncent
que la manifestation politique aura lieu mardi, à midi, rue
de Chaillot, aux Champs-Elysées. La préoccupation publi-
que est toujours grande sur les résultats de cette démarche,
au moins imprudente.
Lundi 21, — Pendant la journée, la préoccupation a été
grande dans Paris ; un article des journaux de Topposition
PIÈGES JUSTIFICATIVES. 407
convoquait pour demain les gardes nationaux et tous les ci-*
toyens à la manifestation politique annoncée ; le gouverne-
ment s'est ému, avec raison, de cet article : il a pris de
grandes mesures de sûreté ; il a publié des proclamations, et,
à la Chambre, des explications ont eu lieu entre M. Odilon
Barrot et le ministre de Tintérieur. A Tissue delà séance, les
députés de Topposition ont reconnu que le banquet pouvait
amener une grande collision, ils y ont renoncé ; le journal la
Patrie Ta annoncé dans la soirée.
Mardi 22. — Nous nous entretenons de la situation de
Paris et de Télection de Mayence. En me rendant à Thôtel
de ville, j'ai suivi le boulevard de la Madeleine où des masses
de population étaient déjà réunies ; sur le quai, il y avait
moins de monde ; de midi à une heure, il a fallu ordonner
des charges de cavalerie pour dissiper les attroupements qui
menacent surtout le ministère des affaires étrangères. J'ai
envoyé chercher mon habit d'uniforme.
La journée est remplie de tumulte ; des masses de curieux
surtout et d'émeutiers encombraient toutes les rues; j'ai eu
grand'peine à regagner ma demeure. Le soir, c'était plus
calme dans le quartier Saint-Honoré ; le mouvement s'était
dirigé vers les faubourgs.
Mercredi 23. «-^ Après une nuit agitée par de nombreuses
tentatives de désordre, aussitôt réprimées, la journée se
présente sous un aspect menaçant ; toutes les rues du centre
sont encombrées ; les boutiques sont fermées, des barricades
sont essayées et aussitôt enlevées. Je suis arrivé à l'hôtel de
ville, rempli et entouré de troupes, garde nationale et gar-
nison ; j'y ai couché, et la nuit a été remplie d^émotions de
tout genre. Je suis content de mon état moral ; je trouve un
profond intérêt à être témoin de ce grand mouvement popu-
laire qui aura, pour résultat probable, un changement dans
408 nÈtxs josriFiCAnrBs.
la forme dn gomrenieiiieDt. A trois heures après midi, on a
aDDonec la retraite dn ministère et b formation d'un n oiwc a m
cabinet, sous la présidence de M. Mole. Cette concession ne
sofBra pas, elle arrive trop tard. Toute la nuit, nous avons
ftë comme dans une place assiégée : quel pauvre général on
nous a donné !
Jeudi 24. — La pendule marche à pas de tortue, les évé-
nements courent à pas de géant. Vers huit heures dn matin,
la situation deThôtel de ville était excellente; il était permis
de penser que la seconde concession faite par le pouvoir, qui
venait de confier la formation du ministère à HM. Thiers et
Barrot, satisferait la garde nationale et qu'elle ferait cause
commune avec la troupe pour réprimer le désordre. Erreur;
la milice citoyenne a fraternisé avec les hommes de Témeute;
la ligne a été facilement entraînée et Fautorité a été désarmée.
A mon avis, HM. de Rambuteau et le général Sébastiani
auraient pu montrer quelque vigueur ; ils ne Tout pas fait ;
ils ont abandonné Thôtel de ville à quelques membres du
conseil municipal, qui, avec le concours de plusieurs officiers
de la garde nationale et cinq ou six élèves de TEcole poly-
technique, ont installé une commission de gouvernement.
Seul de Tautorité légale, je suis resté à mon poste, que je ne
quitterai qu'à la dernière extrémité. — Deux heures. Pres-
que tout r hôtel de ville est envahi ; des gardes nationaux
et des émeutiers occupent la grande salle du Trône, ils ont
arboré un drapeau rouge ; les cris de Vive la République ! à
bas Louis-Philippe sont proférés aux fenêtres et répétés par
la foule assemblée sur la place; de temps en temps, j'entends
des coups de feu ; je suis sans nouvelles du dehors ; il est
trois heures. Le Palais Royal est dévasté, les Tuileries sont
prises d'assaut et saccagées; le roi, la reine et leur famille
se sont réfugiés à la Chambre des députés. Je suis invité à
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 409
pourvoir à ma sûreté personnelle : M. Odilon Barrot a pris
possession du ministère de Tintéricur; M. Garnier-Pagès
est venu s'installer à Thôlel de ville : on vient de courir sur
les gardes municipaux qui traversaient, en se sauvant, la
place de l'hôtel de ville : c'était horrible à voir. Trois heures
et demie.
410 PIÈCES JUSnFlCATlVBS.
F 12.
Affiche curieuse du gouvernement provisoire contre ses
détracteurs (1).
République française.
Le gouvernement provisoire de la République invite les
citoyens de Paris à se défier de tous les bruits que feraient
courir des gens malintentionnés.
La République est proclamée !
Les membres du gouvernement provisoire.
Signé : Garnier-Pagés, maire de Paris,
Louis Blanc, secrétaire.
(1) Non insérée au Moniteur,
P1ÉGE8 JUSTIFICATIVES. 41 1
N« 15.
Proclamation de MM» Caussidière et Sobrier av peuple
souverain (1). .
Au IfOM DU PEUPLE SOUYEIUIN ,
Citoyens,
Un gouvernement provisoire vient d'être installé : Il est
composé, de par la volonté du peuple, des citoyens Fran-
çois Arago, Louis Blanc, Marie, Lamartine, Flocon, Ledru-
Rollin, Recurt, Marrast, Albert, ouvrier mécanicien.
Pour veiller à l'exécution des mesures qui seront prises
par ce gouvernement, la volonté du peuple a aussi choisi
pour ses délégués au département de la police, les citoyens
Gaussidière et Sobrier.
La même volonté du peuple souverain a désigné le ci-
toyen Etienne Arago à la direction générale des postes.
Gomme première exécution des ordres du gouvernement
provisoire, il est ordonné à tous les boulangers et fournis-
seurs de vivres, de tenir leurs magasins ouverts à tous ceux
qui en auraient besoin.
Il est expressément recommandé au peuple de ne point
quitter ses armes, ses positions, ni son attitude révolution-
naire. Il a été trop souvent trompé par la trahison ; il im-
(1) Non insérée an Moniteur,
412 PIÈCES JUSTIFICATIVES.
porte de ne pas laisser de possibilité à d*aussi terribles et
d'aussi criminels attentats.
Pour satisfaire au vœu général du peuple souverain, le
gouvernement provisoire a décidé et effectué, avec Taide de
la garde nationale, la mise en liberté de tous nos frères déte-
nus politiques, mais en même temps, il a conservé dans les
prisons, toujours avec Fassistance on ne peut plus honora-
ble de la garde nationale, les détenus constitués en prison
pour crimes ou délits contre les personnes et les propriétés.
Les familles des citoyens morts ou blessés pour la défense
des droits du peuple souverain, sont invitées à faire parve-
nir, aussitôt que possible, aux délégués au département de
la police, les noms des victimes de leur dévouement à la
chose publique, afin qu'il soit pourvu aux besoins les plus
pressants.
Les délégués au département de la police ,
Signé : Gaussidiêrs et Sobrier.
PIÈGES JUSTIFICATIVES. 413
N» 14.
Fragments d'une lettre adressée par M, de Lamartine au direc"
teur de la Revue Britannique, en réponse aux accusations de
M. Croker dans la Quarterlv review.
c( Aussitôt que quarante-huit premières heures de Tex-
plosion et de la confusion révolutionnaire, heures pendant
lesquelles le gouvernement, englouti dans le foyer de Thôtel
de ville éVàiisans communication avec V extérieur de Paris et uni-
quement absorbé dans ses efforts pour arrêter le sang, étein-
dre le feu, assurer les subsistances, renouer les fils de Tadmi-
nistration, créer un ordre instantané, se faire reconnaître et
obéir lui-même, furent passées, le Gouvernement s'occupa du
sort du roi fugitif et de sa famille
» Quelques voix dans la foule qui entourait le Gouverne-
ment demandaient, sans intention de mo/ewce, qu'on s'emparât
de la famille royale et qu'on la retînt en otage jusqu'au dénoue-
ment de la révolution, par mesure de sûreté contre les entre-
prises du dehors. Le gouvernement fit taire énergiquement
ces voix mal inspirées
» Le gouvernement, dans la première séance régulière et
intérieure qu'il eût pu avoir jusque-là au milieu des tumul-
414 PIÂGBS JU&T1PICAT1VE8.
tueuses aflluences à Thôtel de ville , se posa alors pour la
première fois la question de la conduite qu'il aurait à tenir à
l'égard du roi détrôné. Il n'y eut qu'une voix, comme il n'y
avait qu'une convenance et qu'un sentiment : éviter à la ré-
volution une occasion, un prétexte, un danger de se flétrir à
ses propres yeux et aux yeux de l'histoire par une apparence
de rigueur, de persécution, d'irrespectuosité même envers le
prince qui avait gouverné la France, envers sa famille inno-
cente, envers l'infortune. Laisser fuir le roi, prêter même
secours et dignité à sa retraite du sol français, garantir sa per-
sonne de toute violence, de toute insulte, ses biens person-
nels de toute confiscation, le faire escorter et embarquer s'il
venait à être découvert, avec la vigilance d'un gouvernement
humain, avec la décence d'un peuple qui se respecte dans
Thomme qui fut son chef : telles furent les résolutions, telles
furent les paroles unanimes
» J'ai une grande popularité en ce moment, dis-je, à
» mes collègues, Je prends sur moi de la compromettre et
» de la perdre au besoin avec bonheur pour éviter un grand
7) péril et une grande honte à la révolution
» Dans leur fuite soudaine, le roi et sa famille sont partis,
D dit-on, dépourvus d'argent; il ne faut pas qu'une famille
» qui fut royale en France, arrive à l'étranger dans le dé-
7> nuement d'une hospitalité mendiée, nous lui ferons passer
» dans quelques jours sa fortune ; mais, en atièfndant, il faut
r> des fonds suffisants pour assurer le départ, l'arrivée et
y> l'existence du roi dans le séjour qu'il aura choisi. Donnez
» ordre verbal, ici, au ministre des finances, d'ordonnancer
Tf> une somme de trois cent mille francs, qu'il tiendra à ma
y> disposition pour cet usage, afin qu'il n*y ait pas une heure
» de retard entre le moment où je découvrirai Tasile du roî
PIÈGES JD8TIF10AT1VB8. 415
)) et le moment où je ferai partir mes commisaaireô oonfiden-
)> tiels sur ses traces.
i> Gela fut fait, M. Goudchaux est là pour attester Texis-
lence de cet ordre (1). Je quittai un moment Thôtel de ville.
Dans la soirée> je rentrai chez moi ; je fis appeler deux hom-
mes fermes, courageux, libéraux et respectueux à la fois
pour le trône, portant Tun et Tautre un nom agréable au
peuple et non suspect à la liberté, .M. Oscar de Lafayette et
M. Ferdinand de Lasteyrie ; je leur communiquai la mission
de vrai patriotisme et d'humanité dont je les chargeai ; ils
Tacceptèrent. Je leur adjoignis deux hommes de mon inti-
mité personnelle, d'opinions indépendantes et de sentiments
très-élevés, dont j'étais sûr comme de moi-même, M. de
Champeaux, ancien officier de la garde royale, et M. Dar-
gaud, attaché par moi au cabinet des aifaires étrangères. Je
leur donnai Tordre de se tenir jour et nuit à ma disposi-
tion, afin de partir à la minute pour le lieu que je leur indi-
queraiSy suivant l'itinéraire du roi, quand je serais parvenu à
le connaître. Je rédigeai et signai leurs instructions ; je [fis
charger ma voiture de voyage, et je la tins, avec la somme
nécessaire (50,000fr.), à la disposition de ces commissaires.
)) Ceci se passait le troisième jour après la révolution ac-
complie à Paris
» Le sixième jour, ne voyant arriver aucune information
de M. de Montalivet, et madame de Montalivet étant venue
elle-même me communiquer ses anxiétés d'esprit sur ce
qui pouvait arriver au roi dans sa fuite : c< Le roi, lui dis-je,
» s'expose en ne faisant pas révéler à M. de Montalivet et
» à moi sa retraite
(1) a Rien ne fut écrit n dit plus haut M. de Lamartine.
41 G PIÈCES JUSTIFICATIVES.
» Je crus entrevoir que M. de Montalivet lui-même avait
ordre de ne rien révéler à ceux que le roi regardait sans
doute comme ses ennemis.
» Deux jours après , je fus informé des circonstances plus
précises de Févasion du roi. Peu m*importait comment la fa-
mille royale était en sûreté, pourvu qu'elle n'eût à subir ni
poursuites, ni insultes, ni captivité par le fait delà France.
Je fis remettre les cinquante mille francs au Trésor, dé-
chargeai ma voiture, et je remerciai les commissaires du dé-
vouement qu'ils avaient accepté inutilement, mais honora-
blement.»
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 417
N" 15 0).
(Relative à la page 233).
Extrait du testament du duc d'Orléans, — Paragraphe relatif
à la régence.
a J'ai la confiance que lors même que ses devoirs vis-à-vis
les enfants que je lui ai laissés, ne Tenchaîneraient plus au
sort de ma famille, le souvenir de celui qui Ta aimée plus
que tout au monde l'associerait à toutes les chances diverses
de notre avenir, et à la cause que nous servons. Hélène con-
naît mes idées ardentes et absolues à cet égard, et sait ce
que j'aurais à souffrir de la savoir dans un autre camp que
celui où sont mes sympathies, où furent mes devoirs. C'est
cette confiance si pleinement justifiée jusqu'à présent par le
noble caractère, l'esprit élevé et les facultés de dévouement
d'Hélène, qui me font désirer qu'elle demeure sans con-
testation , exclusivement chargée de l'éducation de nos
enfants.
» Mais je me hâte d'ajouter que si, par malheur, l'auto-
rité du roi ne pouvait veiller sur mon fils aîné jusqu'à sa
(1) Cette note intéressante a été omise dans le classement des pièces.
T. l. 27
418 PIÈCES JUSTIFICATIVES.
majorité, Hélène devrait empêcher que son nom fût prononcé
pour la régence, et désavouer hautement toute tentative qui
se couvrirait de ce dangereux prétexte, pour enlever la ré-
gence à mon frère Nemours, ou, à son défaut, à Faîne de mes
frères.
FIN Dl rUKMlER voLi>nî:.